Chapitre 1
« Il semblerait que ce soit un Druide » fit Ely en se redressant.
Akos tiqua et se retourna à l’évocation de ce nom. Cela faisait plusieurs centaines d’années que la caste avait disparu. Ou qu’on l’avait fait disparaître : l’Histoire n’était pas très claire sur le sujet. Il regarda la jeune femme qui photographiait méticuleusement la scène de crime : une chambre d’un hôtel bas de gamme de la ville de Paawis.
« C’est une blague, Ely ? »
Eliya secoua la tête avec gravité.
« Je t’assure que je préfèrerais. »
Akos fit la moue, et d’un geste de la main, invita sa collègue à poursuivre alors que celle-ci se hissait sur le lit où était étendue la victime.
« Bon nombre d’éléments m’amènent à cette conclusion mais je vais commencer par les plus évidents. »
Elle enjamba le corps en prenant garde de ne pas modifier sa position :
« Le premier, le plus voyant : la couleur de la peau du sujet, variant d’une sorte de cyan assez clair au vert pâle. C’était une caractéristique des membres masculins de la caste des Druides. »
Eliya se pencha en avant et désigna le cou de la victime :
« Le second est la cicatrice rouge au bas de la nuque. En fait, il n’en est rien, même si on peut facilement s’y tromper. C’est en réalité une excroissance à l’intérieur de laquelle on trouve une glande qui sécrète une substance, l’astripine. »
Akos haussa un sourcil.
« Qu’est-ce donc ?
— Une molécule qu’on n’a jamais réussi à synthétiser en laboratoire. Le Graal pour tout chimiste qui se respecte.
— Comment est-ce possible ?
— Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question, je ne suis pas assez calée dans le domaine. En plus, les informations dont je dispose concernant son rôle et ses effets, sont tirées de vieux souvenirs d’écrits anciens rédigés par d’autres Druides ou leurs plus férus supporters.
— Donc rien de scientifique.
— Effectivement. En revanche, si tu t’en tiens à eux, l’astripine donnerait la faculté de modifier son propre état émotionnel et psychologique pour en quelque sorte permettre de voir des trajectoires.
— Des trajectoires ? fit Akos
— Oui, ce n’est pas évident de trouver le bon mot pour expliciter la chose. On pourrait parler de lignes de temps.
— Quoi ? Ils voient l’avenir ?
— Pas exactement. Cela ressemblerait davantage au catalogue de toutes les alternatives à court terme. Pas plus d’une minute dans le futur.
— Mouais… Si c'est vrai, il faudra que l’on m’explique comment on se retrouve avec un cadavre sur les bras… Ça ne doit pas fonctionner des masses. En tout cas pour lui.
— En fait, c’est moins évident qu’il n’y paraît.
— Explique.
— Le fait de voir ces lignes ne leur dit pas pour autant laquelle va survenir.
— Un peu fumeuse, cette capacité.
— Il faut prendre tout cela au conditionnel : garde ça à l’esprit.
Akos hocha la tête. Il inspira longuement.
— Autre chose ?
— Oui mais après ce sont des éléments liés à sa tenue vestimentaire et plusieurs objets retrouvés dans son sac qui tendent à prouver que l’on est bien en présence d’un Druide. Je t’en dirai plus une fois que j’aurai pris le temps d’analyser chaque élément.
— Ok. Pas de problème. »
Eliya joua la funambule pour quitter le lit et revenir au sol.
« J’y vais. » fit-elle en inclinant la tête.
Elle rassembla ses affaires et quitta la pièce.
*
Akos fit à nouveau le tour des lieux. La chambre n’avait rien de particulier, plutôt exiguë, mal éclairée et au confort réduit à sa portion congrue, digne de ce que l’on pouvait attendre d’un hôtel bas de gamme. Le corps de la victime était étendu sur le lit. Quelques éléments pouvaient indiquer qu’il y avait eu lutte. En revanche, il n’y avait aucune trace de sang et le corps ne présentait pas de marque de coups. Assez inexplicable.
Akos regarda la pièce dans son ensemble : tout clochait sur cette scène de crime. Côté droit du lit, outre les débris d’une lampe de chevet par terre, quelque chose de sphérique d’une vingtaine de centimètres au maximum avait enfoncé le mur à sept reprises. À gauche, en revanche, la table et la lampe de chevet étaient parfaitement en place sans avoir a priori subi dommage, ni même le moindre déplacement s’il s’en référait à la fine pellicule de poussières qui recouvrait le dessus du meuble.
