2. Levy Nightway
La jeune fille retira un des grands tiroirs du bureau puis jeta un regard sur l'espace entre le tiroir retiré et celui du dessous. Une épaisse plaque de bois lisse et polie. Elle passa ses mains dans l'espace béant puis elle agrippa la petite fissure artificielle de la plaque. Le dessus de la plaque coulissa, laissant apparaître un compartiment entre les tiroirs. Elle en sortit une clé et une carte colorée, celle où elle n'avait pas annoté tous les endroits stratégiques sur Ymir.
Levira ouvrit son armoire, enfonça la clé dans une serrure à peine visible au fond du meuble et ouvrit une petite trape d'où elle sortit des vêtements. Elle enfila une chemise noire ainsi qu'un pantalon court vaporeux tout aussi sombre. Puis elle prit un manteau écarlate et une paire de bottes de cuir. Enfin, elle ouvrit un petit un petit flacon remplit d'un liquide rose. Elle appliqua deux gouttes sur chacun de ses yeux qui brûlèrent pendant quelques secondes. Levira détestait utiliser ce produit mais lorsqu'elle essuya ses larmes et se regarda dans le miroir, elle se vit dotée de jolis yeux noisettes aux reflet ambrés à la lumière. La jeune fille s'installa alors devant sa coiffeuse et enleva son maquillage de jeune fille de bonne famille pour se farder les paupières, se rougir les lèvres et tracer ses yeux au crayon. Quand elle rouvrit les yeux, l'innocente avait laissé place à la dangereuse intrigante.
Kem lui avait une fois reproché d'en faire trop. Mais de toute évidence, plus c'était gros mieux ça passait. Le Mirage se changea en souris et grimpa sur la tête de son humaine.
Levira sortit de sa chambre sans un bruit. À cette heure-ci, le manoir devait être désert, excepté dans les cuisines ou le personnel se hâtait pour concocter le menu du lendemain. Le son de ses pas se perdaient dans le silence de la nuit qui avait englouti le manoir. Dans ce silence et cette obscurité rien n'aurait pu trahir leur présence et la jeune fille s'imagina faire partie de ces fantômes légendaires qui hantaient Liphia ainsi que tout le Pays Perché.
Les deux ombres arrivèrent alors dans le grand salon, les bougies étaient éteintes depuis un moment déjà et malgré ses nombreuses virées au beau milieu de la nuit, Levira ne pouvait s'empêcher de frissonner à chaque fois qu'elle passait par là. La cheminée était intacte : les cendres étaient enlevées, le sol ciré et astiqué comme toujours après chaque soir, pratique pour ne laisser aucune trace.
Levira tâta le mur et appuya sur une brique gravée, celles autour s'écartèrent comme une porte qui s'ouvre et la jeune fille se faufila dans l'ouverture avant de la refermer derrière elle, manquant de peu d'enfermer Kem qui la sermonna aussitôt. Après une bonne dizaine de minutes à errer de souterrains en souterrains, ils finirent par sortir par une trappe qui donnait sur une étroite ruelle, assez éloignée du manoir. Elle referma la trappe et rejoignit l'avenue principale.
Levira était enfin sorti et s'étira, impatiente de commencer son travail. Cette nuit là, la population était en ébullition : il ne restait que douze jours avant la grande fête de Ptah. Tous les ouvriers, comédiens, artisans se pressaient pour ce grand événement. Des charpentes temporaires étaient montées, des No Humano répétaient leurs tours et des peintres déchaînaient leurs couleurs contre les murs...
- Levy !
Un homme d'une trentaine d'années faisait de grands signes à Levira et celle-ci l'accueillit d'un mouvement de mains derrière l'oreille droite.
- Alors Charlie, encore en train de cuver ? demanda Levira joyeusement. - Très drôle, jeune fille mais figure toi que je bosse là !
- Notre Charlie qui trime ! Serait-ce les trompettes de l'apocalypse qui résonnent à mes oreilles ?
- La ferme Lev. Tu peux parler ! On te vois quasiment pas de la journée et tu te pointes comme une fleur la nuit.
- Je sais et je ne vais pas traîner plus longtemps. J'ai du boulot.
- T'es sur un coup ? Lequel ?
- Le Tssisy délesté de deux dents.
Charlie se mit à rire de tout son corps.
- Le client a dû mettre le paquet question prix pour que notre chère Levy Nightway décide d'aller boire un thé avec la mort.
- Oui, et je te laisse parce que je tiens à rentrer avant l'aube histoire de dormir un peu.
- Va donc ! Si tu arrives à me ramener la tête de la bête je te paye une nuit à l'Hôtel Royal !
