Et après ?

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Vivre d'abord,

on verra ensuite.

Pardonne-moi, Katrine.


Alchimie morbide...

Ma main blême palpite

Sur ton cœur ombrageux

Et sans raison s'agite

Pour la moisson des dieux.

Ma peau pâle contraste

Sur ton hâle doré

Qui donne tout son faste

A nos feux nécrosés.

Et ma bouche émaciée

Aspire sans délai

Cette vie que tu m'offres

Pour achever mes affres.

Expirant sous mon souffle

Cette vie que je prends,

Tu quittes le néant

Pour un jour qui m'essouffle.

Prologue

L'homme en blouse blanche, docteur d'une quarantaine d'années, reposa le bras d'une jeune femme dont il prenait le pouls sur un brancard, duquel lui et ses collègues n'avaient pas pris la peine de transférer la patiente. Il leva les yeux vers la pendule de la salle.

" - Heure du décès : 01h30. " annonça froidement le médecin, avant de recouvrir le cadavre d'un drap blanc qui se teignit presque immédiatement de rouge. L'infirmière nota sur sa planchette ce commentaire implacable et définitif, puis accrocha cette dernière au brancard avant de suivre ses collaborateurs dans le couloir, après avoir pris soin d'éteindre la lumière et de fermer la porte.

Dans l'obscurité, Katrine, choquée, ne pouvait y croire. C'était absurde, terrible, ridicule, effroyable ! C'était impossible ! Elle ne pouvait être morte ! Pas maintenant ! Pas déjà ! Pas comme ça ! C'était juste une mauvaise farce, un tour sadique, l'énième torture infligée par son abject bourreau ! C'était forcément autre chose que ça ! ça ne pouvait être ça...

Katrine ne voulait pas, ne pouvait pas admettre que son corps eût cessé de la porter à travers sa vie. Ses pensées tournoyaient sans fin, trébuchant aveuglément sur cette vérité invrai-semblable : elle était morte. Au fond d'elle-même, elle le savait déjà avant même que le médecin ne le dise. Elle avait senti un à un ses organes s'arrêter : d'abord ses reins, puis ses intestins ; ses membres s'étaient peu à peu figés, privés de leur sève vitale ; son cœur avait ensuite cessé son doux et apaisant battement de métronome et, finalement, ses poumons avaient exhalé son dernier soupir de vie.

Avec un sentiment puissant mêlant résignation, surprise, effroi et un soupçon de soulagement, Katrine pensa :

" - Je suis morte. "

CHAPITRE PREMIER :

Un jour comme les autres.

" - Au revoir, Mademoiselle Tonelli ! " lança timidement le jeune stagiaire à Katrine, sur laquelle il semblait avoir jeté son dévolu depuis son arrivée. Gênée, mais secrètement flattée, elle lui répondit d'un geste amical de la main, à peine esquissé, et d'un fugitif sourire.

Laissant la porte vitrée de la banque se refermer lentement derrière elle, Katrine fit halte sur le parvis de l'immeuble, offrant aux chauds rayons du soleil son visage trop pâle d'être resté enfermé toute une autre journée. Soupirant d'aise, elle repartit d'un pas décidé vers sa voiture.

Katrine Tonelli avait vingt-quatre ans et travaillait depuis près de trois ans dans une succursale de la Caisse d'Épargne à Juvisy sur Orge, dans l'Essonne. Son sourire franc et rafraîchissant, son attitude simple et aimable avaient rapidement charmé l'ensemble du personnel, et séduit peu à peu une grande partie de la clientèle. Vivant seule dans un petit appartement confortable de la périphérie de la ville, elle avait régulièrement des aventures de quelques semaines avec des hommes qui ne parvenaient jamais à retenir son cœur. Ce soir, justement, elle avait rendez-vous pour dîner dans un restaurant asiatique avec un homme à peine plus âgé qu'elle, dont elle avait fait la connaissance quelques jours plus tôt sur le marché. Désemparé, il contemplait depuis plusieurs minutes un étal de fruits et légumes qui le laissaient perplexe. Par habitude, mais peut-être aussi parce qu'elle le trouvait séduisant, elle s'était portée à son secours et, sans vraiment l'avoir voulu, ils avaient terminé leurs courses ensemble en se quittant sur cette invitation réciproque.

Après avoir, comme de juste, pesté et tempêté dans les embouteillages, Katrine se laissa lourdement tomber dans son canapé, soulagée d'être enfin chez elle. Savourant avec paresse cet instant suprême de calme et de plénitude qui arrive lorsque l'on se relâche après un effort, Katrine allait s'endormir quand elle se souvint de son rendez-vous. Soudain nerveuse, presque intimidée, Katrine se dévêtit promptement et se glissa sous sa douche, dont elle alterna jets glacés et brûlants. Elle apprécia les parfums fruités de son gel douche et de son shampooing, le délassement provoqué par la chaleur de l'eau et l'énergie transmise par sa fraîcheur. Au bout d'un moment qu'elle trouvait toujours trop court, Katrine éteignit l'eau et se sécha.

Une fois dans sa chambre, elle prit son temps pour choisir sa tenue, rejetant un haut, adoptant une jupe, choisissant des chaussures l'obligeant à préférer un pantalon, finissant par trouver un chemisier qui exigeait une jupe. Elle mit plus d'une demi-heure avant de se décider pour une jupe mi-longue, rouge et moulante, fendue sur les côtés jusqu'au-dessus des genoux, des escarpins bas assortis retenus aux pieds par quelques lanières rouges comme la jupe, et enfin un débardeur noir qu'elle couvrit d'une veste de cuir rouge, sa dernière acquisition, qui lui avait demandé plusieurs mois d'économies. Pour le reste de son apparence, elle opta pour la simplicité, en laissant tomber ses longs cheveux noirs en cascade sur ses épaules, et en se contentant de souligner d'un fin trait noir son regard d'un vert lumineux. Par habitude, elle se passa un peu de mascara sur les cils. Après avoir examiné son reflet dans un miroir, elle jugea le résultat satisfaisant, et partit en quête d'un sac à main convenable. Elle finit par n'en trouver qu'un seul qui ne lui déplût pas, en cuir noir à rabat à porter sur l'épaule. Fin prête, elle regarda l'heure et réalisa qu'il était plus que temps de partir, à dix-neuf heure cinquante-cinq, puisque le restaurant se trouvait dans le centre ville, et qu'elle n'avait plus que cinq minutes pour faire preuve de ponctualité.

Décidée à ne pas perdre de temps à chercher vainement un emplacement pour garer sa voiture, Katrine choisit de prendre le bus. Elle eut tout juste le temps de courir jusqu'à lui avant qu'il ne redémarre. Essoufflée, elle se laissa tomber sur l'un des inconfortables sièges du véhicule et, reprenant son calme, elle s'aperçut qu'elle avait comme une boule dans le ventre. Elle n'avait plus ressenti cette sensation depuis l'adolescence. Elle était nerveuse, comme si elle avait le trac. Elle comprit que le rendez-vous auquel elle se rendait avait quelque chose d'inhabituel, que l'homme avec qui elle passerait la soirée avait quelque chose de particulier que n'avaient pas les précédents : il accrochait son cœur, l'attirait comme un aimant.

Lorsqu'elle parvint à l'entrée du restaurant, Katrine était déjà en retard, mais elle se laissa tout de même le temps de reprendre son souffle et de rassembler ses esprits. Après une longue inspiration suivie d'une délassante et profonde expiration, elle pénétra dans le bâtiment. Les lumières étaient presque tamisées, et les conversations des autres faisaient comme un doux ronronnement, un confortable bourdonnement. L'hôtesse d'accueil lui demanda si elle avait réservé. Katrine acquiesça et donna à la jeune femme le nom de cet homme dont elle se sentait déjà proche, qu'elle ne connaissait pas, mais qui l'avait pourtant invitée ce soir. Ce qui la surprenait, ce n'était pas tant l'invitation, si rapide et si imprévue, mais le fait qu'elle l'ait acceptée sans aucune hésitation ni préméditation : de la façon la plus naturelle qui soit.

L'hôtesse la dirigea vers une des tables les plus isolées, au fond de la salle, dans un box plutôt intime, constitué d'une table pour deux et de deux fauteuils douillets. Julien l'y attendait, faisant face à l'entrée. Les yeux fermés, semblant plongé dans des rêves intérieurs, il avait l'air fragile d'un petit garçon oublié dans la foule par ses parents, mais il donnait également l'impression d'être détenteur d'une force tranquille, celle d'un rocher au cœur du lit d'un torrent impétueux, brisant humblement mais sûrement le puissant courant.