D’où venait ce gars ? C’était, sans nul doute, la première interrogation à laquelle il fallait répondre. Avec un tel physique, il était étonnant de ne pas avoir eu de signalement. Avec l’anxiogène sérénade politico-médiatique sur la sécurité, les gens de la région étaient désormais effrayés par la moindre grand-mère dont la teinture n’était pas dans le nuancier acceptable et alertaient le poste de police pour un oui ou pour un non. Mais là, rien.
Akos finit de mémoriser visuellement la scène puis se dirigea vers la sortie.
« Qu’est-ce qu’il fout le légiste ? Il ne s’est pas réveillé ? demanda Akos à l’agent posté à l’entrée.
— Il est en route.
— Qui est-ce ?
— Hector.
— Purée, pourquoi ça ne m’étonne pas ! »
Akos secoua la tête. Il connaissait bien Hector, ils avaient fait l’école de police ensemble les premières années. C’était avant qu’Hector ne se réoriente en fin de troisième cycle après une opération sur le terrain qui avait mal tourné. Même si ce n’était pas sa vocation première, dans le registre légiste, Hector se débrouillait bien mais il avait toujours un temps de retard. Sachant cela, Akos se dit qu’il devrait attendre le lendemain pour avoir les premières conclusions de l’autopsie. Pour gagner de temps, il préféra mener les premiers interrogatoires lui-même.
*
Akos descendit au rez-de-chaussée. A la réception de l’hôtel, il retrouva le propriétaire et deux de ses employés. Il demanda au tenancier un local et celui-ci lui proposa son bureau, non sans faire la grimace. L’homme ne faisait que se plaindre.
« Il n’y en aura pas pour longtemps. » fit Akos pour couper court à ses jérémiades.
Il était évident que l’enquête de voisinage dans le quartier et la présence accrue de la police ne favoriseraient pas ses affaires dans les prochaines semaines. La clientèle de ce genre d’établissement n’était pas du genre à apprécier la lumière.
En passant dans le bureau, Akos demanda au premier employé de le suivre. En l’occurrence, il s’agissait d’une gamine d’une vingtaine d’années aux iris dépigmentés, plutôt élancée.
« Vous êtes Sarah ? » commença Akos.
La jeune femme acquiesça.
« Vous pouvez me raconter ce qu’il s’est passé ce matin ?
— Bien sûr. Quand je suis arrivée pour prendre mon service, Marc, mon collègue, est venu me voir pour me dire qu’il avait eu deux plaintes au sujet du client de la 42.
— Il était quelle heure ?
— Six heures vingt, vingt-cinq, par là.
— Et ensuite ?
— Bah il m’a dit qu’il avait d’abord pensé que le client avait laissé tomber quelque chose et que ça avait résonné dans les murs. Cela arrive parfois. Les gens sont moins tolérants avec les voisins lorsqu’ils sont à l’hôtel, ils se plaignent facilement. Il m’a dit qu’ensuite, il était allé préparer la salle du petit-déjeuner et c’est là qu’il a entendu un gros vacarme qui venait du plafond. Genre, on déplaçait des meubles. Cela venait encore de la 42. Vu qu’il devait terminer la mise en place de la salle, il est venu me trouver et m’a demandé de monter voir ce que le client était en train de faire. Cela me plaisait moyen mais bon, c’est le boulot alors j’y suis allée.
— Et c’était quelle heure ?
— Je venais d’arriver donc, probablement autour de six heures et demie.
— Et ensuite ?
— Je suis montée et je suis allée frapper à la porte. J’ai essayé plusieurs fois mais le client n’a pas répondu. Du coup, je ne savais pas trop quoi faire et je suis redescendue. J’ai parlé avec Marc. Je pensais qu’on allait en rester là. Mais lui, il a insisté pour qu’on appelle le proprio. Moi, je n’étais pas trop pour. Le client avait fait du bruit et alors ? Pour Marc, les bruits n’étaient pas normaux et il ne voulait pas qu’on découvre après coup, que le client avait dégradé la chambre. En gros, il ne fallait pas que le proprio puisse lui reprocher de n’avoir rien fait.
— Et donc ?
— On a appelé le proprio. Bon je vous passe les détails mais en gros, nous avons eu l’autorisation de prendre le passe de l’hôtel pour aller vérifier la chambre. Et comme Marc et le proprio sont des gros courageux, c’est moi qu’ils ont désigné pour y aller. Paraît que si c’était une femme, s’il y avait méprise, ça passerait mieux. La bonne blague. »
Sarah se tut un instant et détourna un instant les yeux. Visiblement ce passage l’avait passablement agacée mais elle finit par reprendre :
« Du coup, je suis remontée une nouvelle fois. J’ai frappé à la porte, deux ou trois fois et comme personne n’a répondu, j’ai ouvert la porte et je suis entrée. »
L’employée se tut. Cette fois-ci, ce n’était pas pour contenir un agacement. Akos avait vu l’expression sur le visage de Sarah des dizaines de fois. Personne n’est jamais préparé à découvrir une scène de crime.
