39. Petit être parfait

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Le petit garçon jouait avec deux figurines, l’une en bois, l’autre de métaux, les derniers cadeaux que son père lui avait ramené de voyage. Elles étaient finement ciselées et représentaient deux figures totalement opposées. La première était un homme en soutane ouverte sur les jambes, couvert de chaînes et de protection, muni d’un long sabre et d’un bijou en forme d’œil. La seconde représentait une femme avec un seul bras, habillée d’une robe de cocktail outrageuse aux jupons bouffant, sans jambes et semblant glisser sur une nuée de pièces, comme maîtresse des vagues d'or. Elle possédait une chevelure bouclées coiffés en deux couettes asymétriques d'où cascadait d'autres pièces, mais le plus étrange était son visage, un nez, une bouche mais point d’yeux. À la place, trois roulettes alignée horizontalement avec chacun un signe différents : une cerise, un sept, un raisin. Enfin derrière la femme se tenait une énorme roulette de casino qui faisait sa taille tandis que quatre as étaient fichés dans ses cheveux. Elle levait son unique bras vers le haut et avait la bouche grande ouverte comme prise d'extase, comme si la vie n'était qu'un grand jeu.

Son père avait le don de faire des jouets toujours plus complexes aux finitions ahurissantes et dessinait déjà les plans d'un nouvel objet pour émerveiller son enfant. Mais ça, le petit garçon n'était pas sensé le savoir. Alors il jouait en regardant son père gratter le papier.

Le garçon saisit le bras de la femme et le tordit vers le bas. Un bruit mécanique se fit entendre et les trois roulettes situées à la hauteur des yeux se mirent à tourner. Une à une, elles s’arrêtèrent sur un dessin. Le garçon sourit en voyant les trois sept alignés et dans une mélodie de cliquetis une piécette surgit de l'énorme roulette.

- Si seulement je pouvais avoir un millième de ta chance, murmura son père pensif.

- Pourquoi ? demanda le garçon curieux. Tu dis toujours que notre famille rendrait vert de jalousie le plus chanceux des hommes !

Son père le regarda, un faible sourire sur ses lèvres. Cela lui faisait toujours bizarre de le voir sourire, avec son air grave, sérieux et las. Chaque fois qu’il souriait, ses yeux s’adoucissaient et son visage exprimait une tendre nostalgie, comme si il se trouvait dans le seul endroit calme du monde après une vie de fatigue. Mais le garçon aimait voir son père sourire ainsi.

- Ce n’est pas pareil, répondit son père. Je ne suis allé qu'une fois au casino…

- Et alors ? trépigna le garçon.

- Alors je me suis promis de ne plus jamais laisser le hasard décider à ma place…Je suis entré avec une véritable fortune en poche et sorti tellement endetté que ta mère s’est étouffé en entendant le montant de ma dette…

- Masha ?! s’exclama le petit garçon les yeux arrondis de surprise. Au service d’un prêteur sur gage pendant quelques temps, autant dire que des dettes faramineuses, sa mère en avait vu des bonnes.

- Pas même une demie heure dans ce pique-bourse, ajouta son père d’une voix fatigué. J’ai tout perdu en seulement cinq parties de cartes…

Le petit garçon préféra ne pas savoir les détails et contempla la femme aux yeux de roulettes, face au Salvateur à l’Œil de l’Unique.

- Kalahr, est-ce que tous les Nerors ont un corps humain ? Comme Kasino ?

- Les Nerors ne sont ni humains ni monstre, répondit son père. Ils sont à part, ils ont une apparence qui ne permet de ne les classer nul part. Kasino a un corps à moitié humain, mais un autre a l’apparence d’un papillon tout à fait banal, un autre encore, n’en a aucune, c’était juste une présence invisible. Ils choisissent eux-même leur apparence, au gré de leur envie, selon le moment...Mais ils ont tous appartenu aux mondes des Cycles.

- Mais Kalahr, interrogea le garçon, si les Nerors sont des humains...Je veux dire des êtres Cycliques, pourquoi est-ce que les Salvateurs les chassent ? Si c’est vraiment la Volonté qui les plonge dans le Nir pour qu'ils deviennent des Nerors alors pourquoi ils veulent les détruire ? Ils ne sont pas sensé servir la Volonté ?

Son père se leva de son siège et s’assit à coté de lui, à même le sol. Il avait à nouveau cet air indifférent et froid, ce visage froid qu’il gardait devant chaque individu étranger.

- Parce qu’ils ont peur d’eux. Ils ont peur que quelque chose ne soit pas sous le contrôle de leur Déesse.

Le garçon se rappela alors d’une autre leçon de son père.

- Pourquoi elle n’en a pas le contrôle ? C’est Dieu pourtant !

