36. L'ombre du Consistorium

11 minutes de lecture

Littius s’envoya une autre chope. Le tenancier du bar de la caserne lui disait pourtant bien qu’il ne devrait pas trop abuser, le lieutenant de sa faction était impitoyable sur la sobriété de ses hommes. Si le capitaine ne demandait pas vite fait la note il était probable qu’il finirait la tête dans le comptoir avec en prime un service de nuit pendant toute la semaine. Mais il ne comptait pas partir avant d’avoir déballé son sac.

Si il y avait une chose dont le pauvre garde était friand, c’était les ragots. Il adorait toutes les petites intrigues du grand monde et lorsqu’on lui avait ordonné de se présenter à la seconde caserne du Consistorium sa petite voix intérieure s’était mise à jubiler. Il en avait surpris, des conversations discrètes, des ébats étouffés, des piécettes filant de main en main…Mais là il tenait un gros morceau !

Le barman le regarda avec son œil méfiant et comprit que l’indiscret attendait la petite question.

- Bon…se résigna-t-il. Qu’est-ce que tu as vu cette fois ?

- Plutôt qu’est-ce que j’ai entendu tu veux dire, répondit Littius fier et satisfait. C’est sûrement le plus gros truc de toute ma carrière !

- Dépêche toi avant que je ne sois obligé de te mettre dehors, soupira le tenancier.

- Rooooh ! Toujours aussi froid n’est-ce pas !

- Six ans que tu viens ici pour me raconter tes gamineries Littius. Les intrigues politiques ne nous concernent pas et tu devrais te contenter de te bourrer la gueule plutôt que de te mêler des affaires des Grands.

- Les Grands les Grands ! Tu m’en diras tant ! Puis-je te signaler que l’un de ces « Grands » comme tu dis n’est pas plus haut que trois pommes, râla le garde dont le rouge montait au nez. Tu verras mon vieux, un jour c’est MA coupe qu’ILS rempliront d’un des superbes crus gardés en réserve.

- Je retire ce que j’ai dit : tu ne devrais pas te bourrer la gueule, soupira le barman froidement.

- Non mais attends ! fit le garde de sa voix bourrue. Ça ne t'intéresses pas de savoir la dernière nouvelle ?

- Ce n’est pas une nouvelle, on appelle ça une théorie fumeuse.

- Crois-moi qu’avec le son qu’a fait la gifle je peux t’assurer que ce n’est pas juste une théorie, protesta gaiement - un peu trop d’ailleurs - Littius.

- Quelle gifle ?

La gaffe. Le patron se maudit d'avoir posé cette question. Cette fois-ci il en était sûr, le satané bougre n’allait pas le lâcher avant de lui avoir enfoncé son scoop dans la tête à coup de pioche. Il pria alors les Dieux de la venue du lieutenant avec ferveur, il n’avait jamais été très pieux mais pour une fois il faisait une exception…C’était dire à quel point il était fatigué de ce type qui prenait chaque mot pour un scandale politique.

- J’étais en faction devant les quartiers Baskerville cet après-midi, une sacrée famille celle là je sais pas comment elle fait pour cacher tous ses petits secrets, commença le bougre tandis que son « spectateur » soupira bruyamment. Je suis sûr qu’ils doivent enfermer leurs opposants et laver le cerveau de leurs domestiques parce que c’est juste impossible d’être aussi parfait !

Et c’est reparti…Deux phrases et déjà deux théories du complot…

- Bon bref, reprit le complotiste, j’étais en train de faire ma ronde comme d’habitude et voilà que j’entends des éclats de voix venant d’une porte ! Toi qui dis que les femmes ne savent que monter dans les aigus lorsqu’elle font leur crise je peux te l’assurer celle-là elle faisait peur à entendre, pouffa-t-il. Pendant un instant j’ai cru qu’un dragon avait investi les lieux !

- Combien de femme as-tu "connues" Littius ? interrogea le tenancier la voix exaspérée.

- Pardon ? réagit le concernée interloqué. Quelle rapport avec ma découverte ? Bon allez, marmonna-t-il, quatre ou cinq…Cinq ! Je me souviens de cette jolie brune, elle était vraiment drôle…Ah tu peux me croire, elle avait toujours la remarque intelligente et hilarante et si elle était déjà pas fiancée les Dieux savent si je l’aurais pas amené sur le toit prononcer les vœux, conclut-il rêveur. Une nuit…une seule nuit mais une sacré nuit !

