Chapitre 23
Akos s’installa à son bureau et posa le rapport de Freya devant lui. Comme il l’avait évoqué avec Ely, il avait ensuite congédié l’émissaire de Walmsley afin de récupérer son bureau. Il voulait se mettre les idées au clair sur l’enquête, au calme et sans personne pour l’interrompre dans ses réflexions. Mais avant cela, misant sur le fait que cela lui donnerait des éclairages complémentaires, il décida de lire la prose de Freya.
24 mars 2039. C’était la date de naissance de Henri Miller, un jeune garçon américain reconnu comme le tout premier pré-Druide. A l’époque, on ne les appelait pas ainsi. Ils étaient juste considérés comme des patients ordinaires atteints d’une maladie congénitale inconnue. C’est ce que laissait penser les symptômes.
Le terme « Pré-Druide » fut introduit dans la littérature scientifique a posteriori pour désigner la première génération de sujets pour lesquels, seules les transformations physiques étaient présentes.
La chose la plus remarquable, les premières années, fut l’incapacité du système sanitaire à détecter l’émergence de la pathologie alors même que la liste des symptômes était simple et précise. Devant l’incapacité des autorités sanitaires à l’expliquer, quelques journalistes d’investigation plus à même de remettre en cause le système, révélèrent la raison du dysfonctionnement. La maladie n’étant pas susceptible de générer sous forme de tests ou de traitements spécifiques une activité rentabilisable pour les laboratoires, le manque de financement généra le désintérêt de chercheurs en pleine phase de paupérisation. Il faut dire que cette époque avait vu s’appliquer une transformation radicale du secteur médical. Celle-ci s’accompagna d’une corruption généralisée des institutions de tutelle. Le modèle quoiqu’il puisse avoir été dit sur sa régulation, continua à perdurer car il répondait parfaitement à de puissants intérêts croisés. Ainsi le cœur du métier du soin continua d’être rangé au niveau de simple variable d’ajustement.
Apparition de kyste, modification de pigmentation et céphalées récurrentes, les symptômes de cette maladie ne présentaient aucun caractère inquiétant. Assez logiquement, une fois entrée dans la nomenclature, la pathologie fut envoyée dans les profondeurs du classement RSI. Indicateur permettant de prioriser et allouer les fonds publics pour la recherche. Le nombre de cas augmenta de manière significative d’une année sur l’autre mais cela n’activa aucune alerte sanitaire. Une première étude fut réalisée en Angleterre dix ans après. Elle se limita à l’aspect épidémiologique et recensa minutieusement les milliers de patients pour tenter d’identifier les mécanismes de propagation. Mais elle échoua et dans ses conclusions, se contenta d’imaginer sur de fumeux fondements, une hypothétique conjonction entre paramètres environnementaux et habitudes alimentaires.
Cinq ans plus tard, une seconde étude russe reprit les données et introduisit des critères sociologiques que l’équipe précédente avait écarté idéologiquement. Cet ajout permit de mettre en évidence que les malades étaient tous issus de couches sociales pauvres et marginalisées. Si cela ne constituait pas une raison médicale, ce ciblage fut crucial pour identifier que tous les patients avaient au moins un parent en dépendance sévère à une drogue : l’Optarine.
Cette substance était conçue pour agir au niveau moléculaire en permettant une réécriture ciblée de l'ADN, favorisant une production accrue de neurotransmetteurs associés au bien-être, tels que la dopamine, la sérotonine et les endorphines. En stimulant ces réactions biochimiques, elle aidait à induire des sentiments de joie, d'optimisme et d'épanouissement chez la personne à qui on l’administrait. L’Optarine avait été mise au point sous la forme de vaccin qui était le mode de traitement standard de la médecine de cette période. Cependant après une mise sur le marché précipitée, on constata rapidement que ce vaccin n’avait qu’un effet très limité dans le temps et qu’il fallait multiplier les doses pour maintenir l’effet. Ce qui fut fait, entraînant sans surprise et bien que cela fut nié jusqu’à obtention de l’autorisation des tutelles, un phénomène d’accoutumance couplé à des effets secondaires sévères pour les personnes vaccinées. Les autorités sanitaires après seulement trois années et sous la pression médiatique qui avait mise au jour les conflits d’intérêt qui avaient mené à cette situation, prirent la décision d’interdire la vente du produit. Cependant le mal était fait et des circuits parallèles se mirent en place pour continuer de fournir le produit à ceux qui en étaient devenus dépendants. Il fallut une vingtaine d’années pour mettre un terme au trafic et en réalité, il ne disparut en pratique qu’à la mort des consommateurs. Même si certains tirèrent de cette catastrophe industrielle de substantiels bénéfices, l’opinion publique fut particulièrement traumatisée et demanda des comptes aux différentes autorités qui prirent des mesures en conséquence.
