Chapitre 33

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Avec la semaine qui avait défilé à toute vitesse, Akos ne s’était pas rendu compte qu’on était samedi. C’était un peu le problème de travailler dans la police, hormis le dimanche où le commissariat réduisait considérablement son activité, le reste du temps, il était pratiquement impossible de distinguer les jours de la semaine. C’est Ely qui le lui rappela lorsqu’il lui demanda si elle avait croisé Freya.

« Elle a dû prendre son week-end. Vu qu’en temps ordinaire, elle travaille en tant qu’analyste, elle est peut-être habituée à des horaires à la cool. Et honnêtement, si je suis venue, c’est juste parce que tu m’as dit à demain hier et que je me suis doutée que tu viendrais. Tu as déjà un programme en vue pour aujourd’hui ? »

Akos se gratta la tête et finit par reconnaître qu’il n’avait rien prévu.

« Cela dit, je pense qu’on peut aller se dégourdir les jambes, car il y a une adresse où nous ne nous sommes toujours pas rendus.

— Laquelle ? demanda Ely en commençant à fouiller ses notes.

— La librairie de notre Druide.

— Tu as raison. Elle m’était complètement sortie de l’idée ! J’espère qu’elle est ouverte aujourd’hui.

— Un samedi, j’espère que oui. Mais ça ne coûte rien de vérifier. »

Et une fois, les horaires d’ouvertures confirmés, les deux collègues se mirent en chemin.

*

« Tu t’attends à trouver quoi là-bas ?

— Des livres ? répondit ironiquement Akos.

— Très drôle. Non mais sérieusement ?

— Je ne sais pas trop. On sait que notre victime s’y est rendu à plusieurs reprises et on n’a pas retrouvé dans ses affaires un seul bouquin. Première conclusion évidente, il n’allait pas dans cette librairie pour remplir sa bibliothèque.

— Peut-être que ce n’était qu’un point de rendez-vous.

— Cela, nous devrions le savoir assez vite. Vu le quartier où la librairie est située, je pense qu’elle aura sûrement un système de vidéo-surveillance. On devrait pouvoir l’exploiter.

— Sinon, je serai obligée de faire comme pour l’hôtel et demander les images de celle de la ville, fit Ely en soupirant.

— On le fera de toute manière, juste par précaution et pour étoffer le dossier. Il vaut mieux toujours récupérer plus que pas assez. »

Lorsqu’ils arrivèrent aux abords de l’adresse, ils remarquèrent que la rue était plutôt passante. Ce n’était pas très surprenant car le quartier se trouvait à la croisée d’itinéraires à vocation touristique. Il restait assez peu d’endroits dans la ville qui avait gardé cette caractéristique. Le manque constant d’investissements publics avait drastiquement fait chuter l’attractivité et la curiosité des gens de passage. Cependant quelques quartiers, dont une partie importante des revenus provenait de cette activité, résistaient en essayant de conserver un cadre intéressant. En règle générale, il s’agissait d’un ensemble conjoint de monuments, de magasins et autres établissements de divertissements qui tentaient par tous les moyens de coller à une carte postale complètement désuète. En d’autres termes, c’était comme si on avait plongé le quartier dans du formol pour permettre à un panel de gens plutôt aisées d’éprouver un sentiment nostalgique d’une époque qu’elles n’avaient jamais connue. Le concept dépassait un peu les personnes comme Ely et Akos puisque pour éprouver une nostalgie, il fallait d’abord avoir développé un attachement aux lieux.

Cela dit, Ely, un peu plus sensible à l’esthétique qu’Akos, nota l’effort fait pour rendre l’aménagement agréable à l’œil. La librairie ne faisait pas exception. Elle se démarquait déjà par sa devanture bleu nuit de bois peint. L’enseigne composée de lettres en relief et avec pour seul éclairage une réglette de diodes luminescentes un peu jaunes se démarquait de très loin des librairies ordinaires.

« On dirait les librairies qu’on voit dans les vieux livres, fit remarquer Ely. T’es sûr que nous n’avons pas voyagé dans le temps ?

— C’est vrai que le décor est assez spécial, répondit Akos. Peut-être que pour notre Druide, c’était important. Vu qu’ils n’ont pas le même rapport au temps que nous, j’imagine que des lieux dont l’aspect reste le même après un, deux ou trois siècles sont rassurants car plus familiers. »

Ely acquiesça. C’était plausible.

« On entre ? demanda-t-elle.

— Bien sûr, je ne comptais pas rester devant, de toute façon. » répondit Akos en riant.

Lorsqu’ils passèrent la porte, les deux collègues sursautèrent légèrement en entendant un carillon résonner dans tout le magasin. Au fond, assis derrière son comptoir un livre entre les mains, un homme d’une cinquantaine d’années, petites lunettes cerclées en acier sur le nez, leva les yeux quelques instants, salua le couple d’un signe de tête puis retourna à sa lecture.

