La soupe
Ceci est le chapter 3 de "Je ne m'en rappelle pas". Mais comme les gens ne lisent pas les chapitres, je tente ma chance autrement... Désolé... En fait c'est rare non, les gens qui lisent ?
***
La vie n’était que déception pour Lorenzo. Une connerie chassait l’autre, c’était le mouvement perpétuel défiant les lois de la thermodynamique, mais pour Lorenzo, la Nature avait décidé de faire une exception. Des forces cosmiques s'étaient liguées contre lui. Voilà.
Depuis la publication d’un article inepte dans la revue Manager. Vous l’avez sans doute lu… Non ? Vous lisez un truc de temps en temps, or not ? Mais si…
« L’avènement de l’IA va révolutionner les emplois tertiaires des créatifs et des surdiplômés ». Tout un programme et le Graal pour les chefs d’entreprises et leurs salopards de DRH !
Finis les hauts salaires. N’importe qui fait le job en posant une simple question à l’IA. Pas besoin de codeurs, d’ingénieurs systèmes… Dégagés ! Virés ! On augmente la marge bénéficiaire, on se goinfre ! Le monde devient enfin vraiment bô !
Lorenzo, le consultant était… « fired !!!» comme aurait dit Trump. Ce n’était pas la première fois dans sa vie de merde qu’il affrontait un monde hostile… Mais cela tombait mal. Détesté des femmes et aussi des hommes, ainsi que des animaux et même de la flore (oui, les arbres aussi en avaient gros), il était trop mal. Il ne faut pas se mentir, il était comme qui dirait, au bout de sa life.
Pourquoi tant de haine ? Pourquoi ?
Les potos ? Ne lui parlez pas des potos. Fini les potos ! L’amitié ? Ça n’existe pas l’amitié, c’est une escroquerie !
Il était assis seul, dans son bistro favori, tenu par Armet qui lui aussi broyait du noir, parce que je puis vous l’assurer, d’habitude c’est un boute-en-train, enfin si on arrive à digérer sa cuisine.
— Lorenzo, tu manges quoi ?
— Un œuf.
— Tu sors !
— Mais quoi? C’est trop demander un œuf ? C’est quoi ton problème ?
— Tu abuses, cousin ! Tu vois pas que j’ai personne à midi ?! Tu vois pas ? Et toi tu te pointes avec ta gueule de croque la mort et tu veux un œuf ? Va chier, sale Belge !
— Tu les as tués ? Ils ont pas supporté ta daube ?
— Lorenzo, je vais faire un malheur !
— Porte-moi, un œuf et un verre d’eau… Je suis chômeur bordel ! T’a pas de compassion pour les pauvres ? Tu respectes pas la religion, Armet... Tu files un mauvais coton, moi je tele dis !
Armet fit un doigt venimeux à Lorenzo et s’en fut dans la cambuse, glapir la commande à sa femme, la grosse Simone qui gueula :
— Dehors les Romanos ! Va chercher le gourdin Armet !
— C’est le Lorenzo !
— M’en fout !
— L’est chômeur ! Il dit qu'il est pauvre !
— Ce salopard roule Porsche ! J't'en ficherai, moi ! Un œuf ? Et pourquoi pas un radis pour le môssieur ? Où on va comme ça Armet ? Tu sais où on va ?
— C’est la faute de ce salaud de Momo avec ses soupes de merde ! Tout le monde fait la queue pour la soupe ! Ils sont tous fous !
— Faut lui casser la gueule à Momo… Mais t’es pas un homme, mon pauvre Armet… T’es qu’une chiffe-mollasse ! Voilà ce que t’es !
— Ma Sisi-d’amour !
— M’appelle pas comme ça !
C’est beau l’amour, la vie en couple... Mais cela n’était point permis pour Lorenzo. Non, personne ne l’aimait. Personne, je vous dis !
Tandis qu’il lisait (sic) un livre (re-sic) totalement indifférent au drame qui agitait le cuisine, qui aurait fait une fameuse émission pour Gordon Ramsay (Cauchemar en cuisine), la belle Hélène, la brunette impertinente, secrétaire de « direction » passa devant la vitrine et avisa Lorenzo. Elle entra et sans la moindre gêne, vint s’asseoir à sa table.
