7.2
Je scrutais comme chaque jour le ciel à la recherche d’un pigeon me portant une lettre de Maman. Après six mois, je commençais à m’inquiéter de ne pas recevoir de réponse. Je ne savais pas ce qui avait pu se passer. Peut-être le facteur était-il un incompétent, ou alors on avait volé la lettre… Ou bien elle avait déménagé. La maison devait lui paraître grande maintenant qu’elle y vivait seule après tout. Tout me semblait plus acceptable que de penser qu’elle avait préféré couper les ponts.
Je restai à attendre à côté de la boite aux lettres jusqu’à ce qu’Evade vienne me chercher pour le cours de la matinée. Il faisait trop lourd pour travailler dehors, aussi nous allâmes dans la salle de classe, au frais des pierres. Elle me fit réciter mon vocabulaire Sakre que j’étais supposée avoir appris la veille, mais puisque j’avais dessiné jusqu’à la tombée du jour, je n’avais aucune bonne réponse à lui donner. Très vite, elle s’agaça :
— Mais triple andouille je te demande pas la mer à boire, juste de connaitre quatre conjugaisons et quelques mots de base !
— Mais ça sert à rien !
— Comment ça ! Je t’ai déjà raconté l’histoire des poulets ?
— Oui.
— Un jour j’ai eu affaire à un gars, fallait qu’on l’interroge pour savoir si c’était lui qui volait les poulets de la mère Verchamp…
— Mais je sais, tu me l’as dit trois fois déjà !
— Chut. Le gars donc, il parlait pas Ephien. Alors tiens, pour l’interroger bonjour l’histoire ! On a attendu trois heures en le regardant dans le blanc des yeux qu’il se mette de lui-même à se remémorer la planque où il cachait les poules.
— Mais, tu mens, comment ça vous avez trouvé la planque ? La dernière fois tu m’as dit que vous aviez vu les poulets s’envoler sur le lac dans son esprit.
— Oui. D’abord ils se sont envolés, mais ensuite ils sont allés chez lui et il a déclaré qu’ils étaient à lui. Tu vois je fais bien te radoter, tu avais tout oublié.
— Mais même, ça tient pas debout ton histoire. Depuis quand on travaille pour des fermiers ? Avec quel argent ils ont payé ?
— Ah non, mais attends ! C’était pas n’importe quelle ferme ! La ferme de la mère Verchamp c’est la plus grande du duché d’améthyste !
Je n’insistais pas plus. Tristana disait avant chaque bataille « L’abandon est reposant. Demi-tour, allons dormir. » et je trouvais cela très juste. Moins je luttais contre Evade, plus j’avais de temps pour lire et dessiner.
Avant le repos toutefois, il fallait que je passe par la salle de bain qui s’encrassait plus vite que Morvax finissait son assiette. Je nettoyais maintenant avec une efficacité redoutable bien que mes camarades ne me facilitassent pas la tâche. Des mois que je les tannais pour qu’ils utilisent la raclette après leur douche et il n’y en avait pas un pour le faire.
Cherchant mon balai, je remarquai du mouvement sur la surface du bassin. Quelques gouttes commençaient à s’y écraser, agitant l'eau de petites vaguelettes. Je m’approchai et levai les yeux. Le ciel était gris, presque anthracite, menaçant. J’aurais dû le voir venir : cela faisait plusieurs jours que l’atmosphère nous écrasait et que les oiseaux volaient bas.
La taille des gouttes laissait présager que ce ne serait pas une petite averse. Je jetai un œil au drain, mais il ne semblait pas sale. Il arrivait que l’eau de sous la roche apporte quelques saletés qui se coinçaient dans le fin grillage. Satisfaite, j’abandonnai mon poste pour rejoindre les autres dans la salle à manger.
L’effervescence était la même qu’à la dernière pluie : tout le monde se collait aux fenêtres, les enfants piaillaient, les adultes souriaient. À travers la porte ouverte, Piéconfus criait :
— Rentrez, ne soyez pas idiots !
Je m’approchais pour voir le problème : Giganti et Morvax restaient dehors sous la pluie qui s’intensifiait. Ils couraient en rond et dansaient de joie. Je voulus les rejoindre, mais Evade me retint :
— C’est un coup à prendre la foudre Gobie. Fais pas l’andouille.