« Charmant accueil, murmura Ely.

— C’est une librairie à l’ancienne, tu t’attendais à quoi ? »

Ely ne répondit pas et se contenta d’hausser les épaules. La librairie était aménagée de sorte à maximiser l’espace pour les livres comprimés, les uns contre les autres sur cinq à sept étagères suivant les formats. Pour circuler entre les rayons, il était interdit d’avoir de l’embonpoint. Akos regarda titres, étiquettes et conclut assez rapidement que la librairie ne se cantonnait pas à un genre en particulier. La seule originalité par rapport à ses homologues plus modernes, était qu’elle semblait vendre aussi des ouvrages anciens. Un soin particulier était aussi apporté dans le classement. Akos n’était pas expert dans le domaine mais il était sensible à ce genre de détail d’organisation. Au bout de cinq minutes à naviguer dans les rayons et voyant que le gérant ne semblait pas vouloir venir à leur rencontre, il décida de se rendre au fond vers le comptoir.

« Bonjour, Inspecteurs Daimonokton et Pechanaybour. Auriez-vous quelques minutes à nous accorder ? »

Ely chercha à croiser le regard d’Akos. Elle n’avait pas le titre d’inspecteur.

« La police ? interrogea l’homme en réhaussant ses lunettes. Il s’est passé quelque chose dans le quartier ? Je suis toujours plongé dans mes bouquins, je ne sais pas si je pourrais vous aider. Mais allons-y, les clients ne se bousculent pas dans les rayons, ce matin. On n’est pas loin de Noël pourtant.

— Pourriez-vous me dire si vous connaissez cette personne ? demanda Akos en présentant une photo du visage du Druide.

— Oh, je ne peux pas dire que je le connais mais je l’ai déjà vu. Il est venu plusieurs fois dans la boutique, jamais rien acheté du reste. Mais un gaillard comme ça, vous ne pouvez pas l’oublier. C’est un Druide en plus, n’est-ce pas ? Avant cela, j’étais persuadé qu’ils avaient tous disparu.

— Comment le savez-vous ?

— Quoi donc ?

— Qu’il s’agit d’un Druide. »

L’homme sembla surpris par la question.

« Les livres, Inspecteur, les livres. Si je n’avais pas lu, j’aurais sûrement pris mes jambes à mon cou, ou bien j’aurais appelé vos collègues.

— Vous savez ce qu’il venait faire ici ? Avez-vous parlé ?

— Une question à la fois, répliqua le libraire. Je ne suis pas une machine. Ce qu’il venait faire ici ? A votre avis, que vient-on faire en général dans une boutique comme la mienne ? Après est-ce que je lui ai parlé… Je ne crois pas, je pense que je m’en souviendrais. Mais… Pourquoi voulez-vous savoir tout ça ? Il est recherché ? Il a agressé quelqu’un ?

— Je ne peux rien vous dire.

— Ben voyons. » fit l’homme visiblement mécontent d’une telle réponse.

Akos demanda ensuite si le magasin disposait de la vidéo-surveillance.

« Oh pour ceci, je vais vous donner les coordonnées de la société qui s’occupe de ça. A part utiliser ce pupitre, c’est bien la seule chose que je comprends à tout ce bazar. » fit-il en pointant du doigt, le dispositif qui lui permettait de sélectionner individuellement toutes les caméras du magasin.

Le libraire griffonna quelques lignes sur un bloc-notes dont il arracha la page et la tendit à Akos. Ce dernier la prit et la donna directement à Ely.

« Peux-tu la contacter tout de suite ? »

Ely ne comprit pas vraiment l’empressement d’Akos mais dans le doute, elle s’exécuta et fut mise en ligne avec le support en ligne. Au final, cela se révéla une bonne idée car avec l’autorisation du gérant et la photo, le technicien proposa d’utiliser la fonctionnalité permettant retrouver les sections d’enregistrement où le Druide apparaissait. Le libraire qui suivit l’opération en se positionnant derrière, sembla très étonné et très intéressé par la manœuvre.

Ely fit défiler les séquences d’une dizaine de minutes chacune à vitesse rapide, puis ayant compris comment fonctionnait le système, rembobina pour revenir se caler sur une section dont elle avait remarqué qu’elle se répétait à chaque fois.

« Regarde. » dit-elle à Akos en lui donnant un léger coup de coude dans les côtes.

Elle défila les images une à une et zooma progressivement sur le geste que faisait le Druide.

« On dirait qu’il a inséré un papier entre les pages de ce bouquin. »

Akos se retourna vers le libraire et lui demanda :

« Vous sauriez retrouver ce livre dans le rayonnage ? »

L’homme resta quelques secondes, un peu interdit et partit dans les rayons. Ely accéléra jusqu’aux séquences suivantes pour vérifier qu’il s’agissait bien du même livre à chaque fois.

