44. Crac chante l'écho
Dans la salle obscure résonnent les pas feutrés d'une petite silhouette enveloppée dans une chemise de nuit. La fillette courait sur la pointe des pieds, se prenant pour une fée voleuse d'étoiles filantes. Puis, au moindre bruit celle-ci se cachait derrière une statue ou même le grand siège, feignant l'apparition de quelques sorcières ou Caprices venus voler les secrets de son âme. Après avoir échappé à un enchantement imaginaire du grand Magicien Lyov, la petite fille fit une découverte passablement irritante : elle était seule face à ses ennemis.
L'enfant se dirigea vers le trône en tapant les dalles froides de ses petits pieds nus et se planta devant la petite silhouette recroquevillée devant elle.
- Tu comptes rester longtemps comme ça ? râla-t-elle en lançant des éclairs noirs de ses jolis yeux.
- On peut rentrer ? tremblota son compagnon. S'il te plaît...Je veux rentrer !
- Ah non pas question ! Pour une fois qu'on peut s'amuser ici ! Allez viens ! Il ne peut rien nous arriver !
- Non ! sanglota le petit garçon. Les vieux rois vont se réveiller et nous emmener en enfer ! On aurait jamais dû venir ici !
- Foutaises ! Les esprits des vieux rois ne pourront rien faire, alors arrête de trembler et viens te battre ! Voilà Rolan qui vient venger son père ! scanda la fillette devant un autre adversaire légendaire.
- N'importe quoi ! s'écria le garçon, les yeux écarquillés par la peur. Je suis faible...Ils vont venir me prendre !
- N'importe quoi !
- C'est toi qui me l'a dit !
- Mensonge ! s'indigna sa sœur. Je n'ai jamais dis ça !
En fait, la petite fille l'avait bien dit et avait été bien contente de voir son frère sursauter au moindre bruit depuis deux nuits. Mais cette affaire devenait bien embarrassante pour la fillette et comble du malheur son frère avait très bonne mémoire. Mais si elle ne voulait pas que sa mère la punisse il valait mieux tout nier en bloc. Leçon de leur garde privé qu'elle avait bien pris soin d'appliquer à chaque problème qu'elle provoquait.
- Et puis de toute façon tous les rois ont gouverné à Krevsjar. Aucun ne viendra nous hanter ici.
- Faux ! Valkon est né et mort ici !
- Balivernes ! répliqua la fillette malgré qu'elle ignorait complètement le sens de ce mot.
Mais bon comme Masha l'utilisait à chaque fois qu'Apapa parlait, elle se dit que cela ne pouvait que signifier "ridicule".
- Si ! C'est Masha qui me l'a dit !
La fillette renifla de dédain et tourna le dos à son pleurnichard de frère. Mais le prochain souffle du vent se fit plus froid, saisissant, aigüe comme les griffes d'un chaton. Leur mère connaissait l'histoire des rois par cœur et jamais elle ne leur ferait peur. Foutaises ! Elle n'avait plus l'âge pour croire à ces histoires de fantômes et elle tourna les talons. Elle avait un Myrshitan à vaincre elle ! Néanmoins...
Rolan avait sa hache titanesque levée au dessus de sa tête.
Néanmoins...
Sa belle hache brillante avec le crâne aux dents acérées qui attendaient de se repaître de la chair de celle qui avait osé abattre le père du Myrshitan.
Néanmoins.
- Tu...
La fillette se tourna vers son frère tremblotant. Plus de feu dans ce petit être de jeux.
- Tu es sûr...tu es sûr que c'est bien le roi Valkon qui a vécu ici ?
- Le roi Valkon Hekze le Colosse et son fils Krevka l'Étoile du Sud, répondit le garçon dans un murmure.
Valkon le Conquérant dont personne n'a pu bander l'arc en bois d'Arbre Imaginaire, celui qui avait conquit la moitié du continent, celui qui obligea les deux Grandes Fées à repousser l'hiver de trois ans. Jamais les neiges de leur pays n'avait connu de roi plus terrifiant. Krevka l'Étoile du Sud qui selon les légendes brillait plus que n'importe quel astre. Mais la petite fille se fichait de ces deux rois légendaires. S'ils étaient nés à Hjargretjivvar...cela ne pouvait signifier qu'une chose...Une chose effroyable...
Neena hait Yefremka,
Qu'à jamais elle maudira,
Neena hait Yefremka.