Piéconfus finit par aller chercher les deux jeunes par le col. On leur porta des serviettes avant qu’ils ne dégoulinent partout. Divin alerté par le bruit sortit de ses quartiers, nous jeta un regard mauvais, nous demanda de nous taire puis reparti. Quel rabat-joie. Il fallait toujours qu’il plombe l’ambiance.
Nous nous miment donc à nous réjouir en chuchotant, jusqu’à ce que Fléchdor déboule dans la salle, son arc en main. Cocher la suivait de près et s’agaçait contre elle :
— Il pleut trop, attend au moins que ça se calme.
— Ça ne se calmera pas avant des heures. Tu veux quoi ? Qu’on aille chasser la nuit tombée ?
Tout le monde se tut pour écouter la dispute.
— Ah, mais ne trépigne pas comme ça, tu m’agaces. On ira demain.
— Demain les rats seront rentrés dans leurs trous, ça ne vaudra plus la peine !
— Tu as décidé de me casser les pieds aujourd’hui. Très bien, mais quand tu tomberas malade…
— Je ne me plaindrais pas. Allez vite, viens sceller.
On se poussa sur leur passage, chacun craignant de se prendre un coup d’arc tant Fléchdor marchait vite. Cocher sembla la suivre à regret, soupirant avant de s’engouffrer sous la pluie. Elle tombait par trombes maintenant. La grisaille les avala entièrement.
Je me précipitai vers le dortoir, essayant de percevoir les écuries depuis les fenêtres du fond. Les chevaux s’étaient réfugiés dans leur petite stabulation de bois. Les cavaliers les rejoignirent en courant. Ils étaient trop loin pour que je pusse lire leurs pensées, mais je pariais que Cocher rageait d’exposer le cuir des selles à l’humidité. J’aurais aimé savoir ce que Fléchdor pensait aussi. Elle devait sacrément aimer le ragoût pour tenir autant à aller chasser par ce temps. Moi je n’aurais pas risqué un pied dehors.
Après qu’ils eurent disparu dans le nuage, j’allai jouer avec Morvax et Saitout. Aucun de nous ne se concentrait vraiment sur les cartes. Nous pensions à nos chasseurs qui bravaient la pluie. Plus les heures passaient et plus l’inquiétude montait. Tincelle attendait devant la porte de la cuisine. Elle avait fini de préparer la sauce et les légumes, il lui fallait la viande maintenant. Mais le ciel gris se fanait en noir et ils ne revenaient toujours pas.
Le plus angoissé ce devait être Tendre. C’était sa première pluie après tout. Il était arrivé il y a trois mois, tout timide et solitaire. Cocher l’avait pris comme apprenti par peine en constatant qu’il ne trouvait de réconfort qu’auprès des bêtes. Comme il ne quittait presque jamais les écuries et n’avait pas un seul copain, j’avais commencé à passer le voir de temps à autre. Il n’était pas très bavard alors je lisais ses pensées, juste un peu, pour comprendre.
Là par exemple, il se dit que dans l’obscurité, Cocher risquait de perdre le chemin. Alors il alluma deux lampes, et brava la pluie pour les accrocher à la tourelle que le vent menaçait de faire basculer. À travers le mélange poisseux de brouillard et de pluie, on ne voyait qu’une lueur vacillante, comme un petit farfadet qui se promenait dans la cour.
Quand il rentra, je respirai de nouveau.
— C’est dangereux de faire ça, lui dis-je.
— C’est encore plus dangereux de se perdre sous la pluie.
Voyant qu’il tremblait de froid, je passai une serviette autour de ses épaules et l’emmenai près de l’âtre. J’ajoutai une buche et vins m’asseoir auprès de lui pour le consoler :
— Allez, détends-toi, ils vont bientôt revenir.
— Elle n’en sait rien. Benedict ne voulait pas y aller, elle savait que c’était une mauvaise idée. Mais Fléchdor ne sait pas écouter les chevaux. Elle est trop bête.
