23 - Passé douloureux

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Morgan reprit la conversation une fois la commande des plats passée.

  • Et vous Eva ? Qu’est-ce que vous pouvez me dire sur vous ?

La nu-man baissa la tête, contemplant son verre de vin à moitié vide. Qu’est-ce qu’elle pouvait lui dire ? La vérité ? Non. Ce ne serait pas judicieux, surtout qu’elle ne savait pas encore dans quel camp le gouverneur se trouvait. Même si elle se doutait qu’il n’avait rien à voir avec la société Elegia. Tant qu’elle n’en était pas sûre et certaine à cent pour cent, elle ne lui dirait rien. Ou alors, pas de façon directe. Eva prit une grande inspiration pour se donner du courage. Elle pouvait quand même lui raconter quelques petites choses sans forcément rentrer dans les détails. D’une voix monocorde, elle commença son récit :

  • Je suis née dans l’un des nombreux BioLab d’Equinox. Lequel exactement ? Ça n’a pas vraiment d’importance.

Et pourtant… La jeune femme se mordit la lèvre inférieure. C’était une chose importante à ces yeux, l’endroit où elle était née. L’endroit où elle avait vécu une partie de sa vie. L’endroit où elle et ses proches subissaient la folie de ces monstres alors qu’ils se disaient humains. Sa main trembla légèrement alors qu’elle approchait son verre à ses lèvres. Elle but quelques gorgées de la boisson sucrée avant de continuer sur le même ton :

  • C’est mademoiselle Weiss qui est devenue ma propriétaire par la suite.

Le gouverneur se gratta le menton. Ce nom lui parlait, mais il n’arrivait pas à mettre la main dessus. Le voyant chercher de qui elle parlait, Eva répondit à sa question silencieuse.

  • Karen Weiss. La chef de la section cinq.
  • Ah oui, la section qui s’occupe des renseignements. Je n’ai pas eu l’occasion de beaucoup discuter avec elle… ou avec les autres chefs de section, en y repensant.

Le jeune homme marqua une pause, et voyant que son interlocutrice ne reprenait pas la parole, il demanda simplement :

  • C’est elle qui vous a poussé à devenir secrétaire ou c’est vous qui avez choisi cette voie ?
  • Un peu des deux, on va dire.

C’était la vérité. Quand Karen avait fait le nécessaire pour être la propriétaire de la nu-man, cette dernière lui avait demandé d’être engagé dans la section cinq. Mais la femme aux cheveux blancs avait refusé. Elle lui avait dit que pour obtenir ce qu’elle voulait, il fallait qu’elle se trouve au plus proche du pouvoir. Et Eva avait réussi au prix de nombreux efforts. Elle était devenue la secrétaire personnelle du gouverneur d’Equinox. Une place de choix pour continuer son enquête. Pour retrouver l’assassin de ses proches et lui faire payer une fois qu’elle lui tomberait dessus.

  • Est-ce que tout va bien ?

Le jeune homme avait noté le moment d’absence de la nu-man, ne sachant pas vraiment sur quoi le mettre en compte. Peut-être qu’il devait arrêter de lui poser des questions et se contenter de parler de tout et de rien. Il avait peur de l’avoir mis mal à l’aise. Eva hocha doucement la tête, feignant un petit sourire pour le rassurer.

  • Oui… Tout va bien. Ne vous inquiétez pas pour moi.

Morgan n’y croyait pas une seconde. Il allait ouvrir la bouche pour parler quand les plats arrivèrent à leur table.

Lorelai s’était encore enfermée dans les toilettes pour vider son estomac. Estomac déjà bien vide, vu qu’elle avait passé une bonne partie de la soirée à vomir. Et Ronan commençait vraiment à se poser des questions à ce sujet. Il repensait au résultat du test qu’il lui avait demandé de passer. Et ce simple mot hantait son esprit encore, et encore. Positif. Mais c’était impossible. Elle était une nu-man, il était un humain. C’était complètement idiot. Pourtant, le comportement actuel de la jeune femme laissait penser qu’elle était enceinte. Ca et le test positif lui donnait des frissons. Il sortit alors son téléphone de sa poche, avant d’envoyer un simple message à son frère :

« J’ai un problème. C’est au sujet de Lorelai. Tu auras peut être les réponses que je n’ai pas. Rappelle-moi dès que possible. »

Morgan aurait peut-être des réponses, oui. Il était gouverneur, il était sûrement au courant de choses qu’il ignorait. Et si certains nu-man étaient capables de procréer avec des humains, ou simplement entre eux, c’était quelque chose qu’il devait forcément savoir. Ronan posa son téléphone sur la table basse, son regard fixant l’écran de télévision sans le voir. Il voulait des réponses. Simplement des réponses, pour le moment.

La suite du repas se déroula normalement pour Morgan et Eva, les deux adultes parlant de choses et d’autres, sans grande importance. Mais le gouverneur avait remarqué que sa secrétaire avait bien moins d’entrain que lorsqu’elle était arrivée dans le restaurant. Elle avait à peine touché à son assiette, se contentant de boire du vin de temps en temps. Morgan fronça les sourcils avant de s’adresser à elle :

  • Vous êtes sûre que tout va bien ? Vous semblez perdue… Ailleurs…

Eva releva la tête vers lui avant de la secouer doucement.

  • Non, je… Tout va bien.
  • Mais vous ne mangez pas.
  • Je n’ai pas très faim.
  • C’est parler de votre passé qui vous a mis autant mal à l’aise ?