Katrine sentit son estomac se nouer et une rougeur très inhabituelle, comme un souvenir du temps passé, envahir ses deux joues déjà colorées par la précipitation à laquelle l'avait poussée son retard. Lorsqu'elle parvint à un mètre de la table, Katrine prononça, un peu plus fort qu'elle ne l'aurait souhaité, et d'une voix qu'elle sentait frémir d'excitation et d'appréhension, le prénom de son compagnon de soirée.

Il ouvrit précipitamment les yeux. Pendant un quart de seconde, il sembla perdu, cherchant avec inquiétude à rassembler les indices extérieurs qui auraient pu l'aider à se souvenir de l'endroit où il était. Quand son regard se posa sur Katrine, il se mit à briller et un sourire, franc et profond, vint illuminer son visage. Pour Katrine, la scène s'était déroulée comme au ralenti, mais ça n'avait été qu'un éclair de sincérité, la déclaration du cœur réprimée presque immédiatement par l'esprit. Il se leva et la salua. Ils échangèrent deux paires de bises maladroites avant de s'asseoir tous d'eux face à face.

" - Vous n'avez pas eu trop de difficulté à trouver le restaurant ? lui demanda-t-il après s'être éclairci la voix, qui était étrangement contenue dans sa gorge nouée.

- Non... aucun problème. J'espère ne pas vous avoir trop fait attendre ?... Mon bus a eu un peu de retard, mentit-elle.

- Non, pas du tout... Si, en fait. Je vous ai attendue longtemps... Au moins trois jours, si ce n'est toute une vie... "

Julien s'empourpra immédiatement lorsqu'il réalisa ce qui venait de lui échapper, cet aveu sincère mais trop brutal. Son regard fila se cacher dans son assiette. Lorsqu'il eut enfin le courage de regarder son invitée, il s'aperçut qu'elle aussi rougissait, perdue dans la contemplation des arabesques florales qui parcouraient sa serviette de table, toujours pliée dans son assiette.

" - Je... Je suis désolé... bégaya-t-il maladroitement. Je ne voulais pas... commença-t-il. "

Elle le regarda de nouveau dans les yeux, et ce qu'il y lut lui glaça le sang, fit exploser son cœur en feu d'artifice dans sa tête et lui brûla la peau. Il prit une grande inspiration et reprit :

" - En fait, je ne regrette pas de te l'avoir dit. Cela me brûlait le ventre et la langue depuis que tu m'as souri au marché !

- Je dois avouer que... je me sens comme une lycéenne avant son premier rendez-vous amoureux depuis la fin de cet après-midi !

- Ouf ! je me sens soudain moins stupide et mal à l'aise ! ...Vous... Tu es magnifiquement belle ce soir... " lui murmura-t-il, son visage se rapprochant d'elle au-dessus de la table. Elle l'y rejoignit et, du bout des lèvres, du bout de son cœur enfin vivant et ému, elle lui communiqua d'un baiser tout ce que son subconscient-même ignorait d'elle-même, tandis qu'elle accueillait son amour à lui. Le monde autour d'eux cessa d'exister, et pendant quelques secondes, passé, présent et avenir se fondirent dans ce seul doux et chaud contact.

Lorsque leurs lèvres se séparèrent, ils gardèrent chacun au creux de ses mains le visage miraculeusement trouvé de cet autre tant manquant jusque là. Front contre front, nez contre nez, cœur contre cœur, ils rouvrirent leurs yeux brillants de larmes de bonheur et de soulagement. Ils plongèrent l'un dans l'autre à travers ces fenêtres sur leur âme, et leurs lèvres commençaient à se chercher de nouveau lorsque la serveuse revint pour prendre leur commande, rompant ainsi le charme qui les tenait coupés de la réalité.

Se souriant, de nouveau sereins, ils répondirent à l'intruse qui partit s'exécuter, puis se mirent à discuter, d'abord de tout et de rien, puis d'eux-mêmes, de leur histoire, de leurs peurs et espoirs, de leurs projets et passions... Il lui avoua qu'il n'avait eu aucune relation depuis que sa petite amie était morte dans un accident de voiture, près de six ans auparavant. En contrepartie, elle lui confia qu'elle avait peur d'avoir perdu toute sensibilité, car depuis qu'un garçon, lorsqu'elle était au lycée, avait abusé sa confiance, l'avait menée en bateau pour pouvoir coucher avec elle, elle n'avait plus pu faire confiance à quiconque, ni éprouver une quelconque émotion qui ne soit pas au préalable calculée et contrôlée. Il avait laissé ses parents dans le sud de la France et n'avait ni famille ni réels amis ; elle s'était disputée avec sa famille avec laquelle elle avait coupé les ponts, et n'avait presque que des relations professionnelles. Pendant tout le reste de la soirée, ils tissèrent ce réseau de confidences nécessaire à la mise en place d'une relation intime, basée sur le plaisir d'être ensemble, le désir de l'autre, l'affection, le respect mutuel et la confiance.

Lorsqu'ils quittèrent le restaurant, vers minuit, ils avaient le sentiment de se connaître depuis toujours, et de ne plus jamais vouloir se quitter. Bras dessus, bras dessous, ils marchèrent sans but dans les rues de Juvisy, parlant, riant, s'embrassant, profitant de leur bonheur. Ils traversèrent le Parc Flammarion, passant devant l'observatoire. Les étoiles étincelaient, jetant sur chaque chose un voile de mystère et de magie secrète. Leurs pas continuèrent de les mener à travers Juvisy, par le Parc aux Oiseaux, par celui des Grottes. Dans ce dernier, ils s'assirent sur un banc, contemplant les astres de la nuit dans les bras l'un de l'autre. Sa tête reposant sur l'épaule de Julien, Katrine fermait les yeux, savourant la respiration de son ami, la chaleur de leurs corps dans la fraîcheur de la nuit.

Soudain, elle sentit le corps de Julien se raidir, son souffle se bloquer. Elle ouvrit les yeux et contint un hurlement. Un homme lui souriait d'une manière cruelle, son revolver appuyé contre la tempe de son ami.

" - Alors, mes tourtereaux ?! On profite du clair de lune pour faire des cochonneries à la belle étoile ?! Toi, fils de pute, durcit-il le ton envers Julien en appuyant davantage le canon de l'arme sur sa tête, tandis que celui-ci esquissait un geste pour se dégager de leur agresseur, je te conseille de ne même pas y penser ! "

Julien s'immobilisa de nouveau. La tension était palpable, et Katrine pouvait presque sentir les muscles de son ami se bander, prêts au combat.

" - Toi, dit-il à Julien en armant le chien de son arme, vide tes poches et donne-moi tout ce que t'as, et en douceur ! Quant à toi, ma jolie, continua-t-il en se tournant vers Katrine, je te déconseille de gueuler ou de faire la conne. OK ? Sinon, je serai obligé de faire sauter la tête de ton petit copain ! "

Katrine acquiesça, sentant des larmes emporter son rimmel en silence le long de ses joues. Tandis que Julien s'évertuait à obéir aux ordres qui lui avaient été donnés, l'ombre armée au sourire glacial la détaillait. Katrine sentait avec humiliation son corps la brûler là où se posaient les yeux obscènes et fous. Elle referma les pans de sa veste et croisa les bras, en défi dérisoire, en barrière inutile. Le sourire de l'homme sembla s'élargir davantage devant ce spectacle. Il se pencha vers elle et, passant une main dans ses cheveux, s'y agrippant pour lui tirer la tête en arrière, il lui lécha la joue. Katrine se débattit et le gifla. L'homme s'écarta légèrement, surpris mais amusé, et renvoya à Katrine un poing ganté qui l'assomma presque en la faisant rouler au sol. Julien se leva d'un bond et se retourna, prêt à tuer cette brute qui avait osé frapper la femme qu'il aimait. Poussant un cri rageur, il se jeta sur leur agresseur. Mais son assaut, comme son cri, fut stoppé net par un bruit plus puissant encore : celui de la détonation du revolver que l'homme, toujours souriant, avait pointé sur l'amant furieux. Julien s'écroula, gémissant de douleur, de rage et d'impuissance. L'homme ganté vint s'accroupir au-dessus du mourrant et, saisissant son visage entre ses doigts pour le tourner vers le sien, lui murmura, en le regardant droit dans les yeux :

" - T'en fais pas, mon chéri ! J'vais bien m'occuper de ta copine ! J'vais prendre tout mon temps pour qu'elle savoure ! "

Devant le regard furieux et paniqué que Julien lui lança, le fou se mit à hurler de rire et, réarmant son revolver, il acheva Julien d'une balle entre les deux yeux. Katrine, qui avait relevé la tête et suivi cette dernière action, hurla de désespoir et de peur. Elle se releva et se mit à courir vers la sortie du parc. L'homme prit le temps de réarmer de nouveau et de viser. Le coup de feu résonna dans la nuit comme le tonnerre, et Katrine finit sa course en roulant dans l'herbe, pleurant de douleur et de peur. Le tueur la rejoignit tranquillement et, s'agenouillant près de cette femme blessée à la jambe, il lui sourit et l'embrassa. Elle le repoussa et lui cracha au visage, le manquant de peu. Il sourit un peu plus largement et, entendant les sirènes de la police l'assomma d'un coup de poing au visage.