Le libraire revint avec le bouquin en question et le feuilleta rapidement : rien.

« C’est étrange. Pourtant il s’agit bien de ce livre. Je n’en ai qu’un seul exemplaire de celui-ci. Impossible de se tromper. »

Ely prit un air un peu blasé mais finit par s’adresser au technicien de la hotline :

« Il va nous falloir la totalité de l’enregistrement depuis la première séquence. Comment fait-on pour exporter ça ? »

*

« Purée que c’est frustrant ! s’exclama Ely, une fois sortie de la librairie.

— Peut-être mais ça semble confirmer ton hypothèse. On ne sait pas ce que faisait ce Druide mais on sait maintenant qu’il ne travaillait pas seul, répondit Akos.

— Tu dis cela pour me consoler, c’est ça ?

— Non, pour te consoler, je t’invite au restau. Je ne m’en suis pas rendu compte mais nous y sommes restés un paquet de temps dans cette boutique. Il n’est pas encore tout à fait midi mais j’ai quand même l’estomac sur les talons. »

Ely n’avait pas très faim mais, comme elle n’avait pas non plus envie de manger sur le pouce, elle accepta. Ils déambulèrent une vingtaine de minutes dans les rues à la recherche d’une enseigne qui les motive vraiment.

Ely repéra une petite crêperie au fond d’une impasse et malgré qu’Akos trouvât que l’emplacement n’était pas engageant, la carte plutôt traditionnelle mais alléchante finit de le convaincre. C’était ce qu’il aimait avec Ely, l’un proposait une idée, l’autre pinaillait et au final, les deux finissaient par s’accorder sans qu’aucun ne se soumette à l’avis d’un seul. Si il y avait tension, la plupart du temps, c’était lui qui interprétait de travers les choses, ou bien ne prenait pas le temps d’anticiper les conséquences de ses actes. Le deuxième souci était le plus délicat. Lui qui avait pris des habitudes solitaires, devait se rééduquer pour ajouter une étape dans son schéma de pensée alors que sa rationalité lui disait de prendre le chemin le plus court.

Une fois dans le restaurant, une serveuse les installa à proximité de la vitrine et juste à côté d’un immense écran sur lequel défilait un flot continue de reportages d’actualités. La place était confortable mais à chaque jingle introduisant la nouvelle suivante, Ely et Akos tournaient systématiquement quelques secondes leurs yeux vers l’écran. Ils déjeunèrent tranquillement et alors qu’ils attendaient leurs desserts un flash spécial retint leur attention. Et pour cause, puisque cela se déroulait un peu avant la traversée du pont côté rive droite. Les images montraient une femme suivie par deux hommes, une cinquantaine de mètres derrière, qui soudainement tombait à terre, visiblement touchée à la jambe. Elle se relevait, la caméra zoomait et on voyait les deux hommes se mettre à courir vers elle. Puis sans que cela ne soit prévisible, la femme enjambait le muret à l’entrée du pont, sautait dans le fleuve et disparaissait dans les flots. La caméra revenait ensuite sur les deux hommes qui s’éloignaient déjà en courant alors que les militaires assignés à la surveillance du pont, s’agitaient un peu dans tous les sens pour tenter de retrouver la femme. Ce n’est qu’ensuite qu’un gros plan sur la femme resta à l’écran avec les commentaires assez insipides du journaliste pour dire qu’en définitive, il ne savait rien des circonstances et qu’il diffusait les images brutes. Du journalisme de haut vol.

Mais Ely vit bien dans le regard d’Akos que quelque chose n’allait pas.

« Heureusement que nous y sommes allés hier. A la même heure, nous étions exactement au même endroit, dit-elle pour essayer d’engager une explication ou un commentaire.

— Ce n’est pas ça le problème. C’est la femme.

— Tu la connais ? En même temps, l’image n’est super nette. En plus avec son foulard, ses lunettes et son manteau chelou, va la reconnaître.

— Non c’est elle.

— Mais elle, qui ? »

Akos détourna les yeux de l’écran. Il était livide.

« La femme d’hier.

— De qui parles-tu ? »

Il fallut encore une petite minute à Akos pour reprendre le fil de ses pensées.

« J’ai parlé à Lys avec cette femme. »

Le front d’Ely se plissa.

« Je croyais que tu le n’avais jamais vu cette Lys. Tu l’as croisée avec cette femme hier ? Quand ça ?

— Mais non. C’était hier avant midi. Cette femme me parlait à la place de Lys. Enfin, non. Lys utilisait cette femme pour parler.

— Ok, fit Ely qui, sans en avoir la certitude, commençait à intégrer la situation. Mais que ferait-elle là-bas… Bordel ! »

Ely venait de comprendre.

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