Le lien fait entre l’Optarine et la maladie des Pre-Druides ne servit pas à grand-chose sauf à le reconnaître comme effet secondaire. Certaines victimes engagèrent tout de même des actions en justice pour que les laboratoires acceptent de prendre en charge les soins. Aucune n’aboutit. La raison non invoquée de ce refus était une réalité qui commençait à se faire jour : les caractéristiques Druidiques se transmettaient et de surcroît évoluaient. Valider une prise en charge des soins par les laboratoires revenait à les condamner à payer sans limite de durée pour un nombre croissant de personnes. De plus, certains théoriciens commencèrent à évoquer une rupture d’espèce entre ces soi-disant malades et les humains normaux. Les autorités politiques sous la pression conjointe des autorités sanitaires et des lobbies pharmaceutiques s’empressèrent donc de modifier le cadre juridique pour éviter un effondrement économique total du système global de santé.
Akos reposa le dossier. Il n’en avait pas parcouru le tiers qu’il bouillait déjà intérieurement. Cela n’avait rien à voir avec l’enquête. Il était simplement en colère. Contre quoi ? Il ne savait pas exactement. Dans sa tête, il voyait bien là où le mal s’était immiscé pour tirer son épingle du jeu mais il voyait aussi que ce qui en était à l’origine ne l’était pas. C’était la nature humaine et sa propension à ne voir les choses que sous un prisme de lecture réduit qui engendrait toutes les monstruosités.
Ce dossier racontait des choses qui s’étaient passées plus d’un millénaire auparavant mais qu’en serait-il si cela s’était passé maintenant ? Après tout, si son travail d’inspecteur existait encore, cela ne signifiait-il pas que rien n’avait changé ?
Il reprit le dossier et continua sa lecture.
La découverte des capacités des Druides de la seconde génération n’intervint que très progressivement. La raison était très vraisemblablement liée au fait que la plupart des individus ne comprenaient pas ce qu’il leur arrivait. Ceux qui commencèrent à le réaliser, les plus intelligents, anticipèrent sûrement les réactions de la population. Il fallait bien noter que ces personnes ne se ressentaient pas comme fondamentalement différentes de leurs congénères et socialement elles répondaient aux mêmes aspirations. Si une différence était mise en avant, il n’était pas compliqué de prévoir qu’un mécanisme comparable au racisme allait se mettre en place. Les historiens estimèrent que c’était pour cette raison qu’une grande part des Druides de seconde et troisième génération, était attachée à être reconnue comme des malades. Cependant, la communauté scientifique ne pouvait plus tenir ce discours. Les modifications physiques de ces individus ne pouvaient plus être considérés comme des effets secondaires puisque celles-ci faisaient partie de leur patrimoine génétique. Du point de vue de la science, il fallait accepter de reconnaître les Druides comme une espèce humanoïde à part. C’est ainsi que la dénomination « Optariens » apparut bien qu’elle se fit supplantée une cinquantaine d’années plus tard par « Druides ».
Ce terme fut utilisé pour la première fois, dans un article de l’European Quarter sous la plume de Noah Bolkonski où le journaliste rapportait le verdict d’un procès d’un jeune adolescent optarien qui était accusé de ne pas avoir porté assistance à un de ces camarades, devenu paraplégique à la suite de sa chute d’une grue alors qu’il jouait sur un chantier. Les parents de la victime estimaient que le jeune optarien s’était rendu coupable d’homicide involontaire, les relations entre les deux jeunes gens étant notoirement mauvaises. Dans son papier, le journaliste avait donc fait un parallèle faux mais suffisamment évocateur entre les capacités optariennes et les supposés dons de vision des druides des temps anciens. Le terme plut et remplaça rapidement son prédécesseur, probablement parce qu’il renvoyait à un imaginaire moins scientifique.
Les actions à l’encontre des Druides s’intensifièrent au gré du temps jusqu’à provoquer en réaction la création d’une multitude de communautés et institutions qui leur étaient dédiées. Cette structuration entraîna l’émergence de la notion de « caste », le terme « race » étant encore très négativement connoté.
Les conditions de vie se dégradant toujours plus au niveau mondial année après année, à cause d’une concurrence accrue pour l’exploitation des ressources en constante contraction, les tensions sociales devinrent de plus en plus extrêmes. Ceci devint un terreau particulièrement favorable aux développements de deux éléments qui conduisirent au conflit général connu sous le nom des Guerres Druidiques.
Les mouvements initialement conçus pour défendre les Druides évoluèrent face aux diverses adversités vers des organisations plus offensives. Le concept d’une supériorité de la caste sur le genre humain émergea poussé par des personnalités influentes avec l’appui d’une frange minoritaire des Druides et en grande partie à leurs dépens.
L’idéologie mise en avant poussa une partie des grandes puissances d’argent a inféodé la population druidique en organisant une concurrence suivie d’un marché lucratif pour s’octroyer leurs services. Cela mena autant à des captations de valeurs hors normes de quelques-uns, qu’une pauvreté voire une exploitation esclavagiste de tous les autres.