" - Bonne nuit, ma poulette ! "

L'homme chargea une Katrine inanimée sur son épaule et rejoignit tranquillement sa voiture.

CHAPITRE SECOND :

Séjour aux Enfers.

Douleur.

Obscurité.

Nausées.

Katrine revint à elle. Elle avait mal partout. Sa blessure à la jambe irradiait la souffrance jusqu'au ventre ; son visage boursouflé gênait sa respiration. Le sang lui laissait un goût ferreux et inhabituel dans la bouche. Son bâillon lui étirait sadiquement les mâchoires, et ses liens mordaient profondément ses chevilles et ses poignets.

Ouvrant difficilement ses yeux, elle examina la pièce. C'était une toute petite chambre sans fenêtre ; une ampoule nue pendait misérablement au plafond, répandant parcimonieusement une lumière jaune et poussiéreuse. Elle était attachée en croix sur un lit à barreaux. Le seul autre meuble de la pièce était un bureau sur lequel elle fut terrorisée de découvrir des chiffons, des ciseaux, des couteaux, des aiguilles, des scalpels, des fils et rouleaux de scotch. Ses vêtements étaient froissés et déchirés par endroits, et une odeur d'excréments et d'urine flottait dans la pièce, ainsi que des effluves de pourriture et, quelque chose qu'elle aurait voulu ne pas reconnaître : une odeur de sang.

Sentant la panique la gagner, elle commença à se débattre pour se détacher, chacun de ses gestes lui arrachant des cris de douleur. Réalisant que ses efforts étaient vains et risquaient davantage de lui faire perdre connaissance que de la libérer, elle cessa de lutter et laissa sa tête retomber sur le drap de plastique qui recouvrait le matelas du lit. C'est alors qu'elle remarqua, fixées au mur au-dessus du lit, plusieurs étagères supportant des bocaux. Curieuse d'exploiter tout ce qui pourrait l'aider à s'échapper, elle se tordit en tous sens pour découvrir ce que contenaient ces récipients. Il y avait quatre étagères. La plus basse supportait six bocaux pleins, la seconde seulement trois, dont le dernier qui était vide. Les deux autres niveaux étaient libres. Se penchant davantage, à presque s'en arracher le poignet et la cheville, elle réussit enfin à voir ce que renfermaient les bocaux. Mais elle ne comprit pas. Ne voulut pas comprendre. Fit tout pour ne pas comprendre. Finit malgré cela par comprendre. Il y avait un pied qui flottait dans chaque récipient. Un pied gauche par récipient. Et le dernier bocal semblait lui sourire, attendre le sien... Elle se mit à hurler dans sa tête, dans son esprit, dans son corps et derrière son bâillon, mais ne sortirent que quelques gémissements étouffés. Elle se débattit de toutes ses forces, souffrant de toutes ses contusions et blessures, de toutes ses articulations malmenées. Le lit se déplaçait par saccades, grinçant et raclant le sol cimenté de la pièce. C'est alors que, du fond de sa folie où elle avait voulu s'enfermer pour se libérer, elle entendit des bruits de pas dans un escalier derrière la porte. Elle s'immobilisa, tremblant de chaque muscle, tendue à en exploser. Les bruits de pas cessèrent, et un bruit de serrure se fit entendre, tandis que la poignée tournait et que les gonds se lamentaient de la situation.

Un homme de grande stature apparut dans l'encadrement de la porte. Vêtu d'un maillot de corps noir et d'un short assorti qui ne cachait rien de sa puissante musculature, il était brun et avait un visage assez commun. Il paraissait avoir entre trente et quarante ans, sans qu'il fût possible de préciser davantage. Tout en lui exprimait la force et l'anonymat. Sa seule particularité était son regard, profond et effrayant, souligné d'un sourire éclatant et glacial. Et justement, il lui sourit. Elle eut l'impression que son sang se figeait dans ses veines. Son bourreau pénétra dans la pièce, la fixant toujours de ses yeux froids et de ses dents effrayantes, puis ferma la porte derrière lui.

*** *** ***

" - Bonjour, ma mignonne ! commença l'homme, s'asseyant sur le bord du lit, tout près de Katrine. Tu as bien dormi ? Oui, j'en suis sûr... Bienvenue chez moi, dans mon humble demeure ! Je t'ai donné la chambre d'honneur, celle où séjournent toutes mes invitées ! Comme tu peux le voir en levant les yeux, la qualité du service est telle qu'elles ont toutes tenu à me remercier en me laissant quelque chose qui me les rappellerait ! "

Il rit à son propre jeu de mot, très content de son petit numéro. Il s'approcha de son visage, lécha lentement ses deux joues ecchymosées, puis reprit :

" - Je ferai également de mon mieux pour toi... Tu vas voir. Nous allons bien nous amuser ! "

Il ressortit en riant, claquant la porte derrière lui, laissant Katrine à sa folie qui se réveillait et s'apprêtait à la consumer.

*** *** ***

Katrine tenta de se ressaisir. Elle ferma ses yeux et respira à fond. Elle commençait à s'habituer à la puanteur, elle apprenait à éloigner les nausées. Sa jambe blessée l'élançait toujours vivement, mais elle s'y accoutumait, réussissant de nouveau à réfléchir. Elle devait à tout prix réussir à se libérer ! Ce malade allait la tuer, elle en était sûre. Elle avait exploré toutes les solutions qu'offrait sa claustration, et elle en était arrivée à la conclusion que seul quelqu'un d'autre pourrait la libérer.

Elle repensa soudain à Julien, aux promesses qui brillaient dans ses yeux, à celles qui lui brûlaient la peau lorsqu'il la caressait et l'embrassait. Le désespoir et la tristesse la submergèrent et elle se mit à pleurer, à sangloter de plus en plus fort. Elle les revoyait tous les deux ensemble au marché, au restaurant, dans les rues de Juvisy, dans ses parcs. Elle revoyait ses mains, son visage, sa bouche, son dos, surtout ses yeux. Elle revoyait le regard qu'il lui avait lancé avant que l'autre monstre lui prenne le visage et l'achève froidement. Elle repensait aux paroles qu'ils avaient échangées, à leurs souffrances respectives, à sa propre détresse maintenant. Katrine pleura pendant plusieurs heures avant que ses larmes ne se tarissent totalement et qu'elle eût la gorge si nouée, les yeux et le nez si irrités qu'elle en oubliât sa jambe.

Elle réfléchit plus qu'elle ne l'avait jamais fait jusque là, cherchant avec fureur et l'énergie du désespoir une solution à sa captivité. Elle finit par arrêter un plan. Elle devait réussir à obtenir de son geôlier qu'il la libérât ; elle le frapperait ensuite pour se donner le temps de fuir. Mieux : elle tenterait de l'assommer avec ses bocaux qui la remplissaient de dégoût et d'effroi. Rassurée par ces décisions qui lui donnaient le sentiment d'agir et de se renforcer, mais épuisée par toutes ses émotions et sa crise de larmes, elle plongea dans un profond sommeil sans rêves.

*** *** ***

Katrine s'éveilla en sursaut. Des pas dans l'escalier. Il revenait. Il allait entrer. Il allait falloir qu'elle mette son plan à exécution. Elle prit une grande inspiration et tenta de récapituler sa stratégie. Les pas de l'autre côté de la porte cessèrent. La porte allait s'ouvrir. Soudain, elle entendit de nouveau des pas résonner dans l'escalier : il remontait. Le silence revint.