Je pouvais écouter ses pensées sans qu’il ne s’en rende compte, mais seulement quelques secondes. C’était Evade qui m’avait appris ça : si on se retirait juste avant que l’esprit ne commence à s’agiter, notre victime ne se rendait compte de rien. Au début je m’étais juré de ne jamais le faire : d’une part parce que si on me choppait c’était l’engueulade assurée, d’autre part parce que je ne voulais plus savoir qui pensait quoi. Et puis, que Tendre ne me réponde jamais rien m’avait rendue folle de curiosité et j’avais fini par craquer. J’y avais même pris goût.
Je restai auprès de lui à regarder les flammes danser. Alors que je secouais une braise du bout du tison, il se lava d’un coup, les yeux écarquillés.
— Hey, qu’est-ce qui t’arrive ?
— Chut. Ils arrivent.
J’écoutai avec lui. C’était presque imperceptible, mais la jument restée à l’écurie hennissait et ses comparses lui répondaient au loin. Leurs cris se rapprochèrent jusqu’à ce qu’on les aperçoive enfin à la lueur des lanternes. Quelque chose n’allait pas.
Seul l’un des deux équidés était monté, par Fléchdor. L’autre n’avait plus de cavalier.
— Il a quoi ? demanda Morvax, pourquoi il bouge plus ?
Alors je le vit. Fléchdor le maintenait devant elle, son corps amorphe retombant comme un sac de pommes. Les chevaux marchèrent jusque devant la porte. Fléchdor se laissa tomber et amena avec elle l’homme inerte, qui tomba lourdement dans la boue. Tendre se jeta dehors et se mit à secouer sa forme frêle. Il le secoua par les épaules, puis lui prit la main. Elle ne se serra pas quand il lui hurla de le faire.
— Va au dortoir, m’ordonna sèchement Evade. Toi aussi, et toi aussi, ajouta-t-elle pour Morvax et Saitout.
Ce n’était pas souvent qu’elle parlait aussi sévèrement, alors j’obéis. En m’éloignant, j’essayai de capter ses pensées. Il n’y avait là qu’un tumulte de grossièretés.
— Merde chier putain la con de…
Je ne pus pas dormir. Les autres non plus. Tout le monde se murmurait des rumeurs, essayait de se remémorer la scène. Je décortiquais moi-même le souvenir que j’en avais, mais tout restait flou. Je n’avais qu’une image ; celle du postier d’avenir étendu, les yeux clos et le teint pâle. Alors quoi, il s’était endormi ? Il ne pouvait pas… Non, il ne pouvait pas être…
Au petit matin, Piéconfus vint nous l’annoncer : il était mort.
*
« Maman, pourquoi tu ne réponds pas ? Il s’est passé quelque chose de terrible, j’aurais aimé t’en parler… »
La journée qui suivit fut dédiée aux adieux. Son corps fut exposé dans la salle des cérémonies. Je refusais de m’y rendre. Je préférais garder l’image que j’avais de lui encore engoncé dans sa cape de pluie, chevauchant son cheval préféré. À ce souvenir se superposait sans cesse celui de Fléchdor tirant son corps de la selle pour l’amener au sol. La cape froissée étalée par terre. Une main dans la boue.
Je savais ce qu’était la mort, mais je ne savais pas quoi en faire. J’avais cru qu’elle était un élément de légende. Elle allait si bien avec les histoires. Jamais je n’aurais pensé qu’elle puisse se manifester ici, devant moi. Je ne comprenais même pas comment elle était arrivée. Fléchdor ne savait pas nous l’expliquer non plus. Il n’avait pas chuté, ne s’était pas pris de flèche, n’avait pas été attaqué par un cauchère. Il était juste mort comme ça, d’un cœur qui s’arrête pour écouter la pluie.
Evade m’accompagna en haut du remblai d’où nous regardâmes le causse délavé. Il n’y avait pas là la réponse à mes questions. Il n’y avait qu’un paysage sublime, et plus de postier d’avenir pour l’admirer. J’aurais aimé pouvoir lui dire « tu as vu comme c’est beau ? ». Il m’aurait répondu « Certes, certes. », mais il aurait regardé dans la même direction que moi et derrière son indifférence il aurait pensé « C’est vraiment beau. »
— Tristana prendra soin de lui, m’affirma doucement Evade.