Levira partit en courant, Kem sur son épaule. Charlie était un bon ami, elle se demandait quelle tête il tirerait si elle lui avouait qu'elle dormait chaque nuit dans un lit encore plus luxueux que celui de l'Hôtel Royal.
Elle arriva aux limites de la ville et aux remparts qui cachaient l'horizon. Elle vit un garde et remua à nouveau sa main derrière son oreille. Le Chapardeur renvoya le salut et la laissa passer en lui souhaitant bonne chance alors qu'elle montait les marches jusqu'au sommet du mur. Puis elle fixa l'autre côté, un frisson chaleureux remontant tout son dos. Le vide. La hauteur était la plus vertigineuse de toutes celles que Levira avait vues. Elle s'accroupit au bord et se servant du crayon qu'elle emportait partout, elle écrivit sous ses bottes :
"Portez moi jusqu'au loin"
Kem quand à lui s'était transformé en hibou et élancé dans les airs dans un magnifique ballet nocturne. Levira s'avança, mit un pied dans le vide et bascula dans le l’obscurité.
Elle tombait, l'air frais de la nuit fouettant son visage quand soudain elle joignit ses pieds et la formule fut complète. Ses bottes basculèrent brusquement vers le bas et Levira se retrouva à nouveau la tête en haut. Elle flottait dans les airs. Elle volait. Ce grand saut lui avait encore valu le retournement de son estomac malgré le nombre incalculable de fois qu'elle avait réalisé cette acrobatie et la jeune fille mit un petit moment avant de retrouver complètement ses esprits. Mais Kem, lui, s'impatientait :
- Bon tu viens oui ou non ?
- Oui j'arrive ! Laisse moi le temps de respirer !
Les deux compagnons reprirent leur vol en filant vers l'est. Levira baissa la tête, des arbres, des montagnes, aucune réalisation de l'homme sinon des ruines qui n'avaient pas bougé depuis des millénaires. Un tableau digne des plus grands peintres voici ce qu'était Ymir : la nature, la végétation, le désert, une nature pure et magnifique mais sauvage et hostile avec les hommes si bien que personne ne pouvait y survivre plus d'une semaine. Une nature que l'homme avait laissé en paix depuis longtemps. Si l'on tournait un peu la tête on apercevait les fines mais solides et gigantesques tours sur lesquelles reposait le Pays perché.
C'était sa terre. Crya, un immense pays, des plaines, des collines, des rivières, des villes et des animaux, tout un monde reposant sur des tours de pierres. Une terre de richesse et exclusivement réservée à la noblesse. Du moins jusqu'à la Vague Noire survenue deux ères plus tôt et qui avait forcé la noblesse à accueillir le petit peuple sur son paradis perché. Lady Baskerville avait passé de longue heures à enseigner elle-même la Réunion Sanglante à sa fille, à lui décrire la ségrégation imposée qui obligeait les roturiers à vivre dans des forêts et bosquets dans la misère, les révoltes sanglantes, les procès injustes, les rixes, les milices et tout ce que son pays avait fait de pire dans son aveuglement après une catastrophe sans précédent. Levira se demandait toujours ce qu'était la Vague Noire. Tout le monde se le demandait. Mais personne ne répondait. Peut-être que cette période de trouble avait fait passer ce fléau au second plan dans les esprits des historiens...La seule description qui avait jamais été produite sur papier était exposée au Consistorium. Mais Levira n'était que fille cadette et seul son frère héritier du siège ducal à l'Assemblée des Ducs pourrait le consulter. Elle avait huit ans lorsque cette fatalité l'avait frappé et s'était donc soumise à ce silence de l'histoire, s'accrochant à une seule ligne dans un vieux livre déchiré de partout que sa mère lui avait confisqué.
"On ne peut voir le fléau. Seulement le sentir. Et vous savez le pire : on l'avait senti."
Levira aurait aimer le voir. Voir ce fléau qui avait poussé tous les habitants du Continent Ouest à se réfugier sur des Tours pour laisser place au mystère et aux aventures.
Le Tssisy était vraiment hideux. Bien que la laideur faisait partie intégrante de leur espèce, celui-ci était si ignoble que Levira et Kem avaient eu du mal à savoir si c'était vraiment un Tssisy. Mais ses deux dents en moins et ses yeux fous de rage leur avaient ôtés tout soupçon. Ses six pattes écailleuses ainsi que sa longue queue couverte d'épines étaient énormes, bien plus gros que les autres de son espèce et au vu du nombre de cicatrices présentes sur son corps, un grand nombre de Chapardeurs avait dû vouloir la peau de cet énorme lézard à six pattes et au crocs de métal.