— Alors la tarlouze ? Comment va ? fit-elle.
Lorenzo leva les yeux. Il détestait cette femme, cordialement. Si c’est possible, c’est une subtilité dans la détestation totale.
— Va cracher ton venin ailleurs, la vilaine !
— Moi aussi je suis très contente de te voir… C’est fou ce que tu as vieilli, grossi peut-être ? fit la jolie brune, arrangeant ses cheveux bruns ondulés et déposant sur la table son gobelet de soupe fumant et odorant. Les arômes d’épices, d’ail, d’oignon, soulevèrent le cœur du délicat Lorenzo.
— Mais qu’est-ce que c’est que cette odeur ? Du jus d'égout ? Je sens que je vais être malade...
— Une soupe au crabe ! Un délice… Tu sais que je viens de me taper une demi-heure de queue ? Il y a un de ces mondes chez Momo… Il y avait tes frérots, les racailles… Le gros Seb et le petit Fabrice… Je les croyais en prison… C’est dingue qu’on laisse des gens comme eux en liberté. Tu en penses quoi ? En fait tu vois…
Oui, elle parlait beaucoup Hélène, elle posait des questions et n’attendait pas la réponse, elle répondait pour vous.
De son côté, tout à fait interloqué, Armet regardait la désinvolte jeune femme qui s’installait avec sa bouffe perso dans son estaminet.
— Armet, tu veux bien être chou et me porter un verre ? fit-elle, gracieuse en diable.
— Non mais ça va pas ta tête ? Tu viens manger ta soupe ici ?
— Ben quoi ? Je suis une habituée quand même ? C’est quoi ton problème ?
— Mais… Mais…
Le pauvre était à la limite de l’explosion. La belle jeta un billet de cinq sur la table.
— Oh la la ! Que d’histoires… Tu vas finir par te coller un ulcère, Armet !
— Lorenzo, dit keke chose… éructa le pauvre loufiat.
— J’y ai déjà dit de dégager ! Son truc me file la gerbe ! Tu veux que je la tape ? On va encore m’accuser de violence envers les femmes.
— Personne dira rien ! fit-il l’œil mauvais. C’est illégal ça, venir chez les autres tortorer la soupe du Momo ! Ça se fait pas !
Lorenzo regarda la mignonnette qui, après avoir humé le fumet, commençait à boire sa soupe cuillerée par cuillerée avec force bruits de succion, totalement indifférente aux menaces.
— Armet, ta clientèle s’est beaucoup dégradée, je ne te félicite pas, fit Lorenzo, amusé.
— Mais… Mais… Simone ! Viens voir !
La grosse Simone passa la tête par la porte battante, crasseuse de gras.
— Mais quoi encore ? C’est Lorenzo je suis sûre !? Ke qu’il a fait encore ? C’est un fouteur de merde ce type, je te l’ai toujours dit ! Mais t’es trop faible Armet… Mais…
Simone reniflait… Le fumet soupiesque lui arrivait aux nasaux.
— Mais qu’est-ce que c’est que cette odeur ? Mais… Elle bouffe quoi là ?!!! Armet ! De la soupe ? De la soupe dans mon restaurant ? Et tu restes là, les bras ballants ? Appelle la Police ! Je vas chercher le fusil ! C’est abuser là !
— Simone, calme-toi…
— Bah, c’est trop fort ! L’autre il commande un œuf et la cinglée elle sirote sa souplette ?!! Et je vais rien faire ?
— Madame Simone, z’auriez pas des croûtons ? Il est radin en croûtons le Momo… fit la diablesse.
Sur ce, un drame se présenta dans l’établissement. Denis le tordu, arriva avec son dandinement caractéristique, son œil torve balaya l’endroit et se fixa sur Lorenzo qu’il haïssait de toutes les fibres de son corps malade. Sans la moindre hésitation, il accosta à la table et sans ménagement, poussant Lorenzo sur la banquette, se laissa choir avec force soupirs.
— C’est quoi ce bordel, aujourd’hui ? rugit Lorenzo.
— Alors mon copain ? Tu vas bien ?
— Depuis quand on est copain ?
— Depuis la sixième quand tu m’as pété deux os…
— J’avais juste éternué un peu fort…
— Ouais… Raconte ça… T’as maltraité un handicapé ! Voilà la vérité ! Tu aimes pas les handicapés. D'ailleurs t'aimes personne !
