25. Nerors de malheurs

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Le corps de Tote était allongé sur une longue table de pierre, les fils qui refermaient ses plaies béantes avaient été retirés, ses yeux avaient été rouverts. Tout avait été remis dans l’état en lequel les chevaliers l'avait trouvé morte, gisante dans une ruelle sombre de Serasie.

Helgrimm contemplait ce spectacle, une grimace de répugnance sur son visage ridé. Ayant été embaumé par les Sankt quelques jours plus tôt, le corps avait épargné une bien abominable horreur au pauvre nez du vieil homme en redingote. Cette scène, il l'avait déjà vu par le passé alors qu’il côtoyait encore les Sankt, mais celle-ci lui soulevait le cœur, sûrement à cause de la situation dans laquelle il se trouvait. Lui, ainsi que son cher mécène qui fixait le corps en grognant.

- Une de moins, dit-il contrarié. Comme si c'était ce qu’il nous fallait avec le fiasco de l'attaque à Liphia.
- Ce n’était qu’une petite idiote, répondit Helgrimm, c'était évident qu’elle finirait par se faire tuer. Ce n’est rien de très contrariant.
- Une éliminée, deux mille fidèles tués et encore une bon millier capturé par le Consistorium, qui de plus, n’ont pas été fichue d’accomplir leur tâche, c’est ça que tu appelles « rien de très contrariant » ? Vas donc leur dire et on verra.
- Tu ne vas tout de même pas me dire que la perte de ces hommes te contrarie ? fit le vieil homme ébahie. Depuis quand tiens-tu compte de la vie des autres ?
- Bien sûr que non ! Je me fiche totalement du sort de ces déchets, c’est juste le retard conséquent que cela entraine qui m’embête.
- Pourtant tu sembles plutôt heureux d’avoir trouvé la Volonté.

L’insouciant jeta un coup d’œil sceptique à Helgrimm.

- Je savais déjà où elle était. J’avais juste besoin d’une preuve et j’aurais préféré que cela ne se fasse pas au détriment de tous nos efforts. Maintenant on va devoir se débrouiller autrement sinon on n’y arrivera pas avant la prochaine Ère !

Il regarda le corps mutilé de la femme sur la table.

- On a intérêt à retrouver la Plume des Tragédies avant qu’on ne se retrouve face au truc qui a fait ça, admit-il avec dédain.
- Tu devras te passer de moi pour cette fois-là. Je suis peut-être plus sage que Tote, mais je me fais vieux et après ce qu’a fait la Volonté…
- Pourrais-tu cesser avec ce nom pompeux ? soupira son mécène. Ce n’est qu’une Amie comme les autres.
- Au passage l’Être Suprême.
- La « vraie » Volonté a effacé sa mémoire afin de vivre ses histoires sans connaître son déroulement. Scripta n’est que son reflet, la seconde face d’une même pièce existante pour écrire l’histoire.
- Double, alter-ego, reflet, clone, appelle la comme tu le souhaites mais je n’ai pas l’attention de me faire abattre par un autre Neror en plus de celle-ci ! Même pour toi.
- C’est la vraie Volonté que je veux voir, pas un simulacre chargé de la remplacer pendant qu’elle s’amuse…
- Je ne t’aiderai pas cette fois, répéta Helgrimm.
- Je n’ai pas l’intention de t’y forcer. Après tout, si une Immortelle comme Tote s’est faite tuer, il est normal de penser qu’un Illusionniste ne fera pas non plus le poids.

On toqua à la porte et celle-ci s’entrouvrit pour laisser passer une petite silhouette qui s’approcha et tendit un minuscule rouleau de parchemin à l’insouciant. Celui-ci n’attendit pas plus longtemps, déroula le morceau de papier et le parcourut des yeux.

Helgrimm regarda son mécène, ses yeux cernés, si jeunes et pourtant si vieux. Le vieil homme poussa un long soupir, laissa ses yeux parcourir le corps de la No-Humano massacrée par la créature. Il leva ensuite les yeux au plafond qui soudainement laissa voir les étoiles d’un simple claquement de doigt. Il aimait son pouvoir. Et il espérait ne pas se retrouver face à l’une de ses choses capables de le briser.

- L’un tue Tote et l’autre déjoue le plan…Neror de malheurs…

L’insouciant regarda dans le vague, fixant les mots couchés sur le papier.

-…Neror de malheurs hein…et bien ce n’est pas fini…

Helgrimm adressa un regard interrogateur à l’hérétique.

- William Resonius et le cher frère de Levy Nightway, Sidoh Baskerville, recevront les Neror de leurs familles dans à peine deux jours…

Le vieil homme fit les yeux ronds et bégaya :

- Main…maintenant ?

L'hérétique sourit.