Je la regardais pour savoir si comme moi l’amertume lui nouait la gorge. Elle avait plaqué ses cheveux courts en arrière, jugeant trop fantaisiste pour un tel jour de les dresser avec du gel. Mais surtout, le signe le plus évident de son deuil, c’est que ses yeux étaient pleins d’eau. Moi je n’avais toujours pas pleuré, je ne savais pas trop pourquoi.
— Tu l’aimais bien ? demandais-je
Elle haussa les épaules.
— C’est surtout Piéconfus qui l’aimait bien. Je lui parlais à peine en fait. C’est juste étrange de se dire qu’on ne le verra plus.
— Et pour Tendre ? Il va faire comment du coup ?
— Il aura sans doute un autre maître. Et s’il aime les chevaux, je ne doute pas que Piéconfus se proposera de lui apprendre à guider la charrette. Nous aurons besoin d’un nouveau conducteur de toute manière.
Je ne parvenais pas à m’imaginer quelqu’un d’autre que le Postier conduire les chevaux. Je chérissais encore le souvenir de ma rencontre avec lui, ce jour où il est venu me sauver de la vie mortifère que je menais. Lui et Piéconfus avaient été si gentils avec nous…
Le soleil fit le tour du paysage, puis nous dûmes aller à la cérémonie. Tout le monde portait la toge brune et avançait lentement vers la même salle où l’on m’avait donné un prénom. Mon cœur se mit à battre à tout rompre. Je n’avais jamais vu de corps dépourvu d’esprit. Allait-il avoir dégonflé ? Ou être tout vert ?
Quand j’entrai, je me calmai aussitôt. Le cercueil avait été fermé, je n’avais pas à le voir. Cela faisait bizarre de me dire qu’il était dans cette boite toute lisse. Sur lui ondulaient les lumières de quatre grands chandeliers. La cire des bougies gouttait sur le sol. Je pensais à la personne qui allait devoir nettoyer ça. C’était horrible à nettoyer la cire une fois que ça avait refroidi. Sur le tapis en plus, c’est pire que tout…
Quand nous fûmes tous là, un grand silence s’installa. Je ne pleurais toujours pas, mais je sentais que ce n’était pas loin. Je me retins de renâcler ; j’avais peur de le déranger dans sa mort si je faisais du bruit.
Divin se mit derrière son pupitre et nous invita à prendre quelques minutes pour penser à nos souvenirs avec Cocher. Je songeais à ce jour, à sa conversation avec Maman. Quand elle m’avait abandonné à lui sans aucun remords. Mon cœur se serra tellement fort que je le suppliai de ne pas s’arrêter. Je voulais continuer à vivre moi.
Ensuite il y eut les prières. Je ne retins rien de ce que clamait Divin. Ne pas pleurer et ne pas bouger, me demandait déjà toute ma concentration. De l’autre côté de la pièce, Tendre se mordait les joues et se balançait d’un pied sur l’autre. Il semblait se retenir tout autant que moi de pleurer. Et Morvax où était-il ? Ah, juste derrière moi. Quelqu’un me prit la main. Je reconnus Saitout ; c’était facile elle portait une unique bague sur l’annulaire. Tous mes copains étaient là, nous n’avions pas tout perdu, tout allait bien.
Quand les prières cessèrent, les adultes entonnèrent une mélodie. L’harmonie aurait été parfaite si Evade avait su chanter juste. Leur chanson contait l’histoire d’un esprit qui ne trouvait pas le chemin du plan des vents. Coincé sur le plan de terre, il vit ses enfants le pleurer, puis se consoler, grandir, se marier puis mourir à leur tour.
N’y tenant sans doute plus, Piéconfus quitta discrètement la salle. Puis se fût au tour de Tendre de céder, qui s’effondra carrément, la tête entre les genoux. Quand Prodige, qu’on avait laissé dehors, se mit à hurler à la mort, à la recherche de son maître, ce fut la goutte de trop. Les larmes qui étaient restées coincées dans ma gorge toute la journée se mirent à couler les unes après les autres. J’essayai de les retenir, de garder les épaules droites, mais c’était peine perdue.
*
« Chère Tristana, cela fait un an que tu veilles sur moi. Maman ne répond pas et mes copains sont trop occupés à pleurer, alors je viens te parler parce que j’ai quelques questions… »
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