- Et que je sache les politiciens sont de la même race que toi, répliqua impassible le barman, une race qui n’exclut pas les disputes, les séparations et les amours passagers alors arrête de t'exciter juste ce genre de chose. Noble, pauvre, riche ou enfoiré de première un humain reste un humain et ils ont le droit de vivre tout comme toi.

- T’es bien philosophique camarade ! vociféra Littius hilare. Non mais attends, c’était pas seulement une séparation et en plus c’était pas sur n’importe qui ! La porte ne donnait pas sur n’importe quelle pièce !

Et ces propos ne sortent pas de n’importe quelle bouche de paranoïaque, voulut dire le pauvre « confident ».

- C’était l’étude de Lord Sidoh Baskerville !

J’en était sûr…

- Et alors ?

- Comment ça « et alors » ! répondit Littius abasourdi par la réaction du patron. On voit bien que c’est pas toi qui a entendu. Un vrai monstre cette fille ! C’est tout juste si elle allait pas dévorer le pauvre duc. On aurait dit que les Tours allaient s’effondrer à chacun de ses cris, je te jure ! D’ailleurs tu sais cet espèce de blanc-bec de Tisseur là…comment il s’appelle déjà ? Ah oui ! se souvint-il. « Sale con » ! Figure-toi que Sale con a titubé et fini le cul par terre.

Le tenancier leva le sourcil. Mais Littius voyait bien que ce détail avait éveillé son intérêt, fusse-t-il infime. Parce que pour faire tituber Sale con il fallait vraiment avoir un don divin.

- Et bien évidemment tu sais exactement quel était le motif de ces éclats de voix ? ironisa-t-il.

- J’ai pas vraiment eu le temps de comprendre, fit le garde déçu. Je suis pas arrivé au tout début de l’histoire mais il y avait une histoire de…de bague ! réfléchit Littius. Figure-toi que cette furie a briser tout une flopée de vase juste parce que son Seigneur ou Maître - voire les deux - refusait de lui donner sa chevalière !

Il éclata d’un rire fou. Le patron quant à lui ne souriait pas, se demandant ce que pouvait bien signifier cette histoire. Littius avait peut-être frappé sur du lourd, du très lourd.

- En quoi cette histoire de bague est-elle un complot ?

- Oooh crois moi ces ducs sont bien moins blanc que tu ne le crois. Les effusions ont continué encore un bon moment, puis d’un coup plus rien. Juste un énorme clac ! Après ça c’était terminé et la porte s’est ouverte. La fille est partie fulminante, les larmes aux yeux et du sang coulant sur sa lèvre !

Le patron en resta bouche bée. Des histoires, il en avait entendu des milliers, chaque jour il en entendait au moins une dizaine mais ce genre d’histoire était bien une première. Il fallait admettre que si les nobles pouvaient élever la voix il n’était que très rare - pour ne pas dire inexistant - qu’ils se livrent à de la violence. Le Consistorium était le siège du gouvernement Criis, la place où se jouait la partie d’échec qu’était la vie du pays. Pour ainsi dire tout le monde se tenait à carreau - ou bien faisaient leurs affaires avec un minimum de discrétion - en ces lieux de prestiges et d’honneurs. Aucun noble n’aimerait se déshonorer ici.

Et pourtant un homme avait giflé une femme, qui plus est un duc. Le tenancier ne pouvait penser que cet acte était délibéré ou tout du moins dénué de raison valable…

- La politique n’est jamais blanche comme neige, dit-il. Néanmoins je pense que cette étrangère n’y est pas pour rien dans cette affaire. Et si en plus elle est folle à liée comme le laisse penser ses cauchemars alors tu m’étonnes que le duc Baskerville à du recourir à son poing.

- Pas faux, admit Littius. Entre ces escrocs de Griis, ces Raeiens avec leur parano contre tout ce qui n’est pas mécanique ou scientifique et ces Grashkiis pratiquant on ne sait quoi, c’est vrai qu’il y a de quoi se méfier. D’ailleurs patron comment tu savais pour l’étrangère ? interrogea le garde suspicieux.