Katrine ne comprenait pas. Tendue, nerveuse, elle tentait de saisir ce qui s'était passé. Anxieuse, elle tendait l'oreille, à l'affût du moindre bruit. Elle commençait à relâcher son angoisse lorsque les pas retentirent de nouveau. Il revenait. Elle respira de nouveau profondément, répétant mentalement les étapes de son plan. Sa tension était à son comble lorsque les bruits cessèrent derrière la porte. Katrine retint son souffle, le cœur battant à se rompre. Un craquement. Une respiration. Des dents qui grincent : Katrine allait exploser. Il repartit sans avoir ouvert la porte. Elle ne comprenait pas ! Qu'attendait-il ?! Allait-il enfin entrer ?

Le geôlier fit subir ces allées et venues à Katrine de nombreuses fois, et chaque fois qu'il arrivait devant la porte, Katrine avait davantage de mal à se calmer et à raisonner. Son anxiété se maintenait à un tel niveau qu'elle souffrait de tous ses muscles, épuisée. Soudain, au terme d'une nouvelle descente, plus lente et plus stressante que les précédentes, son bourreau entra enfin. Il était toujours vêtu de la même façon, et son sourire de satisfaction s'étendait encore plus largement sur son visage. Il claqua la porte derrière lui, faisant sursauter Katrine qui, tendue comme la corde d'un arc, se serait mise à crier si elle n'avait eu la gorge si serrée.

" - Alors, ma puce ?! Comment vas-tu ?! Tu as l'air en forme. Tu es... superbe... Comme je m'ennuie un peu, tout seul là-haut, je me suis dit que nous pourrions nous amuser un peu ensemble ! Qu'en dis-tu ? Tu es d'accord ?! C'est vrai ?! Je savais que tu en aurais envie ! " affirma-t-il à une Katrine de plus en plus tétanisée par la peur.

S'approchant du bureau, il saisit un scalpel et le fit jouer dans la lumière. Katrine, à la vue de l'objet tranchant, hurla de terreur dans le silence que lui imposait son bâillon, et sa tétanie se rompit dans l'hystérie de ses ruades désespérées. L'homme s'approcha d'elle et lui caressa la joue. Elle tenta de se dérober, mais elle ne pût échapper à l'humiliation de cette main de mort qui mimait dans une horrible parodie les caresses de l'amour. Il lui lécha la joue, descendit à son menton, au creux de son cou. Katrine pleurait désormais, ne pouvant plus se débattre. N'en ayant plus la force. Son bourreau ramena le scalpel devant les yeux de Katrine, afin qu'elle pût l'admirer, et il lui sourit.

" - Voyons ! Ne te gêne pas pour moi ! Fais comme chez toi, mets-toi à l'aise ! Tu veux que je t'aide ? Bon ! Si tu insistes ! "

Il attrapa un coin de la veste de cuir rouge et, lentement, il la découpa. En partant du col et descendant jusqu'au bas d'une manche, puis de l'autre, il parvint à l'en débarrasser. Il découpa ensuite les bretelles du débardeur noir, puis le découpa de chaque côté, glissant le long des côtes de Katrine sans la toucher, tirant sur le tissu. Pleurant, Katrine fut impuissante à l'empêcher de lui ôter ses vêtements. Il ne lui laissa que sa culotte de dentelle rouge et son soutien-gorge noir, laissant en tas misérable et lacéré les vestiges de l'ancienne élite de sa garde-robe. Elle tourna la tête vers ses affaires et, lorsqu'elle vit sa si précieuse et tant convoitée veste de cuir, ce fut comme si un barrage cédait en elle. Elle se remit à hurler furieusement, ruant de plus belle.

" - Eh bien, ma jolie ! Il ne faut pas se mettre dans des états pareils ! Tu risques de te faire du mal ! " A ces derniers mots, il se mit à rire aussi fort qu'elle hurlait, se trouvant définitivement irrésistible.

Cessant soudain de rire, il revint vers le lit de sa victime et se plaça sur elle de tout son poids, un genou de chaque côté du bassin de Katrine. Il appuya de toutes ses forces sur les épaules de Katrine, qui s'épuisa à tenter de résister. Lorsqu'elle cessa de lutter, anéantie, il relâcha la pression. Il la contempla sous lui, et son visage s'illumina.

" - Mais j'y pense tout à coup ! Je vous ai interrompus, ton petit copain et toi ! Vous aviez sûrement d'autres projets plus... intéressants, je présume ?! " Il lui fit un clin d'œil joueur et amical. " Heureusement que je n'ai pas l'impolitesse d'empêcher les gens de faire ce dont ils ont envie ! ajouta-t-il en riant de nouveau. Je vais te montrer ce que tu n'auras pas à louper ! "

Joignant le geste à la parole, il se mit à lui caresser le visage, le cou, les seins, le ventre, embrassant et léchant goulûment et systématiquement chaque partie de son corps. Reprenant son scalpel, il découpa ses sous-vêtements et l'en débarrassa. Il s'arrêta de nouveau pour la contempler, puis recommença son humiliante exploration. De sa langue, il titilla les mamelons qui, Katrine fut impuissante à se contenir, s'érigèrent malgré elle.

" - Eh bien ! s'exclama-t-il alors. Il semblerait que ce soit ça qui te manquait ! T'en fais pas : j'vais arranger ça ! "

Katrine se remit à pleurer et gémir de plus belle, impuissante à se libérer de son assaillant, et bientôt, peut-être, incapable de se libérer de son propre corps et de ses réflexes. Ils prit les mamelons durcis un à un dans sa bouche, les suçota et les mordilla. Katrine gémit de désespoir et de rage frustrée. Il laissa sa langue serpenter entre les seins de Katrine, le long de son ventre et jusqu'au nombril. Il s'y attarda un peu avant de poursuivre sa lente et inexorable descente. Inquisiteur, violent, frénétique, expert et sadique, il s'ingénia à faire naître de sa langue l'excitation de Katrine qui sentait peu à peu son corps la trahir, se dérober sous elle, corrompu par l'ardeur de son assaillant. Elle sentait, affolée et écœurée, son bassin et ses reins venir de plus en plus déterminés vers le visage du monstre qui la séquestrait, avait tué l'homme qui aurait sans doute pu être son grand amour et qui lui avait en plus tiré dans la jambe. Devant les assauts de son tortionnaire, Katrine sentait peu à peu des vagues de chaleur mêler le plaisir à sa douleur. N'ayant plus de larmes, elle ferma les yeux. N'ayant plus de moyen de s'échapper, elle cessa de lutter et s'en fût au plus profond d'elle-même. De loin, comme venu à travers des vitres et des kilomètres d'eau, elle sentait cet homme qu'elle haïssait de tout son être, qui avait ruiné sa vie, déclencher en elle des réflexes de plaisir qu'elle ne supportait pas, qui allaient la tuer. Elle l'entendit, à travers un épais brouillard, ôter ses propres vêtements. Elle sentit qu'il la pénétrait, qu'il violait son intimité corrompue en haletant de plus en plus fort. Elle se mit à détester aussi son corps qui la trahissait, qui acceptait cette humiliation, sans scrupule, sans honte. Elle sentit, l'esprit au bord de l'évanouissement, une puissante nausée la submergeant, des vagues de plaisir de plus en plus intenses, de plus en plus horriblement délicieuses. Elle le sentait allumer un feu sur ce corps ennemi à chacun de ses attouchements. Elle s'entendit haleter elle aussi, gémir de plaisir. A l'intérieur d'elle-même, elle était au-delà de l'horreur, plus loin que la rage et le dégoût. Ce n'était pas Katrine que ce fou rendait consentante : c'était une mécanique malade sur laquelle elle avait perdu tout contrôle. Lorsqu'il eût fini, il resta affalé sur elle, essoufflé et moite de sueur. Puis, lorsqu'il en eût assez, il se releva, se rhabilla et quitta la pièce. Katrine demeura prostrée de l'intérieur, catatonique, refusant de reprendre possession d'un corps qui l'avait traîtreusement et honteusement abandonnée et qui continuait de ressentir les derniers remous de ce plaisir qu'il avait réussi à lui imposer. Quelque part dans l'esprit de Katrine, quelque chose s'était brisée, cette chose qui lui laissait croire qu'elle était libre, autonome, et qu'elle contrôlait sa vie. Alors qu'aux tréfonds de son être elle hurlait de terreur, de désespoir et de rage, son corps s'endormit, entre douleur et langueur...