Pour le coup, Eva ne pouvait pas se permettre de lui mentir. Alors elle acquiesça d’un signe de tête.

  • Oui. C’est toujours douloureux de faire remonter ces souvenirs.
  • Je suis désolé.

Il le pensait sincèrement. Même si il ne comprenait pas du tout comment la vie dans un BioLab pouvait être aussi terrible. Il en avait déjà visité quelques-uns, les scientifiques et les médecins s’occupaient plutôt bien des nu-man avant leur intégration à la vie active. Il y avait quelque chose qu’elle lui cachait, et il n’arrivait pas à savoir quoi exactement.

  • Ce n’est pas de votre faute. C’est juste moi qui prend ça trop à cœur monsieur le gouverneur.

Eva n’avait envie que d’une seule chose pour le moment : rentrer chez elle, s’installer dans son lit et dormir. Elle voulait échapper à ses souvenirs, espérant qu’ils ne viennent pas la hanter jusque dans ces rêves, chose qui arrivait bien trop souvent à son goût. Ces rêves où elle était la seule à s’en sortir alors que les autres n’étaient plus que des corps sans vie allongés sur le sol glacial. Et quand elle vit que Morgan venait de terminer son assiette, elle demanda telle une supplique :

  • Pardonnez-moi, mais je me sens mal. Je vais rentrer chez moi.
  • Très bien, laissez-moi vous raccompagner alors.

Elle voulait partir d’ici, mais s’il l'accompagnait, elle se retrouverait d’autant plus vite seule. Tiraillée entre désirs et peurs, elle finit par céder. Au moins temporairement, elle se trouverait dehors. Prendre l’air lui ferait du bien. Pour quelques minutes, quelques heures… avant le retour à la normale. Le retour à la monotonie de son existence. Le retour à sa solitude. Elle se tourna vers lui, ses idées mises au clair et lui fit un sourire​ mi-figue mi-raisin.

  • Merci, c’est gentil à vous.

Eva avait la gorges nouée et douloureuse lorsqu’elle se releva. Trop vite, si bien que son mal de tête accentué par la pression artérielle de ce geste brusque, lui fit voir des étoiles. Elle resta un instant debout, avant de dire, car elle lisait dans les yeux du jeune homme son inquiétude:

  • Ça... Ça devrait aller. Je vous suis…

Elle fit un pas. Un pas qui ne prenait qu’une seule seconde à effectuer, une petite seconde, une fraction infime du temps dans la vie d’un être humain. Une seconde qui lui paraissait s’étirer comme des heures, hantée par sa propre haine, hantée par ses regrets. Une seconde qui se multiplierait, s’associant à d’autres, pour la supplicier à l’infini, comme si elle était immortelle, sans pouvoir atteindre la délivrance de la mort. A quoi bon craindre l’enfer et ses tourments, quand on se torture quotidiennement...

Alors qu’ils se relevaient tous les deux, se préparant à quitter le restaurant, Morgan eut l’impression que son interlocutrice allait faire un malaise. Heureusement pour lui, il n’en était rien. Il se voyait mal courir aux urgences à cette heure-ci de la soirée. Le gouverneur lui tendit le bras afin qu’elle s’y accroche. Il avait, malgré tout, peur qu’elle ne tombe, et si elle se tenait à lui, au moins il pourrait la rattraper si jamais ses jambes cédaient. Se tournant vers le serveur qui était venu avec la carte des desserts, il lui annonça d’un air désolé :

  • Nous partons, mettez tout sur ma note, je vous réglerai rapidement.
  • Très bien monsieur le gouverneur.

Et sans rien dire de plus pour le moment, il amena la nu-man à sa voiture qui était garée dans le parking du restaurant. Ses gardes du corps sur ses pas, l’un d’entre eux sortit une clef de sa poche et un petit bip sonore indiqua que les portes étaient débloquées. Morgan s’avança vers la porte côté passager qu’il ouvrit, invitant Eva à s’installer avant de lui-même prendre place à ses côtés, tandis que les deux autres hommes prenaient place, l’un côté conducteur. Se tournant vers la jeune femme, Morgan demanda simplement, tout en souriant gentiment :

  • Si vous voulez bien me guider jusqu’à chez vous, ce sera un plaisir de vous raccompagner.

Eva étouffa un rire. Elle s’était installée, se demandant pourquoi le véhicule n’était pas déjà parti, mais effectivement, s’il n’y avait pas d’adresse, ce serait compliquée.

  • Je suis bête… évidemment vous ne savez pas où j’habite.

Elle lui donna donc son adresse, avant de lui conseiller de se garer à quelques pâtés de maison, et non dans la rue où elle vivait. Était-ce sa bienveillance auprès d’elle, elle n’en savait rien mais elle était devenue… nerveuse, presque comme l’enfant qu’elle a bien dû être à une époque lointaine. Elle était presque timide, ce qui était amusant vu qu’habituellement elle évitait de se montrer trop… émotive. Se mordillant la lèvre inférieure, Eva resta silencieuse, n’osant pas briser le calme qui régnait dans l’habitacle.

Morgan sentit quelque chose vibrer dans sa poche de pantalon, et en sortit son téléphone. Devant le message de son frère, il prit un air bien plus sérieux. Le message de Ronan était énigmatique, et ce dernier avait tendance à plutôt attendre de recevoir un sms plutôt que d’en envoyer. Raison de plus pour rappeler immédiatement. Le gouverneur s'excusa rapidement auprès de son interlocutrice.

  • J’ai un appel urgent à passer. Je n’en ai pas pour longtemps.

C’est ce qu’il espérait.

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