- Tout le monde ne parle que d’elle c’est évident. Cette femme est visiblement un aimant à problèmes. L’horloge principale de la ville est devenu folle, les limiers et destriers ne sont plus tranquille et maintenant cette histoire…Plus vite elle aura quitté la ville plus vite je dormirais sur mes deux oreilles, si cette saleté de cloche ne nous refait pas le même coup que cette nuit !

- M’en parle pas ! maugréa Littius. Cette satané horloge a sonné à trois heure du matin ! Trois heure du matin ! J’ai dû fouillé la ville au peigne fin pour ce foutu marché noir pendant toute la journée et cette garce à décidé de me réveillé au clairon à trois heure ! Mais ce n’était pas ma quest…

- Espérons qu’elle ne refera pas le même coup cette nuit et qu’elle ait été réparée, soupira le barman. Pardon tu voulais me dire quelque chose ?

- Hein…Oh rien ! Mais n’espère pas trop. D’après Lim il va falloir remplacer tout le système, le charme a totalement disparu et même les plus talentueux de nos Tisseurs ont échoué. Impossible de lier le mécanisme à un charme ou à de l’Energie. C’était plutôt glauque…

- Qu’y a-t-il de glauque ? s'étonna le patron. Un objet qui ne peut plus être lié à un charme est assez courant dans certains milieux.

Le tenancier servit une chope pleine au garde alors qu’il se servit un bourbon.

- C’est pas que ça, continua Littius en buvant une gorgée de la blonde. Chuis allé voir moi même et crois moi c’est bizarre, je me suis approché du mécanisme et hop ! Kat a disparu !

- Ta Mirage ?

- Elle a commencé à devenir transparente et lorsque j’ai touché l’un des engrenages pour inspection elle n’était plus là.

Il reprit une gorgée.

- Lorsqu’elle est réapparue elle n’était pas du tout bien. Et encore je ne te parle pas des No Humano, eux ils se tenaient aussi éloignés qu’ils le pouvaient. Les Tisseurs devenaient tout pâlots devant ce satané mécanisme. En sept ans je n’ai jamais vu ça, ni sentit ça. C’est comme si l’Energie disparaissait à son contact.

- D’un seul coup ?

- Non plutôt comme…bouffée…comme si le mécanisme dévorait l’Energie.

- Je vois…murmura le tenancier.

- Ah bon ?

- Oui tu as assez bu pour ce soir, répondit-il sévèrement.

Le garde protesta mais pas longtemps car le lieutenant était arrivé à point nommé, prenant le pauvre Littius en flagrant délit. Les explications et les remontrances étaient tout simplement ridicule et le patron éprouva un réel soulagement lorsque les deux soldats quittèrent le bar.

Littius se posa une dernière question sur le chemin de la caserne, alors que le lieutenant lui promettait une bonne corvée de surveillance autour des chemin de ronde. La même que celle qu’il avait voulu posé à son complice de beuverie clandestine.

Comment il pourrait savoir que la fille fait des cauchemars ? Les Chouettes et les toubibs sont pas sensés se taire sur la situation médicale des nobles ?

Le patron nettoya le comptoir, rangea les verres, fit les comptes et éteignit les lumières. Après avoir verrouillé la porte et activé l’Onde de l’Intrus, il sortit du bar par la porte de derrière.

Les ruelles étaient encore bien animées malgré la nuit, il passait entre les stand que les marchands démontaient, éclairé à la lueur des Soleils de Pureté des anges.

Il s’arrêta dans le Quartiers des Artisans et entra dans une laverie où il reçut l’accueil chaleureux du propriétaire des lieux et des lavandières quittant leur labeur, le laissant entre les mains de l’équipe de nuit. Il huma les senteurs de lavande, et se dirigea vers le bassin où sur l’eau flottaient des centaines de minuscules bulles. Une lavandière affairée au puit attrapa la bulle d’eau qu’elle avait appelé depuis le sommet entre ces mains, puisant en elle l’eau nécessaire pour nettoyer une vilaine tâche noirâtre sur une épée qui persistait malgré les frottements.

