Est-ce le début ou la fin ?
Les gouttes s'entassaient sur la vitre dans un bruit régulier et entêtant. Certaines étaient rondes, d'autres ovales, et on pouvait voir à travers comme un kaléidoscope. D'autres encore partaient en traînée et laissaient apparaître un sillon sur la vitre. Ce spectacle m'absorbait et m'envoûtait. Je laissais vagabonder mes pensées sans rien contrôler. Blottie contre la fenêtre, sous le plaid en polaire que j'aimais tant et qui sentait encore l'odeur si familière de mon mari, je me déconnectais de la réalité.
Je revoyais notre première rencontre, puis les suivantes. Les dizaines de rendez-vous galants qu'il me fixait au gré de nos disponibilités. Les rendez-vous soit disant ratés, à cause d'un restaurant mal choisi, d'un retard de quelques minutes, d'une météo capricieuse ou d'une humeur au départ un peu rustre, et qui s'étaient transformés en chaleureux souvenirs d'une complicité naissante. Ses regards qui m'enveloppaient d'une tendresse infinie et de promesses d'avenir serein. Ses gestes qui m'assuraient une douce protection contre le monde fou qui nous entourait. Ses paroles qui m'enivraient et me faisaient voir la vie comme un rêve. Tout chez lui me donnait l'espoir d'une nouvelle vie dans laquelle tout était possible. L'amour, la famille, le bonheur, le partage, le rire, la présence. Autant de choses auxquelles je ne pensais plus qu'il m'était possible de vivre.
Je ne voyais pas d'intérêt à la vie avant de le connaître. Je ne connaissais pas la richesse des sentiments qu'il était possible d'éprouver. Je ne connaissais pas les reliefs d'un quotidien à deux, tant dans les disputes, aussi futiles soient elles, que dans les réconciliations. Je suis née une deuxième fois à travers lui et grâce à lui.
Et puis, il y a deux mois, je suis morte avec lui. Je suis encore vivante, physiquement, mais je suis morte avec lui. Dans cet accident de voiture où tout s'est mélangé, dans l'habitacle comme dans ma tête, je l'ai perdu. J'ai perdu mon mari. J'ai perdu mon amant. J'ai perdu mon ami. J'ai perdu l'espoir, puis l'envie. J'ai perdu le seul être sur terre qui me rendait vivante, qui me rendait femme, et qui me rendait belle. Lorsque je me suis réveillée seule dans cette chambre d'hôpital, fleurie comme ma tombe l'aurait été au cimetière, j'ai refermé les yeux et j'ai prié pour ne plus jamais me réveiller. Pour le retrouver lui, peu importe où. J'ai prié comme une fidèle catholique qui implore son Dieu alors qu'aucune église n'a jamais connu ma présence. J'ai pleuré, j'ai crié. Je me suis sentie vide, le cœur arraché. De nouveau, je ne servais plus à rien dans ce semblant de vie qu'il fallait continuer de mener. Dans ce monde où ma place ne serait plus jamais la même. Dans un monde rempli de vide...
Je ne vois plus rien. Je ne sais pas si ce sont les gouttes d'eau sur la vitre, qui me troublent la vue, ou si ce sont mes yeux qui se mettent à pleurer. Comme d'habitude ces derniers temps. Je ne savais pas que le corps humain pouvait contenir autant d'eau, autant de larmes.
Je resserre ma tisane entre mes mains et replace le plaid sur mes épaules comme si je voulais me réchauffer, alors que ma tisane a refroidi et que je sais profondément qu'un froid polaire règne désormais dans mon cœur. Tous les jours, assise à cette place qui se veut confortable, sur cette petite banquette de fenêtre encastrée dans le mur du salon, je scrute la ville. Je ne sais pas ce que je cherchais. Est-ce lui que je cherche parmi tous ces gens ? Est-ce un signe du destin qui me donnerait la force de continuer ? Est-ce que j'ai encore l'espoir que quelque chose se produise ?
Chaque silhouette approchant le quartier et qui lui ressemblait était comme un souffle, comme un mirage, une illusion de renaissance. Jusqu'à ce que je me souvienne que c'est impossible. Qu'il est mort. Et enterré. Et alors mon corps se fige, et sanglote à nouveau. De moins en moins, car je sens bien que mes forces me quittent. Mes muscles disparaissent avec les kilos. Mes habits sont devenus trop larges. Je ne mange plus. Je ne dors plus. Je ne sors plus. Je crois que je me laisse mourir.