*** *** ***

Le corps de Katrine venait de se réveiller, sorti de sa torpeur par des bruits de pas dans l'escalier. Loin de tout ça, l'esprit de Katrine s'évertuait à se croire ailleurs, mort, cauchemardant. Loin de tout ça, l'esprit de Katrine vit la porte s'ouvrir sur une face souriante qu'elle ne voulait pas reconnaître. Loin, très loin de lui, il voyait l'homme s'approcher, saisissant au passage le scalpel sur son bureau, et s'asseoir près du corps de Katrine, sur le lit. Le corps de Katrine était raide, et ses yeux fixaient obstinément d'un regard vide le plafond aux tâches moisies d'humidité. L'homme se mit à caresser avec douceur le corps nu et immobile, dont la peau frissonna. Sa langue repartit sur les sentiers de ses exactions passées, rejoignant bien vite les mamelons émotifs que l'esprit de Katrine faisait tout pour ignorer. Mais elle ne put éviter de les sentir, à travers le brouillard dont elle s'enveloppait, s'ériger de nouveau en réponse aux sollicitations sadiquement expertes. Très, très, très loin de tout ça, l'esprit de Katrine pleura, ragea, se désespéra davantage de cette seconde trahison. Dans la pièce exiguë, l'homme se saisit de son scalpel et l'approcha des seins de sa victime. Plus haut, les paupières s'étaient déjà fermées sur des yeux aveuglés par la fuite de l'esprit qui les animait. L'homme prit un mamelon entre son pouce et son index gauches et commença à le pincer délicatement. Le corps de Katrine frémit. Il serra davantage. Plus la pression augmentait, plus l'intense douleur parvenait à atteindre l'esprit de Katrine qui, peu à peu, se sentait reprendre possession de son corps pour en subir les souffrances et l'humiliation. La brûlure devint insupportable et Katrine rouvrit les yeux. Ses muscles se raidirent, les larmes perlèrent de nouveau à ses yeux. Elle se mit à hurler de douleur ; le bourreau sourit.

" - Eh bien ! Tu as encore de la voix finalement ! Dommage qu'il y ait le bâillon ! Tu as mal ? Oui ?! Tu veux que j'arrête ? "

Du fond de sa presque folie, Katrine perçut le ton interrogatif et cessa de crier. Il répéta sa question, tandis qu'elle sanglotait. Elle acquiesça vivement, et le sourire de l'homme s'élargit. Il trancha le téton douloureux, déclenchant une vague encore plus intense et horrible de souffrance dans tout le corps de Katrine. La douleur lui coupa le souffle et l'empêcha de hurler. L'homme ôta son bâillon et lui enfonça dans la bouche le sinistre téton avant de le lui remettre. Il quitta la pièce en claquant la porte. Katrine, étouffant à moitié, fut obligée d'avaler le prélèvement sanguinolent pour ne pas s'asphyxier. Elle eut immédiatement des spasmes nauséeux qu'elle réprima par réflexe. Elle avait toujours été incapable de régurgiter quoi que ce soit et s'en était toujours réjouie. Elle le regrettait désormais amèrement, sachant qu'avec le bâillon qui lui obstruait la bouche, vomir lui aurait coûté la vie. Elle se réprimanda. Elle pleura de douleur physique, de désespoir moral et d'épuisement. Elle comprenait vaguement que ce monstre essayait de la détruire. Elle ne pouvait pas le laisser faire. Elle devait résister, se battre. Pour Julien. Pour elle. Pour tout ce que ce malade avait gâché. Pour ses précédentes victimes dont elle commençait à concevoir le supplice qu'elles avaient subi. La police devait être sur les traces du tueur, à l'heure qu'il était. Julien avait dû être retrouvé, et les enquêteurs étaient déjà sur sa piste, à sa recherche. Julien. Julien. Elle tenta de se ressaisir, sentant de nouveau le chagrin venir s'ajouter à la terrible douleur et à son angoisse. Elle essaya de raisonner. Elle pensait qu'elle était captive depuis près de 24 heures. Elle estima qu'elle pouvait raisonnablement penser que la police était à sa recherche depuis la fin de la matinée suivant sa disparition. Cela faisait donc une dizaine d'heures, une éternité. Elle essaya de se convaincre que des témoins avaient assisté à leur agression et accéléraient l'enquête. Elle en était certaine : dans quelques heures, la police viendrait la délivrer. Il le fallait. Et peut-être que Julien... Elle s'empêcha de le croire vivant. Elle l'avait vu mourir ! Et pourtant... Non, personne ne pouvait survivre à ça. Mais, si... Ses pensées tournoyaient dans son esprit, de plus en plus incohérentes, de plus en plus étranges et incompréhensibles. Elle s'endormit.

*** *** ***

Après deux courtes heures d'un sommeil agité, Katrine fut éveillée par son corps douloureux. Cela lui était déjà douloureux de voir que les secours tardaient, mais lorsqu'elle sentit des picotements en provenance de sa vessie, elle déprima davantage. La dernière fois qu'elle avait uriné, c'était - pensait-elle - la veille au soir, dans le restaurant. Depuis, ses émotions lui avaient permis d'éviter ce besoin, ses muscles perpétuellement tendus et la douleur l'éloignant de ces basses considérations.

Soudain, un espoir s'insinua dans ses pensées : elle se voyait demander sa libération temporaire à son tortionnaire, et profiter de l'occasion pour s'enfuir de cet enfer. Situation paradoxale qui la révoltait, l'angoissait et l'écœurait, elle était désormais pressée que son bourreau redescende, afin qu'elle puisse mettre à exécution son audacieux plan.

Elle l'attendit, d'abord avec une dignité presque retrouvée, puis avec agacement, impatience, et enfin inquiétude. Plus son besoin d'uriner se faisait pressant, moins elle parvenait à garder son calme et à ordonner ses émotions et réflexions. Elle ne pouvait plus attendre longtemps.

Enfin, les pas retentirent dans l'escalier. La porte s'ouvrit. L'homme était toujours aussi souriant, et Katrine douta un instant que son plan pût fonctionner. Il était venu avec une bouteille d'eau en plastique. Il s'approcha du lit, et lorsqu'il s'assit à côté d'elle, elle se mit à gémir doucement pour lui signifier qu'elle voulait lui parler.

" - Oui ? Tu veux me dire quelque chose ? lui demanda-t-il avec douceur. Elle acquiesça. Tu seras sage ? Oui ?! Entendu ! Je te fais confiance ! "

Il lui ôta son bâillon. Elle s'étira les mâchoires, ce qui lui tira un gémissement de douleur là où l'avait frappé l'homme. Elle voulut parler, mais sa gorge trop sèche la fit tousser. L'homme hocha la tête d'un air de dénégation lasse, tel un père devant sa petite fille blessée en faisant une bêtise alors qu'on l'avait prévenue.

" - Tu n'aurais pas dû crier... Maintenant tu as mal à la gorge. Tiens, bois. Après ça ira mieux. "

Il déboucha la bouteille et en rapprocha le goulot des lèvres de la captive. Elle but goulûment la première gorgée et manqua s'étouffer. Il reprit la bouteille le temps que la quinte se calme, puis la lui représenta. Elle but deux autres gorgées, plus prudemment cette fois-ci. Quand elle lui fit signe qu'elle en avait assez, il reboucha la bouteille et la posa au sol, près du lit. Il la contempla, ses yeux détaillant son visage, son corps exposé, sans protection, malmené.

" - Pour... " commença-t-elle, avant de s'interrompre, la voix brisée. Elle se racla la gorge et affronta le regard de cet homme qui avait gâché sa vie, qui avait tué l'homme de sa vie, qui l'avait enlevée, violée, humiliée, torturée, battue, blessée par balle. Un frisson la parcourut lorsqu'il posa négligemment une main sur le sein jumeau du mutilé. Il la regardait dans les yeux.

" - Oui, je t'écoute. L'encouragea-t-il, l'air presque bienveillant, très attentif.

- Pourquoi... Pourquoi vous avez fait ça ? demanda-t-elle, hésitante, au bord des larmes.

- Voyons ! Ne sais-tu pas que la curiosité est un vilain défaut ? Lui répondit-il, souriant doucement et haussant les sourcils, levant les yeux au plafond. Mais tu as de la chance car je n'ai rien à cacher ! Pour te prouver ma bonne volonté, je vais te répondre : parce que j'en avais envie.

- ...Envie ?... répéta-t-elle, choquée, semblant ne pas comprendre.