L’homme plaignit la vieille femme sachant à quel point ce genre de taches était coriace. D’ailleurs c’était bien pour ne pas passer une heure à frotter leurs armes que les Gladres les refilaient à cet Atelier, cette ignominie leur prenait un temps très précieux. Mais la vieille lavandière connaissait cette tâche et pourquoi il fallait les faire partir, quitte à y passer une heure.

Le patron lui adressa un regard et celle-ci acquiesça d’un signe de tête. Le charme recomposant l’eau en bulle et la faisait monter était désactivé.

L’homme se hissa sur le rebord du puit et se laissa glisser à l’intérieur, tombant dans le vide entre les pierres humides couvertes de mousse. Dans le noir des souterrains. Une bulle d’eau amortit sa chute et une fois sorti du liquide le tenancier se tenait devant une grille humide et rouillée. Il s’approcha des barreaux et posa la main sur le second en partant de la droite. Il la monta délicatement vers le haut, palpant méticuleusement le fer sous ses doigts. Il sentit une infime ligne sur le barreau, si fine que l’œil ne pouvait la voir. Il saisit le barreau entre deux doigts puis tourna la partie supérieure de la ligne vers la droite. Une petite partie coulissa. Une fois à droite. Deux fois à gauche. Douze fois à droite. Clic !

Dans un son fluide, le mécanisme s’enclencha et les barreau se levèrent un à un dans les cliquetis des engrenages, ouvrant la voie sur un tunnel sombre et humide. Lieu où le bruit semblait avalé par le vide. Sans écho. Un charme mit au point par les Silencieux pour ne laisser aucun bruits s’échapper de ces souterrains. Ce qui se passe dans les Boyaux reste dans les Boyaux. Telle était la règle des Bouches de la Vérité et celle des Délateurs.

L’homme avança de deux pas dans le tunnel puis s’arrêta. Il leva ensuite la tête et aperçut le trou au-dessus de sa tête. Il était traversé de part en part d’une barre pas plus épaisse que les tiges rouillées qui gardaient l’accès. Il tapota la barre et dans un autre clic les barreaux s’abaissèrent.

Le Délateur s’enfonça alors dans l’un des nombreux Boyaux qui formaient la Toile du Pouvoir. Un réseau par où arrivaient tous les murmures des espions, les favoris des souverains et les monarques de l’ombre quand la monarchie Criis existait encore. Les souterrains étaient l’ombre du Consistorium. Celle d’un système parfait où les souverains étaient blanc comme neige...

Pauvre Littius, soupira le Délateur. Tu n’auras jamais l’occasion de voir la noirceur de ce pays. Tu as tout faux. Jamais les ducs ne te serviront de grands crus dans ta misérable chope. Et ce ne sont pas des opposants qu’ils enferment dans l’Arène…mais ceux qui menacent notre nation…

La Bouche de Vérité l’attendait au bout du chemin et dans un murmure indistinct le Délateur délivra son message.

- Licana Silverius cherche à s’emparer du Destructeur.

Le Délateur disparut à nouveau sans un bruit. Tout s’était déroulé en une seule seconde. Dans l’obscurité. Sans aucune lumière. Il n’y avait pas de lumière dans les Boyaux.

La Bouche de la Vérité sortit un fil de sa poche puis l’enfila autour du doigt. Il entendit alors la respiration de son maître.

- La Xvarkir Griis invitée de Lord Sidoh Baskerville nommée Licana Silverius cherche à dérober le Destructeur. Elle a tenté de trouver l’accès aux Boyaux depuis l’Arène ce matin et a osé ordonner au duc de lui donné la clef. Signalement, cheveux gris argent, petite taille, peau légèrement basanée. La Rupture de cette nuit est son œuvre.

Le silence accompagna ses paroles. Les secondes défilèrent lentement, se transformant en minute, l’homme ne faisant qu’un avec le souffle de l’air filant dans l’étroit tunnel. Les minutes se succédèrent les unes après les autres dans un silence de mort. Puis dans la vibration du fil qui lui démangea le doigt la voix du Second de Lord Lightmoon résonna dans sa tête.

- Sa Seigneurie a parlé. "Effacez" la suspecte.

Commentaires

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Jumistelle ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0