- Remettre deux monstres de l’Autre côté aux pouvoirs surpuissants à deux gamins ignorants alors que nous avons passé la moitié du premier acte. Ces ducs ne cesseront de m’étonner…et de m’ennuyer…ça va être deux fois plus simple de les voler. C’est comme les donner sur un plateau d’argent !
- Ont-ils seulement découvert comment sont-ils scellés ?
- Avec la cérémonie qui arrive ça ne saurait tarder mon vieux Helgrimm.
- Tu crois pouvoir envoyer Dyuke au Consistorium en moins de deux jours ? Sors un peu de ta folie.
- Non mais notre cher duc se fera un plaisir d’y aller pour nous, répliqua le conspirateur dans un sourire malin.

Helgrimm ne l’aimait pas. La silhouette diabolique qui se tenait devant lui avait un but, à la grandeur de sa folie certes, mais il avait un but. Tous en ses lieux avaient le même but, mais le duc…

L’hérétique avait beau se servir de lui tout en ayant conscience que le duc se servait également de lui, Helgrimm ne cessait de répéter à son hôte qu’il ferait mieux de ne pas trop s’y fier.

« - Et une fois qu’il aura obtenu ce qu’il veut de toi ? avait-il demandé.

Son interlocuteur lui avait simplement servis son sourire le plus malsain et adressé ces quelques mots.

- Alors la laisse sera parfaitement accrochée à son cou. »

- Quoi qu’il en soit, ces deux petits aigles ont intérêt à être rapide, car nobles ou non, les vautours ne voient qu’un morceau de viande… Et nos vautours sont encore pires…

L'hérétique étira un rictus, et rit. Il rit….il rit si fort que le dragon l’entendit…

Si il avait une chose que Levira n’avait souhaité pour rien au monde, c’était bien de tomber nez-à-nez avec le désagréable Gilbert Greyfox. Mais comme ci le ciel s’était bien décidé à lui mettre des bâtons dans les rues, le jeune homme l'avait retrouvée, son poignard contre la gorge de Lord Jack Greyfox.

L’instant d'après Levira avait le canon de son arme pointé sur sa tête alors que son propriétaire avait lancé tout un tas questions soutenues par un ton menaçant.

Il avait fallu toute la diplomatie de l’aîné Greyfox pour abaisser le Rapace Gris et expliquer le « malentendu ». Sans quoi jamais la jeune duchesse ne se serait jamais trouvé devant la lourde porte de la bibliothèque où l'attendait celui qui lui dévoilerait le fin mot de l'histoire - du moins l’espérait-elle.

Elle avait entendu un bon nombre d'histoires sur l’homme que se trouvait être la forteresse du nom d’Alphonse Greyfox. On lui accordait le sobriquet de montagne, qui était un peu exagéré malgré sa taille assez conséquente. Son œil droit était d’un blanc laiteux, et des balafres hideuses coupaient à travers tout son visage. Si ce n’était pas la Bête mythique du duché la responsable de ce carnage sur ce visage dur, qu’est-ce qui aurait pu l’être ? Son autre œil, quant à lui, avait une couleur argentée et froide réplique à l’identique de ceux de son fils cadet.

À sa main se tenait, droite, une canne épaisse surmontée d’un pommeau à gueule de renard. La gueule était béante, les traits de l’animal tirés et les dents énormes. Levira ne put réprimer une grimace à la vue de cette œuvre de mauvais goût.

Le duc laissa le silence s’installer et d’un coup d’œil somma ses fils de sortir.

Les deux jeunes hommes obéirent, néanmoins Levira ne pouvait ignorer la petite flamme dans l’argent des pupilles de Lord Gilbert. Et subitement elle se surprit à fuir son regard, sans même en comprendre la raison.

Les portes fermées, le duc se dirigea vers le mur. Le seul qui étrangement était dépourvu d’étagères remplies de livres.

Le silence flottait. Le malaise se faisait sentir, asséchant la gorge de la jeune fille.

- Enchantée de vous rencontrer enfin Lord Greyfox, dit-elle poliment essayant de combler le blanc.
- Que voulez-vous ?

La question avait surgi enrobée dans une voix dure comme la roche, chargée de mépris.

- Je viens pour essayer de régler quelques différents et également…
- Votre bouche n’est-t-elle bonne qu’à mentir Baskerville ?

Elle n'avait même pas eu le temps de finir sa phrase. Il ne s’était pas passé une minute que le géant avait déjà mit feu aux canons.

- J'aimerais que vous m’écoutiez Lord Greyfox, dit-elle doucement…timidement.
- Écouter quoi ? Me prenez-vous pour un vieil homme sénile ? Vous croyez vraiment que je vais rester là à vous entendre baratiner vos cérémonies alors que vous étiez prête à égorger mon sang comme un goret ?

Levira se raidit. Le duc s’exprimait à elle d’une voix dure, il ne criait pas, ne vociférait pas. Mais au son de la voix de roc, la jeune fille ne pouvait prononcer le moindre mot.

Elle se sentit alors minuscule, comme une petite fille de cinq ans tout au plus. Elle le sentait…elle était terrifiée…Elle sentait que cette voix pourrait la briser en deux avec autant de facilité à briser une allumette. Pour une fois elle souhaitait de tout cœur que Kem soit là pour la sauver.

