9.2

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Tendre nous réveilla avant l’aube. Je m’étirais lassement dans les draps de lin. Qu’il était plaisant d’avoir un lit assez long pour que mes pieds n’en dépassent pas et de dormir le ventre plein à craquer de ragoût. Mon estomac se remit vite quand il perçut une odeur de lard, le petit-déjeuner promettait d'être le meilleur de ma vie. J’eus une pensée coupable pour les cochons du marché avec leurs petites oreilles et leurs taches, mais elle ne me retint que quelques minutes avant que je ne dévale les marches pour rejoindre les autres.

— Bon. Z’allez observer sagement hein, nous rappela Evade ? Nous, on interroge, vous vous écoutez. Pas de facéties ou autres initiatives farcesques, vous bronchez pas.

— Ch’est compris, chef ! lui fis-je, savoir.

Le ventre rond, nous remontâmes enfiler nos tenues cérémonielles. Sauf Cocher qui veillerait sur les chevaux pendant que nous travaillerons. Je ne m’attardais pas à serrer toute la tenue, je n’avais pas envie de finir saucissonnée toute la journée.

Il ne restait plus que réveiller la garde qui devait nous guider. Elle s’était assoupie sans doute d’ivresse sur l’une des tables du rez-de-chaussée. Personne n’était venu la remplacer. Quand elle entrouvrit les yeux et perçut nos robes, elle grommela :

— Mmfh… J’vous emmène au château, j’imagine ?

Dehors, tout était encore obscur. Les quartzois n’étaient pas grands adeptes d’éclairage public. Le bleu de la nuit donnait aux pierres violettes la couleur du charbon, ce qui eut pour conséquence de me faire buter quelques fois sur les pavés. La main d’Evade s’enfonçait dans l’obscurité de sa capuche. Je devinais qu’elle était en train de ronger ses ongles.

Divin vilebrequin. Divin faquin. Divin tête de chien, pensait-elle.

Après une lente marche, nous montions l’escalier du château, dont la masse informe se découvrait sur un ciel de plus en plus grisâtre qui présumait l’aube. Notre accompagnatrice brisa la quiétude du froid matinal avec un cri strident :

— OH, L’VEZ LA PORTE !

Dans le passage au-dessus de la gigantesque herse s’activa une ombre. Dans un grincement d’ampleur à réveiller la ville, la grille se souleva, nous laissant tout juste l’espace nécessaire pour entrer.

Nous traversâmes la cour qui était, Tristana merci, éclairée de lanternes. Sous leur lueur jaune, la roche prenait des reflets rougeoyants. Les lieux étaient encore vides à l’exception de plusieurs chiens qui sortirent de l’obscurité pour venir trottiner dans nos pattes. Le plus chétif fit mine de grogner et la garde le fit taire d’un claquement de langue.

Nous montions ensuite un deuxième escalier au bout duquel j’arrivais essoufflée. C’était trop d’effort dès le matin. Elle nous fit entrer dans le hall, saluant au passage ses collègues ensommeillés. La pièce était assez immense pour y mettre deux fois la maison de maman en hauteur et quatre fois en longueur. La salle, destinée à recevoir et impressionner, était décorée pompeusement ; tapis brodés, rideaux de velours, estrades sculptées, voûte peinte et bien sûr le trône, surmonté de gros cristaux. Il y avait aussi des chandeliers à volo, restés allumés, certainement toute la nuit, pour n’éclairer personne puisqu’à l’heure où nous nous faufilions discrètement contre les tapisseries murales, la pièce était vide. Ne pas voir la duchesse me décevait. Bien que j’en eusse entendu le plus grand mal, je savais qu’on la disait aussi très belle.

Derrière une porte dérobée s’enfonçait un escalier aux marches lissées par les passages. Du bout des doigts, notre garde attitrée en alluma une à une les lumières, tressaillant à chaque fois que les bulbes rocheux extrayaient son énergie magique. Elle nous fit tournicoter dans le colimaçon jusqu’à en avoir le tournis puis nous arrêta à l’étage des cachots. On nous avait dressé dans une piécette un équipement d’interrogatoire vétuste ; juste une table et quelques chaises.

— Je vais vous chercher la première suspecte. Z’avez eu toutes les infos, j’imagine. Quand j’pense que la relève devait arriver hier soir.

Moi je n’avais eu aucune information, mais nos mentors devaient tout savoir puisqu’ils hochaient vivement la tête. Au moins j’avais les grandes ; nous cherchions un assassin et ne devions pas tenter de facéties.

La première interrogée arriva. Je sus tout de suite que ce n’était pas elle : trop fluette, sourire trop gentil, aucune difficulté à nous regarder dans les yeux en nous saluant. Elle s’assit au bord de sa chaise, les jambes élégamment croisées et ses mains menottées gracieusement posées sur son genou.

Pour mener à bien l’interrogatoire, Piéconfus étala devant lui un large carnet et commença à poser des questions. Nous assaillîmes notre suspecte tous les quatre, entrant dans ses pensées comme une belle bande de brutes. Je me dis que quatre esprits qui tiraillaient sur un seul, ce devait être un tiraillement désagréable. D’ailleurs très vite j’en eus la confirmation puisqu’elle se mit à trembler comme une feuille et à ne répondre plus que par des onomatopées. Mais peu importait, ce qui comptait n’était pas ses réponses, mais les pensées qui lui venaient avec.

Imitant Piéconfus, je pris note sur mon carnet de ce qui me sembla important : elle s’appelait Emeline. La victime était sa nièce. Elle ne pensait pas que la petite était morte de maladie comme le disait le médecin. Mais elle n’était pas coupable, et ne soupçonnait personne d’autre que sa sœur.