- Eh bien oui ! " Envie " ! N'as-tu jamais eu envie de faire quelque chose ? Je trouve que c'était une très belle nuit pour s'amuser : ne trouves-tu pas ? "

Katrine ne sut que répondre. Elle ne voulait ni ne pouvait y croire. Il avait fait tout ça pour s'amuser ! Ce malade avait tué Julien et leur avait fait tout ça pour s'amuser ! C'était horrible et grotesque. C'était le fruit d'un esprit dérangé, pour sûr. Elle décida de ne pas pousser plus loin ses investigations, et de mettre en oeuvre son plan d'évasion. Sa vessie lui rappelait d'ailleurs de plus en plus douloureusement l'urgence de la situation.

" - Merci pour l'eau, lui dit-elle, bien que ces remerciement sonnassent faux et lui arrachassent le cœur. Mais il faut que je me rende aux toilettes au plus vite. Auriez-vous l'obligeance de me détacher quelques instants, afin que je puisse satisfaire mes besoins ? Lui demanda-t-elle, son professionnalisme poli de banquière l'aidant à se maîtriser.

- Je suis navré, mais je ne peux prendre le risque de te détacher pour le moment, ma belle. "

Katrine manqua paniquer, mais elle comprit à temps qu'il avait sous-entendu qu'il la détacherait plus tard. Il comptait donc la relâcher ?! Il voulait juste " s'amuser " un peu avec elle avant de la libérer ?! L'espoir de Katrine renaquit et lui permit de se calmer.

" - Je comprends votre inquiétude, reprit-elle, mais je vous jure que je serai obéissante. Je ne tenterai rien. C'est juré ! J'ai vraiment besoin d'aller aux toilettes ! "

Et elle ne ressentait effectivement plus à ce moment-là ses traumatismes, ses blessures et l'horreur de la situation : tout était relégué au second plan par ce simple besoin, ce diktat d'une simple poche urinaire qui s'imposait face à vingt-quatre années d'apprentissage de la vie, des convenances, des relations affectives et intellectuelles ; des millénaires d'évolution humaine pour que, en seulement vingt-quatre heures, tout soit balayé par une envie d'uriner.

" - Tu veux vraiment aller aux toilettes ?

- Oui !

- Tu as vraiment besoin de te soulager ?

- Oui, je vous assure que c'est vrai ! Je ne pourrais bientôt plus me retenir !

- Bon ! Dans ce cas, je veux bien faire un geste pour toi. Mais c'est seulement parce que c'est toi ! Ne crois pas que tu pourras me faire accepter tous tes caprices pour autant ! " La menaça-t-il du doigt, toujours souriant.

Il tendit son bras sous le lit, tandis que Katrine se tendait à se rompre. Il en sortit une cruche en plastique bleu, comme elle se souvenait en avoir vu à la cantine, lorsqu'elle était petite, à l'école. Toujours souriant, il plaça le récipient entre les jambes de Katrine, le positionnant avec soin afin d'éviter toute fuite.

" - Non ! protesta Katrine, choquée, tandis que la valve de sa vessie se rétractait, soit par solidarité envers la pudeur de son propriétaire, soit pour se concentrer sur l'effort final. Je ne peux pas ! Je vous jure que je ne tenterai pas de m'échapper ! Je veux juste aller aux toilettes ! "

Katrine pleurait de nouveau, la tête penchée sur le côté, sanglotant.

" - Mais tu as le choix ! Tu peux, ou non, te soulager. Seulement, tu dois le faire ici et maintenant. Profite de ma générosité, va ! Elle ne se reproduira pas de sitôt ! " finit-il en riant.

Katrine aurait voulu disparaître, aurait préféré mourir plutôt que de s'humilier davantage devant son tortionnaire. Mais sa vessie avait attendu trop longtemps. Le muscle qui retenait le liquide se relâcha et, malgré elle, Katrine sentit avec un soulagement croissant et profond l'urine chaude se déverser dans le pot de chambre improvisé. Le bruit que cela faisait lui rappela une colonie de vacances. Pour faire la vaisselle, ils utilisaient des bassines en plastique qu'ils remplissaient au jet d'eau. Ce bruit qui éveillait en elle les joies de l'enfance, de l'été et des soudaines batailles d'eau serait à jamais corrompu par ce salaud au sourire écœurant. Plus jamais elle ne pourrait uriner sans repenser à ce moment avilissant.

" - Tu ferais mieux de soulager tes intestins aussi : je n'aurai pas l'amabilité de te prêter mon broc deux fois. La prochaine fois que tu auras des besoins, tu n'auras qu'à les assumer sans moi ! Chacun ses problèmes, mon chou ! "

Katrine allait de nouveau protester, mais elle réalisa que cela était vain. Il trouverait bien d'autres moyens de l'humilier et de la faire souffrir : autant ne pas se rendre responsable d'une gêne supplémentaire...

Pleurant, elle s'efforça de s'exécuter. Jamais moment de sa vie ne lui avait été si insupportable, si traumatisant.

Lorsqu'elle eut terminé, il reprit le récipient et, sans plus de cérémonie, il le renversa doucement, méthodiquement, sur toute la surface du corps de Katrine. Elle rua, l'insulta, tenta de se dérober. Ses vociférations cessèrent brutalement lorsque les derniers restes d'excréments et d'urine lui dégoulinèrent sur le visage, dans les yeux, le nez et la bouche. Elle toussa, cracha, se racla la gorge, mais le goût et la sensation demeuraient vivaces. Les haut-le-cœur se succédèrent, et pour la première fois dont elle put se souvenir, elle vomit tout ce qui lui restait dans le ventre, surtout une bile brûlante et acide qui la fit tousser davantage.

Hurlant de rire, presque pleurant de joie, le sadique lui remit son bâillon et quitta la pièce en claquant la porte. Katrine, plus désespérée que jamais, se débattait pour se débarrasser de ses propres déchets, qui ravivaient la douleur de ses plaies. La douleur, les efforts qu'elle avait faits, les traumatismes qu'elle avait subis, le sang qu'elle avait perdu par ses différentes plaies lui firent perdre connaissance.

*** *** ***

Des dents. Des dents gigantesques. Un sourire qui allait la dévorer. Des mains qui la caressaient lentement, mais sa peau tombait en lambeaux sous ce contact anodin, laissant à la place des rivières et des lacs putrescents de pieds baignant dans de l'urine sanguinolente. Des détonations douloureuses qui faisaient trembler le sol. Le sol qui s'ouvrait sous ses pieds, et elle qui hurlait, qui tombait, qui hurlait, qui tombait toujours plus bas vers la gueule du monstre...

Katrine s'éveilla en hurlant, ses cris retenus par le bâillon. Ses yeux fous coururent à travers la pièce, tentant de se repérer, tentant de retrouver une réalité rassurante. Son regard se fixa sur les bocaux, et la réalité qui rattrapa Katrine ne la réconforta pas. Mais cette vision devenue presque familière lui permit de fixer sa pensée et de retrouver un semblant de calme.

Alors que son esprit, libéré de la panique du cauchemar dont elle venait de sortir, commençait à se remémorer tout ce qui s'était passé depuis leur agression, qu'elle estimait à une trentaine d'heures de là, Katrine fit un énorme effort sur elle-même pour reprendre le contrôle de ses réflexions, afin de les rendre, sinon positives, au moins constructives, utiles. Elle avait échoué à négocier sa liberté, et ce souvenir l'emplit de rage et de honte. Elle sentait le désespoir la gagner, alors qu'elle ne parvenait pas à entrevoir la moindre étincelle d'une solution quelconque, lorsque les pas se firent entendre dans l'escalier.

De nouveau tremblante et incapable de réfléchir, elle tira par réflexe sur ses membres attachés, déclenchant en elle une explosion de douleur. Le sang qui avait fini par réussir à se coaguler en une croûte purulente sur son sein mutilé et sa jambe perforée se remit à suinter. Elle s'insulta en silence, serrant les mâchoires le temps que la souffrance s'atténue. Et c'est grimaçant de douleur, les yeux fermés, que le sociopathe la trouva en ouvrant la porte.