- Je ne vous connais pas mais…
- Moi je vous connais, je vous connais, vous, les Baskerville. Mais si tu crois que je t'obéirais, à toi, une gamine à peine devenue femme, c’est que ce pauvre Vincent a raté quelque chose dans ton éducation en plus des bonnes manière. On ne menace pas son hôte d’un poignard à la gorge et on ne lui ment pas non plus alors qu’il a la bonté de vous héberger.

Levira se sentait si petite qu’elle aurait pu disparaître à n’importe quel moment…Mais si il y avait bien une chose qu’elle refusait, c'était de recevoir un leçon de la part de cet homme.

Le duc voyant le silence de son invitée se retourna vers la fenêtre.

Levira parvint seulement à sortir quelques sons hésitants :

- Est-ce de Lord Calvin que vous tenez ses mots, ou d’un autre seigneur ?

La main du duc se serra plus fort le pommeau de sa canne. Il se tourna vers la jeune fille aux cheveux bleus et la toisa de son œil argenté.

- Réfléchissez à deux fois avant de me faire la leçon Lord Greyfox, j’en sais assez également sur le monde.
- De ce monde tu ne sais rien Levira Baskerville. Ce n’est pas en ce cocon douillet dans lequel tu as grandi que tu pourras comprendre quoi que ce soit.

La jeune fille ravala sa douleur. Elle en avait assez de passer pour une gamine niaise et pourrie gâtée. Elle sentait la colère et la frustration lui monter.

- C’est certain que ce n’est pas dans ma demeure que je pourrais comprendre ce qui vous a poussez à le tuer, ni lui ni tous ceux des capitales.

Le duc fronça les sourcils. Les fausses accusations que la jeune fille lui avait volontairement lancées ne lui plaisaient visiblement pas.

- Que peux-tu savoir de cette histoire ? Toi qui n’en a même pas été témoin. ! La pierre calcinée, l’air morne des habitants de ma ville…Comment oses-tu m’accuser de cet acte d’une telle atrocité alors que vous êtes les seuls à ne pas avoir souffert !

Levira s’insurgea.

Moi...Ne pas savoir ? Ne pas en souffrir !

- Vous non plus ne savez rien !

Cette fois-là le duc fit les yeux ronds, fixant la colère visible sur le visage de la jeune fille.

- Je sais ce qui s’est passé ! Ce que vos gens ont vu, je l’ai vu également ! J’ai été plus proche de ce carnage que vous n’auriez jamais pu l’être !

Calme-toi bon sang !

En une seule phrase, Levira avait totalement oublié le but de sa venue. La vision du sang lui montait à la tête, le feu qui dévorait tout, les cris inhumains…Tout…

- Vous ! C’est vous qui ne savez rien ! Rien de ce qui s’est passé à Liphia !

Idiote tais-toi !

Impossible…elle ne pouvait pas laisser cet homme la traiter d’ignorante…pas après ce cauchemar…

- Je me fiche bien de votre avis ! Mais sachez bien que…

Tais-toi ! Je t’en supplie tais-toi !

- Je n'aurai aucun scrupule à égorger un assassin ! Ni même pour son sang ! Je refuse ! Je refuse d'avoir à souffrir pour un monstre !

Lorsque la jeune fille réalisa ses mots il était trop tard…Elle avait laissé sa colère parler…Elle se sentait oppressée, comme si à la dernière seconde elle avait ravaler le poison qui lui broyait les poumons…

Elle regarda le colosse qui se tenait devant elle, celui-ci la perçait d’un regard haineux.

- Sortez.

Levira hésita. Ses pieds ne voulaient plus bouger. Elle se fit violence et sur ce sifflement méprisant elle sortit de la pièce.

Le majordome fut visiblement témoin de cette effusion, puisqu’il jeta un regard craintif à la jeune duchesse. Mais trop poli, il se retint de poser la question et raccompagna la jeune Baskerville à ses quartiers.

Levira le suivit doucement et lui tendit un écu de mille Yuls avant de le congédier dans un sourire satisfait.

Le majordome s’étonna d’une si bonne humeur et se demanda sérieusement si son maître ne se serait pas fait emberlificoté. Il se promit d’aller faire son rapport à Lord Greyfox. Cette jeune fille était dangereuse…

Mais il se trompait lourdement…

Levira aurait aimé être sincère avec lui…

À peine s’était-il éloigné que l’homme entendit un coup foudroyant dans le mur…et imperceptible…des sanglots étouffés…

Alphonse Greyfox resta seul face à la porte. Seul face à ce gouffre s’étant refermé sur la jeune fille aux yeux rouges.

Il porta sa main à son visage mutilé, et de ses doigts, palpa son œil blanc et insensible…pourtant il la sentait…une douleur ineffaçable de ce jour funeste…

Le souvenir lui saigna l'esprit de même que sa dent saigna sa lèvre.

Neror de malheurs…

- Neror de malheurs…

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