Bien que factuellement le système conduisit à des régressions de droits optariens comme sociaux, des conditions de vie effroyables ainsi que des trafics en tout genre, il fut soutenu et défendu par la quasi-totalité de la population druidique. Afin de comprendre ce qui peut apparaître comme une absurdité au premier abord, il faut prendre en compte le contexte idéologique puis géopolitique international.
Face à l’idéologie de la supériorité druidique, le courant présentant les Druides comme une sous-espèce n’exista pratiquement pas. Étant donné qu’un Druide était littéralement et historiquement, un être humain avec un bénéfice génétique, tout argumentation visant à démontrer le contraire était facilement anéantie. Le courant égalitaire aurait dû être une réponse plus équilibrée mais n’eut pas l’engouement escompté. Pourtant, les raisons de cette désaffection avaient été théorisées dès le début du second millénaire par certaines personnalités qui avaient remarqué la corrélation quasi parfaite dans les sociétés entre disponibilités des ressources et droits sociaux et humains. La période préparant les Guerres Druidiques précédant l’effondrement démographique mondial, les conditions n’étaient pas réunies pour asseoir cette vision au sein des populations.
La résultante de tous ces mécanismes permit à une idéologie plus radicale d’amalgamer les tenants d’une éradication totale avec la masse des indifférents pour qui le sort des Druides était un non-sujet.
C’est ainsi que la géopolitique surfant sur deux courants de fond opposés, instrumentalisa les réalités jusqu’à les utiliser comme prétextes à l’entrée dans un conflit mondial dont le réel enjeu était les ressources et la variable d’ajustement cachée, la démographie globale.
Il n’est plus à démontrer scientifiquement que la chute brutale de la population qu’elle soit du aux faits de guerre, à la chute de la natalité ou aux conditions de vie, a forcé les États quels qu’ils soient à modifier leur rhétorique de concurrence « tous contre tous » à compter du moment où celle-ci ne pouvait plus être artificiellement entretenue.
Ainsi se terminait la première partie du rapport de Freya. Akos ne pouvait rien lui reprocher sur le fond, ni la forme mais il fallait reconnaître que la densité du propos le rendait ardu à lire. Cela dit, il était très instructif. Akos ne savait pas bien dans quelle mesure, toutes ses informations pouvaient l’aider dans son enquête mais il notait une chose : à aucun moment, le rapport de Freya se plaçait du point de vue des Druides. Pourtant dans certains passages, l’illusion était presque parfaite. Le seul hic dans l’histoire était qu’à chaque fois où le raisonnement druidique semblait décrit, c’était en réalité, celui d’un être humain dans la position du Druide. Akos en était convaincu, être Druide modifiait la perception du réel et des enjeux.
Akos parcourut la seconde partie. Celle-ci n’était pas rédigée au sens propre du terme. Il s’agissait plutôt d’une sorte de tableau qui s’étendait sur une vingtaine de pages et qui présentait, classée par catégorie, une information sur les Druides. La première catégorie était en réalité un quizz vrai/faux sur toutes les affirmations qu’on rencontrait à leur propos. Cela allait de la couleur de leur sang, à la profondeur de leur vision du temps en passant par l’affirmation selon laquelle le Druide pouvait vivre des dizaines de milliers d’années. La réponse à la dernière était évidente mais il fallait reconnaître que pour bon nombre d’entre elles, la frontière entre le réel et le plausible était difficile à faire. Akos s’amusa un peu sur cette partie à compter le nombre de bonnes réponses qu’il avait.
Alors qu’il tournait la dernière page de cette partie, son œil fut attiré par une photo à côté de laquelle il était écrit : « Les Druides pratiquent-ils la magie ? ». La réponse était bien entendu négative et le cliché mis en illustration était la référence sur laquelle les gens s’étaient appuyées pour affirmer le contraire. La photo présentait une sorte de ceinture avec des emplacements refermables où venaient se loger des petites fioles. La légende expliquait qu’en réalité ce genre d’équipement n’était qu’une sorte de kit de shoot qui servait à certains Druides pour amplifier leurs capacités. Il n’y avait aucune preuve formelle de l’efficacité de ces techniques mais elles n’avaient rien de magiques. Il y avait ensuite un renvoi vers une annexe photographique. C’était donc cela qu’ils avaient récupéré sur les lieux du meurtre. Même si ça ne faisait pas avancer l’enquête, Akos était content de pouvoir transformer une supposition en information confirmée. Il continua le quizz et eut la satisfaction d’avoir un score un peu au-dessus de la moyenne.
Il arrivait à la fin du rapport « Enjeux et stratégie face aux risques Druidiques ». Cela ne l’inspirait pas du tout car sans l’avoir lu deux conclusions s’imposaient à lui. Un, cette dernière partie, ne contiendrait pas la remise en perspective qui lui manquait. Deux, même après toute cette rétrospective sur ce qu’avait été une gestion catastrophique du fait druidique, il restait encore des gens pour l’anticiper comme un nécessaire affrontement.
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