Babillant comme elle le pouvait, elle nous supplia d’arrêter, mais Piéconfus n’en eut que faire. Il enchaina les questions sans ciller. Les larmes coulèrent sur les joues de la pauvre femme sans s’arrêter, un filet de bave pendit de sa lèvre, ses phalanges blanchirent, s’enfonçant toujours plus dans son genou et ses yeux que je n’osais plus croiser commencèrent peu à peu à se vider de leur vie. J’hésitais à tout interrompre. Pourquoi continuait-il alors qu’elle souffrait ? Mais je me souvins des consignes d’Evade ; pas de facétie. Puis son esprit se mit à crier, dans ma tête. Un son étouffé, désespéré, strident, insupportable. Je criais à mon tour, et me débatit, tentant de me refermer à ses pensées. J’essayais de penser à autre chose, à Saitout, à Morvax, au dessin que j’étais en train de gribouiller, à la table, au mur, à Tristana. Mais le cri perdurait, rongeant l’once de joie qu’il me restait.

Le silence revint d’un coup. La victime s’écroula, prise de spasme. Je réalisai que je m’étais levée et tassée dans un coin de la pièce, le plus loin possible d’elle. Mon cœur semblait près d’exploser.

— Putain de bordel à chiotte, murmurais-je.

Piéconfus se leva, ouvrit la porte calmement comme si de rien n’était et appela la garde :

– On en a fini avec elle. Laissez-nous quelques minutes de délibération et emmenez le suivant.

Marzipan regarda le corps recroquevillé comme une araignée mourante sur le sol. Elle prit quelques secondes pour vérifier qu’elle respirait encore.

— Wow ! Vous êtes mignons, vous me la laissez dans un sale état. Comment je dois la ramener tiens ?

— Vous n’aurez qu’à la trainer. Elle se remettra dans la journée, ce n’est rien de grave.

— Bien. Je vous débarrasse alors. Toujours pour moi le sale boulot. Ah quand je mettrais la main sur Hugault, il en entendra parler.

Emeline hoquetait, peinait à reprendre son souffle, encore ébranlée par l’interrogatoire. Ses yeux n’avaient toujours pas retrouvé leur éclat. Elle ne regardait rien, n’avait l’air de plus rien penser. J’essayais de détourner le regard mais je ne pouvais pas. J’avais peur qu’en un clignement d’yeux, elle nous claque entre les doigts. Ce n’était pas moral de trembler comme ça. Marzipane la tira, laissant sa robe vert émeraude trainer dans la poussière crasseuse du cachot. Je ne la lâchais pas des yeux jusqu’à ce que la porte ne se referme derrière elles. Personne ne dit rien. Piéconfus notait dans son carnet pendant que les deux autres regardaient la table. Moi, mon cœur se serrait toujours après ce que je venais de voir. Je commençais à m’emporter :

— C’est quoi ce bazar ?

Piéconfus ne cilla pas. Il était très calme, pas surpris pour un sou.

— À quoi t’attendais-tu ?

— Tu sais très bien de quelle nature sont nos pouvoirs, ajouta sèchement Saitout.

— Non. Non, là, je sais plus. Je croyais qu’on lisait dans les pensées, pas qu’on… je ne sais même pas ce qu’on vient de faire, mais il n’est pas question de recommencer.

— Enfin, tu pouvais te douter que cela allait plus loin que parler aux esprits, continua Piéconfus. Nous sommes les enfants de Tristana, pas du dernier guignol. Tu as bien dû le comprendre dans les textes, à moins d’être complètement stu…

— Non ! Tais-toi ! Tais-toi, tais-toi, tais-toi. J’en ai marre que vous me preniez pour une débile alors que vous ne m’expliquez jamais rien. On m’a vendu des interrogatoires, pas des sessions de torture !

Et voilà que je pleurais en même temps que je fulminais. J’étais trop déçue. Evade pendant ce temps gardait la mine fermée, continuait à regarder sa putain de table. Mais qu’est-ce qui n’allait pas chez eux ?

— Calme-toi tu veux, m’édicta le principal responsable de ma colère. On ne le fait pas avec plus de plaisir que toi, mais c’est pour ça qu’on est payé.

— Pour torturer des gens ? Innocents qui plus est ?

— Entre autres. Certains clients exigent qu’on y aille fort, et on ne peut pas vraiment désobéir.

— Tu vas me faire croire qu’Améthyste a demandé qu’on mette dans un tel état sa propre sœur ?

— Je ne te fais rien croire, je te dis ce qui est. Maintenant si tu ne peux pas le supporter, tu devrais aller retrouver Tendre. Ne t’inquiète pas, nous n’en dirons rien à Divin.

— Un peu que je vais me casser. Il n’est pas question que je participe. Et il vous en reste combien à interroger ?

— Une quarantaine pour aujourd’hui.

— Et vous allez le faire ? Emeline soupçonnait sa sœur et je crois qu’elle a raison. Autant l’interroger directement.

— Nous n’en ferons rien. Remonte maintenant. Saitout, tu peux aller avec elle si tu ne te sens pas bien non plus.

— Non, tout va bien pour moi. Je savais à quoi m’attendre.

— Lâcheuse, murmurais-je en refermant la porte.

Dans le couloir, je tombais nez à nez avec Marzipan. Elle menait un garçon pas plus vieux que moi. Ses grands yeux noirs me percèrent comme deux lances accusatrices. Je couinais, incapable de dire quoi que ce soit. Appart retarder son heure en continuant à me disputer avec les bourreaux, il n’y avait pas grand-chose que je puisse pour lui.

— Désolée, lui dis-je.

Et je m’enfuis dans l’escalier, ne me retournant pas. Je ne voulais plus le voir, ni lui, ni Emeline, ni aucun autre.

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