Hélène leva les yeux et observa Denis. Elle lui fit un grand sourire à quoi Denis répondit par une grimace Quasimodesque.
— Oh putain, Hélène… Qu’est-ce que t’es belle… fit-il de sa voix nasillarde.
— Tu baves, Denis, répondit-elle.
— Voilà les croûtons, mademoiselle Hélène, fit Armet, déposant un saladier.
— Tu es un amour Armet. Un petit café ? Faut que je retourne bosser… Oui, il y en a qui bossent… Il faut bien pour tous les assistés… Les chômeurs... Les inactifs... Les oisifs...
— Hélène… commença Denis qui était comme hypnotisé par la brunette…
— Essuie ta bouche… Ça coule sur la table… Tu baves !
— Bah, c’est rien ça… Tu sais pas ce qui se passe dans mon caleçon… C'est... C'est...
Lorenzo se leva d’un bond, comme choqué par un coup de taser, tandis qu’Hélène éclatait de rire.
— Hé Lorenzo, voilà ton œuf, fit Armet, portant une assiette.
Lorenzo observa, fit une moue…
— C’est quoi ce truc ? J’ai demandé un œuf… C’est rond et blanc…
— Œufs mimosa ! expliqua Armet, montrant fièrement son plat.
— Hein ?
— Tu as commandé un œuf ? s’étouffa de rire Hélène. C'est la dèche ! T'es viré de ton club de golf ?
Son rire cristallin fut couvert par une sorte de borborygme de Denis qui gloussait.
— Pousse-toi, le nain, gronda Lorenzo, faut que je sorte, que je respire… J’étouffe.
— Hé, fais gaffe ! Tu vas me casser un os, espèce de brute… Raoul… Raoul… Mais où il est encore ce gros con ? Jamais là quand on a besoin de lui…
— Il est parti se pignoler d’avoir vu une meuf… dit Lorenzo tout en soulevant sans ménagement le gringalet du sol pour se frayer un passage.
— Lorenzo… Un jour, je t’aurais… Un jour...
— Faut te dépêcher ma poule… Tu risques de mourir avant… T’as une sale tête.
— Et mes œufs mimosa ? fit Armet.
Lorenzo jeta un bifton de dix.
— File-les au gnome.
— M’appelle pas comme ça, espèce de…
— Lorenzo ! appela le loufiat, son assiette en main.
— T’as perdu un bon client ! fit Lorenzo, bondissant.
Mais Lorenzo était déjà dehors. Il leva les yeux au ciel. Décidément, la vie n’était que consternation.
Il avait envie d’aller se jeter dans le fleuve… ou pire encore… se jeter devant une télévision et regarder une série Française, mais Hélène lui prit le bras.
— Tu m’accompagnes un bout de chemin ?
— Écoute, Hélène, comment te dire ça…
— Tu sais, Lorenzo, ça fait longtemps que je me dis qu’il faut que je te parle… Faut pas laisser les non dits, après ça fait des histoires… Je sais que tu en pinces pour moi… Mais c’est souffrir inutilement… Tu n’es pas du tout mon genre d’homme… Ne te vexe pas mais vraiment…
— Hein ? Attends… Mais je rêve…
— Il faut accepter l’évidence. Allons, sois un peu responsable.
— Mais… Moi ? Toi ? Mais attends, pour qu’un mec te baise… Faut que tu te fasses violer de nuit par un type bourré à mort… Genre Denis… ou Raoul… Un accident. Volontairement, ça se peut pas !
— Je vois… Tu es complètement dans le déni en fait. Mon pauvre Lorenzo, tu me fais pitié.
Lorenzo retira le bras d’Hélène, la prit par les épaules, la fit pivoter :
— Toi tu vas par là, et moi, par là. Tcho. Oublie-moi, prends un chat, achète un canard jaune, adhère à un mouvement écolo… Fais-toi soigner !
À son habitude, avant qu’Hélène puisse réagir, Lorenzo s’était envolé.
Vous voulez savoir où se trouve l’échoppe de Momo ? Vous voulez de la soupe ?
Ce malade est très sélectif maintenant, le succès lui a monté à la tête. Vous n’avez aucune chance.
Bzzzz !
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