Son père l'installa sur ses genoux et prit le jouet en bois.

- Parce qu’elle n’a contrôle ni sur l’Autre Coté ni sur les Nerors…ni sur toi. Voilà pourquoi les Salvateurs veulent détruire les Nerors, parce que leur Maîtresse n’a aucun contrôle sur eux, elle ne peut pas écrire leur histoire, ni contrôler ce qui apparaît de l’Autre Coté.

- Mais si elle a souhaité faire d’eux des Nerors alors ils ne devraient pas vouloir les détruire pourtant !

- Le monde est plein de contradictions…tu t’en rendras compte bien assez tôt…

Le garçon réfléchit. Puis il tira une grimace.

- Mais si elle veut vraiment contrôler notre histoire, pourquoi est-ce qu'elle nous transforme en des monstres qu'elle ne peut pas contrôler ? Et si elle veut qu'ils soient incontrôlables pourquoi elle crée un ordre pour les chasser ?! s’exclama le garçon. Yy tsareb cette Volonté !

Son père le regarda surpris.

- Ce Coté ci est bien plus tsareb que l'Autre.

Tsareb. Tordu, bizarre, incohérent, anormal, contre-nature. Un mot que son père utilisait sans cesse, pour l'Histoire, pour les guerres, pour le monde, pour ses "amis", pour lui-même...Pour tout. Le garçon préférait la langue de sa mère, plus mystérieuse, plus joueuse, à l'image des neiges dans lesquelles il vivait : cajoleuse et mortelle à la fois. Mais la langue natale de sa mère n'avait pas de mot pour tordu, rien n'était contre-nature dans ce pays...juste différent. Une autre raison pour laquelle il adorait le grashkiis. Comme son père était Griis, le garçon l'appelait Kalahr au lieu de Pasha, mais ormis ce nom et cette expression qui n'avait pas d'équivalent grashkiis, le garçon ne parlait presque jamais Griis en dehors des leçons. Son père lui ébouriffa lentement les cheveux en souriant avant de poser sa tête sur la tignasse de son fils et de resserrer ses bras contre son petit corps…fatigué…effrayé…

Il regarda tour à tour la figurine de Kasino et du Salvateur.

- Tout noir tout pouvoir, dit-il comme le répétait son grand-père. Tout blanc tout vivant.

Son père émit un petit son et l'enfant était sûr que c'était un rire. Son grand-père avait le chic pour créer des expressions ridicules.

- Tout gris à tout sourires tout réussit, finit l'homme.

L'enfant vit un sourire fatigué se former sur les lèvres de son père. Lui aussi souriait. Tout leur réussirait.

- Voilà pourquoi nous sommes libres gretji...

Gretji. Un petit être de neiges noires et blanches. Petit être parfait. Le petit garçon se blottit contre son père en gloussant, sans comprendre ni sentir le poids trainé derrière ces mots et que son père souhaitait qu'il ne comprenne jamais. Pour lui seul comptait ce petit surnom. Une autre raison pour laquelle il adorait le grashkiis...

Les gardes regardèrent le jeune homme se réveiller de son souvenir lointain. Il ne rêvait jamais, il se souvenait. Les hommes en armure le regardèrent avec effarement s'étirer et fissurer le verre de son simple geste. Le verre fragile de la Cage Moqueuse.

- Quel genre de monstre est-il pour dormir à l’intérieur ? cracha l’un des gardes.

- Si tu l'avais vu à l'interrogatoire tu le saurais. Ces rats n’ont aucune humanité…

Le geôlier tira sur la chaîne et reconduisit le prisonnier dans sa cellule sombre et vide de l’Arène.

- Dormir dans la Cage, dit-il en crachant sur le jeune homme. Pas étonnant que tu sois l’un de ces connards en pourpre.

- C’est pas encore prouvé Rep’.

- Après ce qu’il a fait aux membres du QG Est tu hésites encore ?! Il n’a même pas cillé quand il a faillit tomber dans le ciel, ajouta-t-il après un regard méprisant.

Tomber ? Ah oui c'est vrai. Il y avait bien un moment où la Cage avait perdu une certaine quantité de son verre si fragile.

- Ce type n’a pas d’âme, rien qu’un pantin…

Le jeune homme s’arrêta et leva la tête vers le plafond des souterrains.

- Qu’est-ce qui te fais grimacer démon !

UnE COurOnNE sUR Une FriMOUssE dE DéMOn…

Ryo Raven fixa le plafond.

- Rien que des idiots...

Lorsque le garde lui enfonca son poing dans l'estomac, le jeune homme se plia en deux, priant pour qu'on le remette dans la Cage dès que possible. Impossible de dormir dans ces fichus geôles.

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