- Donc...
Yefremka qui de sa main,
Créa un cauch'mar sans fin,
Qui brill'ra jusqu'au lointain.
-...Juuri aussi ? déglutit la fillette.
Le petit garçon se figea et ses yeux commençèrent à se remplir de larmes. La petite fille frissonna et étrangement le prochain chant du blizzard entre murs ne la fit pas trépigner d'excitation.
-Il ne viendra... ne viendra pas nous punir hein ? bafouilla sa sœur. Après tout il...son esprit se trouve dans la Vallée des Autres... pas vrai ? Il ne...il ne peut pas venir nous enlever hein ?
Au vu des larmes qui coulèrent en cascade, son frère n'était pas du même avis. Quand le vent claqua contre une fenêtre la fillette se jeta contre son frère en l'entourant de ses bras. Mais qui cherchait-elle à protéger ainsi, elle même ne le savait pas. Leur garde rira lorsqu'il apprendra qu'elle s'était encore une fois effrayée sur sa propre plaisanterie.
Blottis l'un contre l'autre, les enfants tremblèrent en priant que Juuri le Dragon de Glace ne les emmènent pas enfer...même si celui-ci avait sûrement d'autres chats à fouetter.
Metalicana avait gagné. Comme le jour où elle avait périe. Mais cette fois-ci elle prit soin à ce que son agresseur ne lui fasse aucun coup bas.
Lorsque les sept membres de End of Summer l'avait encerclée, Licana avait dix-neuf ans. Elle avait toujours apprécié les leaders de End. Jikaeb était un grand ami de Madame l'Étoile, amateur de grand vin et de jeu malgré son visage grave. Jah'far était brutal et impertinent comme la parfaite incarnation du Griis, et Tzaritz était d'une paresse presque arrogante comme si rien ne pouvait le toucher. Licana avait envié cette forme de divinité, il avait le même âge qu'elle et semblait bien plus haut qu'elle. Cela n'avait pas plu à Metalicana Silverius. Leurs nombreuses disputes lui avaient laissée de meilleurs sentiments.
Elle n'avait pas cru Tzaritz capable d'une telle trahison, encore moins Jah'far et même si il était connu pour ses méfaits, Jikaeb n'aurait jamais ordonné la mort de la jeune fille qu'il avait vu grandir. De plus, sa femme l'aurait certainement haïe et il était bien trop amoureux d'elle pour s'attirer son mépris. Aujourd'hui encore elle n'y croit pas. Mais lorsqu'elle était retourné à Hereb après sa réincarnation tout ce qu'elle avait connu n'existait déjà plus. Le Palace où elle avait été élevée ne se trouvait nulle part et le nom de End of Summer n'inspirait aucun souvenir aux habitants.
Un vide ne laissant rien qu'une morne chaleur le long de ses joues. Pourquoi être revenue si tout le monde avait disparu.
Elle avait étalé les sept mercenaires avec facilité. C'était l'époque où elle savait utiliser un stylet avec brio et que les bakishas lui apprenait toutes sortes d'arts martiaux en échange d'une de ses dances. Rien n'aurait pu la mettre à terre. Sauf le coup de feu. Le meneur lui avait tiré dans le dos alors qu'elle passait son chemin, triomphante. Elle se souvenait de lui, un type à la beauté saisissante et dépourvu de son petit doigt à la main droite.
L'assassin sur lequel elle posait son regard était aussi beau que celui qui lui avait ôté la vie et cette beauté l'emplit d'une rage bouillonnante. Elle voulait arracher les neuf doigts restant de son bourreau. Il l'avait séparé de ceux qu'elle avait aimé comme sa famille. Elle, une orpheline abandonnée, probablement bâtarde, avait été recueilli pour devenir une courtisane. Madame l'Étoile qui lui voyait un grand avenir avec ses danses ensorcelantes et Jikaeb qui la taquinait en la mariant déjà avec son fils adoptif. Shoshana qui lui avait montré toutes les voies possibles à son pouvoir, bien au delà d'une simple armure de métal. Jah'far qui lui racontait tous les petits secrets de Tzaritz qui s'amusait vicieusement à lui analyser l'esprit lorsqu'il débattaient...Tzaritz dont elle avait obtenu la promesse de leur première nuit lorsqu'ils seraient adultes. Ses consœurs avec qui elle avait partagé les joies d'un premier contrat, d'un amant bienveillant, d'une épingle à cheveu, de la naissance d'un bâtard...