" - Eh bien ! Eh bien ! On dirait que tu souffres ! Je me trompe ? Non, bien sûr, jamais. Sais-tu que j'ai justement lu quelques traités de médecine ? Il y en avait notamment un, très intéressant, sur l'acupuncture. Il paraîtrait que cela serait très efficace contre la douleur ! Comment ? fit-il, tendant l'oreille vers Katrine, qui le fixait désormais, méfiante. Tu veux que nous essayions ensemble ? Vraiment ?! J'avoue que j'espérais de ta part une meilleure volonté pour me remercier de mes efforts, et je vois que nous sommes sur la même longueur d'onde ! "

Katrine, toujours perplexe, le regarda marcher jusqu'au bureau, et saisir les aiguilles. Il y en avait un plein sachet. Lorsqu'il se retourna, souriant, Katrine comprit et rua pour se libérer, hurlant à pleins poumons des " Non ! " véhéments dont ne subsistaient, passés le bâillon, que des gémissements sourds. Devant la vanité de ses efforts, et surtout la souffrance qu'ils lui faisaient subir, Katrine cessa de s'agiter, et son bourreau se mit à rire.

" - Allons, allons, allons ! dit-il d'un ton qu'il voulait rassurant. Il ne faut pas avoir peur du docteur ! Il ne te fera pas de mal ! Je ne te veux que du bien... "

Il s'assit au bord du lit, ayant pris soin de poser le sachet, ouvert, sur le sol poussiéreux.

" - Il va falloir te tenir bien tranquille pendant le traitement, sinon je risque de te faire mal... " dit-il sur un ton de confidence, avant de se mettre à rire.

Son rire était grave, saccadé. Il aurait pu être amusant, dans d'autres situations, mais dans l'horreur du moment, il était terrifiant, confinant presque à la folie.

Il se saisit d'une aiguille dans sa main droite, puis il empoigna de l'autre le pied droit de Katrine pour l'immobiliser. Katrine essaya de lui faire lâcher prise, mais la force de l'homme était telle que ses muscles contractés ne firent que raviver sa douleur. Il la regarda dans les yeux quelques secondes, et ses yeux pouvaient aussi bien exprimer la compassion que la cruauté : son regard était ambigu, angoissant. Enfin, il se concentra sur sa tâche. Katrine ferma les yeux, retint son souffle et serra les dents, tentant de se faire un bouclier contre les piqûres à venir.

Il planta la première aiguille dans le bout du gros orteil, presque sous l'ongle, et à l'aide d'un dé à coudre argenté, l'enfonça jusqu'à l'os. La douleur était insurmontable, suffocante, incroyable ; elle reléguait sa mutilation et sa blessure par balle au rang d'égratignures. C'était une brûlure vive comme le feu, qui battait et remontait tout le long de sa jambe, qui semblait sourdre de partout à la fois, qui lui donnait mal à la tête ; des sueurs froides et des frissons de douleur, telles des vagues brûlantes et glaciales, parcouraient son corps frémissant comme une feuille dans la tempête. Elle ne put crier. Toute son énergie et ses forces vives étaient nécessaires pour supporter les assauts de la souffrance.

Il recommença pour chacun des orteils du pied droit, puis passa aux doigts des deux mains. Il planta quelques aiguilles dans le mamelon du sein encore intact, dans les coudes et les genoux, dans la face interne des bras et des cuisses. Ensuite, il se releva pour contempler son oeuvre. Katrine était figée, frémissante comme une eau sur le point de bouillir. Elle était livide, tous ses muscles et tendons crispés, les yeux fermés et le souffle court. Soudain, fronçant les sourcils comme s'il n'était pas satisfait du résultat, il se pencha sur l'entrejambe de Katrine et tenta d'exciter son clitoris de la langue. Il s'y efforça en vain pendant plusieurs minutes puis, rageur, il cessa et saisit une aiguille supplémentaire, plus longue et plus épaisse. Il la regarda, retrouvant le sourire, puis il la planta profondément dans la protubérance qui avait osé lui résister. Tout le corps de Katrine sembla vouloir se rétracter pour échapper à la douleur, tels les tentacules d'un poulpe, et son souffle s'interrompit totalement. Elle écarquilla soudain les yeux, le regard fixe et vide. Son corps se mit à trembler violemment et la peau de son visage devint rouge, ses veines et artères saillantes. Elle était en train de s'étouffer, ses poumons, comme le reste de son corps, trop contractés pour pouvoir exercer une inspiration.

L'homme, d'abord fasciné, sembla soudain inquiet que les réjouissances cessassent si vite. Puis son expression devint rageuse. Il fit un pas vers la tête du lit, et envoya au visage de Katrine une puissante gifle qui l'assomma à moitié et déclencha ses réflexes de défense. Ses diverses glandes cervicales se mirent à libérer dans son sang des doses inhabituellement massives d'adrénaline et d'endorphine, renforçant sa résistance à la douleur et permettant un léger relâchement des tensions du corps. Ses poumons, profitant de cette accalmie, se détendirent dans une longue et profonde inspiration. Un râle s'échappa de la gorge de Katrine. Une seconde gifle du même acabit que la première, dont l'objectif était, cette fois-ci, de détendre les nerfs de l'homme, finit de faire perdre connaissance à la malheureuse.

Le sadique, soulagé et content de lui, retrouva le sourire et quitta la pièce pour aller prendre un déjeuner bien mérité devant son poste de télévision.

*** *** ***

Katrine revint à elle quelques heures plus tard. A chaque pulsation de son sang dans ses veines, des décharges électriques semblaient parcourir toute la surface de son corps. La douleur était insupportable et tambourinait dans sa tête comme une fanfare infernale accompagnant toute une armée de barbares en armures avec, tout proches, des dizaines de canons qui rythmaient la marche. Elle ne pouvait plus réfléchir. Elle était à bout de nerfs. Elle voulait à tout prix que cela s'arrête. Elle désirait la mort, sachant que son agonie ne cesserait plus, que personne ne viendrait la libérer.

Venant du rez-de-chaussée de la maison, elle entendit un bruit de casseroles, et ce bruit familier, si anodin, si souvent entendu et même provoqué, fit remonter du plus profond d'elle-même une lourde et suffocante bouffée de chagrin et de désespoir. Elle se mit à gémir, à sangloter, de plus en plus fort, ses larmes recommençant à couler, laissant sur son visage tuméfié et sali de son sang et de ses selles des sillons plus clairs, tels un masque de cérémonie funèbre simulant le chagrin figé de la mort et du souvenir.

Ses sanglots de plus en plus violents refirent jaillir la douleur de partout en même temps, et ce terrible feu d'artifice de souffrances lui fit de nouveau perdre connaissance. Tout le sang qu'elle avait perdu et qui continuait de suinter l'affaiblissait de plus en plus.

*** *** ***

Du fond de sa brume douloureuse et étouffante, Katrine perçut de nouveau des pas dans l'escalier. Presque avec lassitude, n'ayant plus la force de s'angoisser, elle parvint à entrouvrir les yeux. Il entra, portant entre ses mains une lourde marmite fermée d'un couvercle. Des gants de cuisine - image qui eût pu être comique dans d'autres circonstances - protégeaient ses mains.

" - Oh ! Tu dormais ? Je te réveille ? Ah ! Mais il le fallait bien ! C'est l'heure de se faire belle ! Tu rentres bientôt chez toi ! "

Il posa par terre la marmite et ôta le couvercle. Un nuage de vapeur s'échappa du récipient, accentuant davantage la sensation de brouillard dans laquelle évoluait l'esprit de Katrine, comme un spectateur extérieur à la scène. L'homme souleva la marmite au-dessus de Katrine, et versa consciencieusement l'eau bouillante en un mince filet sur chaque partie du corps de sa captive. Elle se remit à trembler, et partout où l'eau s'écoulait, une peau fine et rose réapparaissait, rougissant rapidement avant que des cloques ne se forment en réaction à la brûlure. Quand la marmite fut vide, et que Katrine se fut de nouveau évanouie, il reposa sa gamelle et saisit un petit flacon qu'il ouvrit sous le nez de sa victime. Il l'y laissa presque une minute. Il n'y eut d'abord aucune réaction, puis le nez gonflé et cloqué se fronça légèrement, puis la tête tenta d'éviter la violente et puissante odeur des sels, puis ses yeux s'ouvrirent et elle gémit.

" - Eh bien, eh bien ! Il ne faut pas partir comme ça ! Tu dois rester jusqu'à la fin, voyons ! Je ne voudrais pas que tu manques le plus intéressant ! Maintenant qu'on en est là, il faut que je t'avoue quelque chose... "

L'esprit de Katrine entendait le bruit de sa voix, en sentait les vibrations sourdes ; elle tentait de suivre la mélodie pour tenter de se raccrocher à ce son qui n'était pas douleur. Elle ne comprenait pas vraiment ce qu'il disait : le brouillard était trop épais et la voix trop lointaine, mais écouter avait quelque chose de rassurant, d'habituel et de distrayant.