J'en suis venue à m'épuiser au point de vomir régulièrement, sans avoir rien mangé. J'ai failli le rejoindre la semaine dernière. J'ai presque vu la lumière, comme on dit. Je me suis sentie partir, et c'était un réel soulagement. La fin de mon cauchemar. La fin d'une non-vie. Les retrouvailles avec son âme qui m'attendait, j'en étais sûre.
J'entends encore les sonneries du téléphone, incessantes, fréquentes. Combien de temps ont-elles duré ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Une journée peut-être. Ces sonneries qui m'arrachaient les tympans au loin et m'empêchaient de sombrer. Comme un réveil qui sonne alors qu’on souhaite se rendormir. Et puis la porte qui s'ouvre, avec violence. Une voix familière qui me parvient, me parle, me crie dessus et je ne comprends pas pourquoi. Je me réveille à l'hôpital, une fois encore. Il n'y avait pas de fleurs, cette fois-ci. Seulement ma mère, endormie dans un fauteuil. Dans une position que je ne la soupçonnais pas pouvoir tenir toute une nuit. Et moi qui lui en veux, de m’avoir sauvée. De m'avoir ramenée à la vie.
Je nous revois quelques jours plus tard, chez moi, en train de nous disputer. Je n'ai plus d'émotions, je ne ressens plus rien. Elle me secoue, mais rien n'y fait. Elle me fait à manger, me nourris à la petite cuillère comme une gamine, m'emmène sous la douche et me lave comme quand j'avais quelques mois à peine. Je me laisse faire. Je suis dans un état second que je ne saurais définir. Comme hypnotisée. Je suis absente toute en voyant ce qui se passe autour de moi, mais je ne réagis pas. Je dois être un poids, un fardeau pour elle. On ne fait pas des enfants pour les voir dans un état pareil. Est-ce que je la déçois ? Je ne sais pas, et je n’y pense pas longtemps, parce que je m’en fous. Tout ce qui m’importe, c’est lui. Le rejoindre. M’attend-il ?
Et puis vient le soir, à bout de forces, où elle me l'annonce. Je le prends en pleine face, incapable de savoir comment réagir : je suis enceinte.
Sur ma banquette, inlassablement assise devant cette fenêtre où la pluie s'abat, implacable, je ne sais toujours pas. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Est-ce que je le veux ? Est-ce que je le garde ? Tout est tellement flou. Le médecin l'a pourtant prévenue sur les délais, apparemment il ne me reste plus qu'une semaine pour me décider. Et je reste avec ce doute, ce fardeau. Ce déni de début de grossesse. Ce fœtus qui grandit en moi sans me demander si je veux de lui.
J'essaie d'imaginer. Un bébé...
Ma mère était folle de joie quand elle me l'a annoncé. Inquiète, mais folle de joie quand même. Je suis fille unique, et son rêve de devenir grand-mère n'a jamais été aussi proche. Elle m'a souri, elle a pleuré, elle nous voyait déjà faire les magasins, préparer la chambre, choisir un prénom. Elle parlait vite, avec de grands gestes. Elle est même prête à réapprendre le tricot, la couture, et la cuisine pour préparer des petits pots pour bébé. Elle me proposait déjà ses services de nounou. Elle me disait que c’était une vraie chance pour moi. Pour moi ou pour elle ? Elle m’évoquait le fait de retrouver l’amour avec ce bébé, de pouvoir renouer avec l’espoir, avec l’envie. Elle me reparlait du bonheur qu'elle avait ressenti à ma naissance. Elle me parlait de mon rire. Et une fois partie, je me posais encore plus de questions.
Ce bébé aurait-t-il son rire à lui ? Son visage lui ressemblerait-il ? Est-ce que je verrais l'homme de ma vie réincarné dans un petit être ? Et si c'est le cas, le supporterais-je ? Avoir tous les jours un rappel de ce que j'ai perdu, de la souffrance éprouvée ces derniers temps, de l’injustice de ma vie sans la sienne…
Mon cœur assure actuellement le service minimum. Il continue de battre et d’assurer la circulation de mon sang. Mais c’est bien la seule chose qui circule encore en moi. Plus aucune émotion, plus aucune envie, plus aucun désir ne me traverse. Je n’ai pas le droit de tuer ce bébé, de nous tuer tous les deux non plus. Mais je n’ai pas le droit de lui faire croire à une vie heureuse. Je n’ai pas le droit de le mettre au monde et de ne pas l’aimer.
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