Tout cela lui avait été arraché d'une simple pression sur la détente.
Elle avait déjà survécu à bien des blessures mortelles. Elle était une Xvarkir, une Hérésie. Une anomalie née du sang, du vice et du chaos... Alors pourquoi n'avait-elle pas pu réchapper de cette vulgaire cartouche ?
L'assassin devant elle était si beau malgré son nez et sa bouche en sang. Ses doigts la brûlaient, sachant qu'elle pourrait les enfoncer dans ces orbites. Elle pourrait aussi lui graver l'augure de l'assassin sur le visage. Pourquoi pas ?
Mais l'assassin avait beau être magnifique, il avait tout ses doigts. Ce n'était pas le scélérat qui l'avait séparé des siens. À ce jour il devait déjà être mort. Tzaritz l'avait-il vengée ? Le scélérat s'était-il enfuit ? Comment savoir...Si elle avait été une fille normale elle aurait sûrement pleuré mais elle était Metalicana Silverius, une orpheline abandonnée, réduite en esclavage et tuée après avoir enfin trouvé sa place. Ses larmes n'étaient plus que vapeur bouillonnante de sa rage. Et sa rage ne pourrait jamais s'assouvir car le responsable de son malheur n'était pas l'homme à ses pieds.
Sentant la douleur lacinante de sa blessure elle souleva sa chemise de nuit et transforma sa main en argent brûlant avant de l'apposer sur la taillade. La douleur du fer brûlant lui arracha un hurlement et lorsqu'elle retira sa main, une marque rouge ornait sa hanche. Elle pesta, elle aurait dû s'exercer à liquéfier son corps en combat.
Un violent coup de pied vint achever la sieste de l'homme et celui-ci se recroquevilla en toussant.
- Sais-tu qui je suis ? demanda Metalicana, ses yeux dardant le misérable à ses pieds.
- Monstre ! siffla l'homme en reprenant son souffle.
- Même après toute ces années vous n'avez qu'un seul mot à la bouche. Comment tu le sais ?
- Sa...Savoir quoi ? fit l'homme avec difficultés.
- Ce que je suis abruti, cracha Licana. Ce que tu viens de dire juste avant. Qui t'a dit que je risquais de venir ? Dis-le.
L'assassin lui lança un regard noir, il avait les deux bras cassés et chaque respiration lui demandait un effort immense.
- Pourquoi ? lança-t-il, connaissant très bien la raison.
- Mauvaise réponse.
Licana lui décocha un coup dans le ventre.
L'assassin se ratatina sur lui-même. On l'avait prévenu que cela risquait d'arriver. On ne lui avait pas dit que ce genre de personne existait quand il était entré dans la Garde. Mais les secrets sont très vite révélés une fois sa valeur prouvée. En entrant dans l'Ordre des Ombres, l'homme avait reçu une semaine de réflexions pour digérer les nouvelles informations et prendre sa décision finale.
Les monstres étaient réels.
Il n'avait rien à perdre, ne laissait rien derrière lui alors il avait vendu sa vie et son silence en échange d'une plus grosse bourse. Mais ce n'était pas sensé arriver : les Xvarkirs ne pénètrait jamais l'enceinte du Consistorium. Et voilà qu'un duc en faisait entrer une, sa chevalière au doigt, ses cheveux argentés si soyeux et sa taille si frêle...
- Pourquoi voudrais-je son nom ? répéta la jeune fille. Pour lui faire passer un message avant qu'il ne recommence. La bonne question c'est plutôt : Pourquoi devrais-tu me le donner ?
L'assassin sentit la poigne de la fille dragon aggriper ses cheveux et le hisser à sa hauteur.
- La réponse tu pourras l'avoir en réfléchissant à tes deux comparses. J'ai transformé le premier en brochette et le deuxième devra attendre quelques semaines avant de pouvoir resservir ses bières immondes, ajouta la fille dragon dans une grimace de colère. Le premier ne m'a rien donné, l'autre seulement cet endroit. Je déteste tourner en rond donc si j'étais à ta place, un faible et misérable humain, je donnerais vite fait le nom du connard qui a ordonné ma mort.
L'homme acquiesça. Il avait vu son équipier embroché contre le mur.
- Va au diable, fit l'assassin dans un rictus hargneux. Les monstres comme toi...finiront tous la tête sur une pique de toute manière.