Kem se transforma aussitôt en salamandre et commença à brûler son adversaire. Celui-ci hurla de douleur et commença à gesticuler dans tous les sens manquant de peu d'écraser Levira. La jeune fille sortit alors les six poignards qu'elle avait emportés et lança le premier qui vint se ficher entre les deux yeux du lézard.
Loupé, se dit-elle.
Le lézard continuait de se battre sans flancher une seule seconde, le combat se poursuivit pendant une bonne quinzaine de minutes et Levira commençait vraiment à fatiguer. Cet adversaire était vraiment coriace mais ce n'était pas aujourd'hui qu'elle allait colloquer avec la mort. Elle lança son quatrième poignard qui ricocha contre une dent en acier. Le cinquième fut balayé par la créature, puis celle-ci fit claquer sa queue en direction de la jeune fille. Kem se jeta sur son oeil, laissant à sa maîtresse le temps de se cacher derrière un arbre.
Sous les cris de la bête irritée, la jeune fille fixa son poignard. C'était le dernier. Ses pensées dérivèrent vers le papier enroulé autour de la poignée. Elle se doutait que cela finirait de cette manière, ça finissait souvent de cette manière. Les cibles habilement dissimulés dans sa chambre et les jardins ne servaient pas à grand chose quand le véritable objectif était un monstre vivant qui bougeait autrement que par le mouvement du vent. Un cri strident la sortit de sa réflexion et elle regarda son Mirage échapper de justesse aux griffes du lézard. Aussitôt elle sortit son crayon et commença à écrire sur la poignée de son arme.
La créature s'arrêta brutalement et Levira sentit son coeur accélérer, corps figé, ne laissant aucune émotions paraître sur son visage quand le Tsissy se retourna vers sa cachette en grinçant des crocs. La jeune fille inspira et gratta à nouveau le papier. Cette fois-ci la créature se jeta vers l'arbre derrière lequel elle s'était cachée. Ne t'arrête pas, se dit Levira alors que la ruée de la bête résonnait entre les arbres. Continue, se répéta-t-elle en se mordant les lèvres. Lorsqu'elle acheva la dernière lettre la créature s'arrêta brutalement dans un mouvement de recul désespéré. Levira sortit de sa cachette et la toisa en brandissant maladroitement son arme, avec ce sourire satisfait de voir la même pensée que la sienne dans les yeux de la créature. Elle jeta son arme devant elle, trop basse pour atteindre sa cible. Puis soudainement la lame se redressa d'elle-même et fila droit dans le troisième oeil du monstre.
Celui qu'il fallait percer pour tuer cette créature. La bête s'effondra dans un énorme cri de douleur et de colère. Mort.
Levira s'approcha et récupéra ses couteaux pour arracher tous ses crocs. Elle les attacha ensuite avec sa ceinture qu'elle prit ensuite à la main et arracha son dernier poignard où figurait encore les tracés de crayon en pattes de mouches.
Va à la vie et donne la mort
Levira joint à nouveau ses deux pieds après avoir réécrit la formule et s'envola dans le ciel accompagné de son Mirage à moitié endormi.
- Penses-tu que d'autres créatures vont nous suivre cette fois ? demanda Kem.
- Je ne crois pas. J'ai fait de mon mieux pour limiter la puissance mais le Tsissy était très sensible à mes "écrits".
- Tant mieux. Je n'ai pas envie de revivre la chasse avec les Stakraik.
- Pour la millième fois...ce n'est arrivé qu'une seule fois ! répliqua Levira indignée.
- Et c'est déjà de trop ! Tout ça parce que tes pouvoirs se font sentir à des lieux à la ronde… Quand vas-tu enfin ravaler ta fierté et te décider à aller voir un No Humano pour prendre des cours ?
- Je suis parfaitement capable d'utiliser mes "écrits" de manière adéquate. Ce n'est pas de ma faute si ces bestioles peuvent les sentir.
- Les Créatures d'Ymir ne sont pas sensées sentir l'Energie, renifla Kem.
- Eh bien il se pourrait que je sois un miracle de la nature…
La chouette tourna la tête vers sa maîtresse. Ses lèvres étaient serrées en une ligne fine.
- Calme-toi...Tu sais bien que ce n'est pas ce que je veux dire.
- En attendant l'échec magique aimerait bien se hâter et retourner dans son lit pour se morfondre sur sa médiocrité, railla la jeune fille.
Exaspéré, Kem se jeta sur elle et Levira éclata de rire en essayant de repousser l'oiseau blanc.
- C'est bon j'arrête ! dit-elle.
Le petit Mirage poussa un soupir, il n'avait qu'une seule envie : dormir jusqu'à pas d'heure. Au loin, la créature se réveilla. Elle sentait quelque chose approcher. Mais quoi donc ?
- Une histoire palpitante chère Carne...
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