« Je n’ai pas compris tout de suite que le type était mort. Quand je suis rentrée, j’ai d’abord vu que les lampes de la chambre étaient allumées. Ça m’a un peu énervée car je me suis dit que le client avait fait la sourde oreille quand j’avais frappé à la porte. Je n’étais pas rassurée donc m’énerver m’a aidé à avancer. Tout était hyper silencieux. C’était vraiment flippant. J’ai pénétré dans la chambre et c’est là que j’ai vu... Tout ça.
— Vous pouvez décrire ? » demanda Akos
Sarah hocha machinalement la tête mais les mots, eux, mirent plus de temps à venir.
« Le truc, c’est que j’ai vu les marques au mur, le gars sur le lit dans cette position bizarre, la lampe de chevet éclatée parterre, mais c’est comme si mon cerveau ne connectait pas les choses entre elles, vous voyez ? Dans ma tête, je savais que ce qui s’était passé, c’était grave. Mais en vrai, je ne suis pas restée et j’ai filé en bas pour dire à Marc qu’il fallait appeler la police. »
La jeune femme marqua une pause et se pinça les lèvres avant de reprendre.
« Marc m’a demandé si j’étais sûre que le type était mort. En vrai, je crois que c’est là que j’ai réalisé vraiment. Pour moi, il l’était, pour ça que je n’avais pas vérifié mais c’était resté au stade du concept, vous voyez ? J’ai dû remonter. Je n’ai rien touché. J’ai juste vu que le type ne respirait plus. C’est qu’après qu’on a vu avec le proprio pour appeler la police. »
Les yeux de la fille bougeaient et fixaient rapidement des points dans le vide.
« Il était quelle heure à ce moment-là ?
— Aux alentours de sept heures sûrement. »
Akos laissait passer deux bonnes minutes passer pour que Sarah reprenne un peu son calme. Quand elle commença à redresser la tête, il poursuivit son interrogatoire.
« Vous connaissiez ce client ?
— Oui et non. Cela faisait deux semaines qu’il était ici. Je l’ai donc croisé plusieurs fois. Mais nous n’avons pas discuté. Il n’était pas loquace et pour tout dire, il me faisait un peu peur.
— Et qu’est-ce qui vous faisait peur ?
— Sa taille, répondit la jeune femme, étonnée de la question. Il faisait plus de deux mètres et vous avez vu sa stature ? »
Akos hocha la tête.
« C’est tout ?
— Quoi ? Ce qui me faisait peur ? »
Akos haussa les épaules pour toute réponse.
« À part cela, bon, le teint de sa peau était aussi un peu flippant, mais j’ai pensé qu’il avait une sorte de maladie, vous voyez ? Un truc génétique ou quelque chose dans le genre.
— Vous vous souvenez de ses habitudes ? À quelle heure, il se levait, sortait de l’hôtel et y revenait ?
— Je travaille à mi-temps et plutôt le matin alors je ne pourrais pas vous dire pour le soir. Et puis, je ne tiens pas un registre des allers-venues des clients.
— Pas de vidéo-surveillance ? »
La jeune femme secoua la tête.
« Pas à ma connaissance. Cela ferait fuir les clients, fit-elle en gloussant. Sinon, pour le matin, je vous dis cela comme ça, mais je n’ai pas l’impression que c’était un lève-tôt. Dix, onze heures, je crois.
— Vous ne lui avez jamais commandé de taxi ? Personne n’est venue pour lui rendre visite ? »
La jeune femme secoua la tête, une nouvelle fois. Comme il le craignait, elle n’allait pas pouvoir lui donner d’informations pertinentes sur le Druide. Il posa encore quelques questions mais sans grande surprise, lorsqu’il congédia la jeune femme, son bloc-notes ne contenait rien d’exploitable.
Akos doutait que les autres témoins lui apportent de nouveaux éléments. Il poursuivit tout de même ses auditions avec le collègue de Sarah, puis son patron. De ce dernier, il ne tira rien. Il se nota seulement une tâche pour envoyer un signalement à l’inspection du travail pour rappeler au propriétaire certains textes de loi.
Il sortit de l’hôtel. Il s’était mis à pleuvoir. D’ordinaire, il aurait pris les transports en commun pour retourner au commissariat de police mais il préféra faire une exception et héla le taxi garé à la station, de l’autre côté de l’avenue.
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