Quelque chose s'ébroua dans la poitrine de la fille dragon. Une rage lointaine. Une douleur millénaire. Mais aucune d'elles ne lui appartenaient. Il était toujours là. Même la mort et l'oubli ne les avaient pas complètement séparés, une infime présence encore ancrée dans son coeur. Son Ami fulminait de rage.
La fille aux rouges lâcha les cheveux de l'assassin. Puis ses deux mains aux griffes de métal lui emprisonnèrent la gorge, le son de sa voix étouffée à peine audible.
- Je l'ai supplié de massacrer cet enfoiré dans mes rêves. Maintenant c'est lui qui me réclame ta mort.
L'assassin sentit ses yeux s'embuer de douleur.
- Regardent bien ces yeux. Lorsque tu passeras les portes de la mort, dis à mes frères et sœurs que je vais durer plus longtemps que la dernière fois. Et quand tu verras tous tes salopards de complices dis-leur de se préparer à accueillir leurs adorables petits élèves...parce que leur pire cauchemar est revenu.
Metalicana referma ses serres sur la nuque de l'assassin et le silence tomba dans un crac funeste.
Crac résonne dans le chaos.
Tark rugit. Tark jubile. Tark est fier.
Crac chante l'écho.
Dans la salle du trône du palais de Hjargretjivvar, les voix fluettes de la princesse et du prince de l'Empire Enneigé résonnèrent dans la nuit en réponse à l'écho. Le lendemain, les gardes raconteraient à leur bambins que les suppliques de miséricorde des damnés de Juuri le Dragon de Glace résonnaient encore dans les entrailles du palais.
L'écho résonna jusqu'à la seconde capitale de Grinz et la jeune femme se réveilla en sursaut, les vitres rabattues, l'air frais, le son du premier coup de feu de la nuit aussi clair qu'une étoile. Lui aussi l'avait entendu. Elle en était sûr...
- Que se passe-t-il ? haleta-t-elle. Qu'est-ce que c'était ?
L'écho résonne dans les coeurs impurs, chanta une voix. Qui donc mourra ce soir ?
- Pourquoi ? demanda-t-elle d'une voix blanche. Pourquoi l'écho...
Crac cric crac, qui donc subit la rage du dragon ?
- La ferme Charlatan ! hurla la femme en avalant une gorgée de liqueur.
Ne craint rien belle créature ignoble. Les cloches de ce soir sont drapées du rouge de la vengeance et de la haine, continua le Neror dans sa sinistre mélodie. La fureur du dragon ne te drapera point de noir ce soir.
La jeune femme renifla avec mépris. Les Griis ne portent pas le noir lors du deuil. Charlatan le savait. La Griis appuya ses mains sur ses yeux et contempla sa ville, incapable d'ignorer la chanson sinistre du Charlatan.
L'écho résonne dans les coeurs impurs,
Des convives de l'Autre Coté jusqu'aux fées de l'Empire des Neiges,
Des hérétiques aux enfants du malheurs,
Tous se réveillent au son de la rage du dragon.
À l'écoute du fanfaron, la jeune femme regretta vraiment de ne pas avoir de coeur pur.
Sheryl Baskerville non plus visiblement.
La duchesse fit tomber sa tasse sous le regard étonné de son domestique présent. Lorsque la baronne de Winderkell s'enquit de son trouble, la duchesse au cœur pas si pur lui servit un sourire rassurant, la main posée sur son ventre.
À l'autre bout du monde connu, l'empereur Felips Jorg Grashka peinait à rassurer sa progéniture. Ce bruit n'était pas celui de la venue de Juuri Drahj Krevke.
L'empereur regarda les neiges tourbilloner autour de sa demeure.
Non. Cet écho venait d'une chose bien pire. Mais ça il ne leur dirait pas.
Au nord, sous la chaleur toride de Raesch, le vieux Lucciano HenDerike leva les yeux aux ciel avant de tourner sur lui-même en riant comme un fou. Avant que son maître n'attire l'attention des Citywatchers, son esclave l'attrapa par le col et le traîna jusqu'à chez eux.
En général, quand son propriétaire sautait de joie, c'était quand ses machines bizarres devenaient folles. Et quand les machines de Lucciano-Engrenage-Fou devenaient folles, alors c'est que quelque chose se produisait.
Quelque chose d'inhumain.
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