" - Voilà ! Comme tu l'as sûrement deviné, je suis un artiste. Je voulais te faire la surprise, mais j'ai réalisé que c'était un peu trop évident pour que je puisse parvenir à te le cacher réellement ! Et, comme tout artiste, j'ai mes oeuvres. Tu es l'une d'entre elles ma jolie ! Tu es flattée ?! Je te remercie ; ce fut un réel plaisir. Je te remercie de ta généreuse coopération. Il ne me reste plus qu'à te signer avant de pouvoir t'exposer ! "

Il se releva et partit vers le bureau. Il y prit un hachoir et un scalpel, puis il revint vers le lit. Il utilisa d'abord le scalpel pour tracer quelques arabesques sur la poitrine et le ventre de Katrine puis, après avoir contemplé le résultat, il empoigna le hachoir d'une main, et le pied gauche de Katrine, propre et intact, aux orteils encore délicatement vernis d'un rouge élégant, de l'autre main. Il prit son élan et abattit son bras. Le pied fut tranché net, en une seule fois. Il pesta lorsqu'il réalisa qu'il avait entamé au passage le drap et le matelas, se reprochant d'avoir encore oublié la planche à découper. Il tint le pied au-dessus du corps de Katrine, coupure vers le bas afin d'égoutter le " prélèvement ", puis, lorsque le sang cessa de goutter, il le posa, tel un objet décoratif, sur le drap, près de la tête de sa victime encore agonisante, dans un coin épargné par les déluges d'immondices. Il se pencha sous le lit pour en sortir une grande bouteille de formol et un masque de chirurgien qu'il enfila. Il descendit de son étagère le bocal vide, qu'il remplit du liquide chimique, avant d'y mettre le pied de Katrine, qui dériva lentement vers le fond. Il reboucha les deux récipients et les remit à leur place respective.

Il ôta son masque, qu'il rangea avec la bouteille de formol presque vide, puis il alla replacer ses outils sur le bureau. Il les nettoierait plus tard. Il revint vers Katrine, qui respirait faiblement, inconsciente, continuant de se vider de son sang. Il décrocha le drap de plastique des quatre coins du lit et y enferma le corps encore chaud et palpitant. A l'aide d'un rouleau de gros scotch qu'il ramassa sous le lit, il ferma ce sac improvisé, l'étanchéisant au mieux. Il le chargea sur son épaule et le remonta par l'escalier, jusqu'au coffre de sa voiture. Il faisait nuit noire. Il se mit au volant et démarra.

Le sociopathe, fier mais tendu, roula jusqu'à l'hôpital de Juvisy, sur le parking duquel il s'arrêta. Il attendit d'être sûr que personne ne pouvait le voir pour déposer le cadavre de Katrine près de l'entrée. Il remonta prestement dans sa voiture, remit le moteur en marche et s'éloigna. Il se gara, éteignit ses phares, et regarda en direction de l'entrée du centre médical. Il n'eut pas à attendre plus d'un quart d'heure. Une infirmière, profitant d'une pause, ou de l'absence de son chef de service, sortit pour fumer une cigarette. Dès qu'elle aperçut le paquet blanc de la forme d'un corps, elle rentra en courant dans l'établissement, déclenchant les procédures médicales et judiciaires habituelles.

Dans la nuit, un moteur gronda, un autoradio s'alluma sur une station de Jazz, et une voiture disparut à un carrefour, avec à son bord un sociopathe heureux...

CHAPITRE TROISIEME :

Étranges révélations.

L'homme en blouse blanche, docteur d'une quarantaine d'années, reposa le bras d'une jeune femme dont il prenait le pouls sur un brancard, duquel lui et ses collègues n'avaient pas pris la peine de transférer la patiente. Il leva les yeux vers la pendule de la salle.

" - Heure du décès : 01h30. " annonça froidement le médecin, avant de recouvrir le cadavre d'un drap blanc qui se teignit presque immédiatement de rouge. L'infirmière nota sur sa planchette ce commentaire implacable et définitif, puis accrocha cette dernière au brancard avant de suivre ses collaborateurs dans le couloir, après avoir pris soin d'éteindre la lumière et de fermer la porte.

Dans l'obscurité, Katrine, choquée, ne pouvait y croire. C'était absurde, terrible, ridicule, effroyable ! C'était impossible ! Elle ne pouvait être morte ! Pas maintenant ! Pas déjà ! Pas comme ça ! C'était juste une mauvaise farce, un tour sadique, l'énième torture infligée par son abject bourreau ! C'était forcément autre chose que ça ! ça ne pouvait être ça...

Katrine ne voulait pas, ne pouvait pas admettre que son corps eût cessé de la porter à travers sa vie. Ses pensées tournoyaient sans fin, trébuchant aveuglément sur cette vérité invraisemblable : elle était morte. Au fond d'elle-même, elle le savait déjà avant même que le médecin ne le dise. Elle avait senti un à un ses organes s'arrêter : d'abord ses reins, puis ses intestins ; ses membres s'étaient peu à peu figés, privés de leur sève vitale ; son cœur avait ensuite cessé son doux et apaisant battement de métronome et, finalement, ses poumons avaient exhalé son dernier soupir de vie.

Avec un sentiment puissant mêlant résignation, surprise, effroi et un soupçon de soulagement, Katrine pensa :

" - Je suis morte. "

*** *** ***

Elle était encore sous le coup de la stupeur, ne comprenant pas ce qui se passait, lorsqu'un employé de la morgue vint la chercher pour la rouler jusqu'aux sous-sols de l'établissement. Elle ne se l'expliquait pas, mais elle avait conscience de tout ce qui se passait autour d'elle, malgré sa mort, et ce, avec une plus grande acuité que de son vivant. Elle voyait les gens, dans les couloirs, marcher à pas feutrés, pressés d'accomplir elle ne savait quelle mystérieuse tâche, alors qu'elle avait dans le même temps la pleine connaissance de ses yeux fermés, de son corps décédé, de ses organes figés, de ses veines et artères presque sèches, de son cerveau éteint. D'une nature relativement curieuse, Katrine se raccrochait à cet étrange phénomène pour ne pas repenser aux conséquences de sa mort, ainsi qu'aux tortures qu'on lui avait infligées. Sans avoir ni yeux, ni doigts, ni oreilles en état de fonctionnement, elle voyait, sentait, entendait tout ce qui se passait aux alentours de son corps. Elle repensa à tout ce qu'elle avait pu lire ou entendre sur la mort, sur le Paradis, l'Enfer, les fantômes, et pensa avec amertume que la mort était moins grandiose qu'on ne le croyait. Elle était presque déçue de n'avoir que cet état pour compenser la perte de sa vie. Se remémorant un film qu'elle adorait, " Ghost ", elle tenta de faire réagir son environnement physique par la seule force de sa volonté. Elle se concentra sur sa main droite, fixa son attention sur son index, ordonna à ses phalanges de se replier. Elle échoua dans cette tentative de reprise de contrôle de son corps.

Ébranlée par cette confirmation concrète de sa mort, elle regarda autour d'elle. Elle était à la morgue, dans un réfrigérateur. Surprise, elle ne comprenait pas comment elle avait pu arriver là sans s'en apercevoir. Il y avait eu comme une coupure ; comme si, pendant quelques minutes, elle n'avait plus eu conscience de ce qui se passait à l'extérieur de son corps. Elle réalisa que cette " absence " de conscience coïncidait avec sa concentration. Maintenant qu'elle était de nouveau attentive à son environnement, elle avait conscience du froid, de l'obscurité, de l'étroitesse du lieu où elle se trouvait, de l'horreur de sa situation. Cependant, à son grand étonnement, elle ne ressentait pas les symptômes physiques de ces stimulations externes. C'était comme si les sensations étaient filtrées, analysées et synthétisées pour lui être communiquées à l'état d'idées abstraites, de données techniques qui ne la concerneraient plus directement. Son corps ne lui appartenait plus réellement. Elle continuait à avoir conscience de ce qui lui arrivait, continuait de se sentir intellectuellement liée à lui, mais les émotions et les phénomènes physiques ne faisaient plus partie de ce lien. Elle se sentait un peu comme une doublure vocale pour un film, la voix off dont l'acteur n'a pas conscience, qui n'agit pas, qui se contente de commenter, de simuler l'action.

C'était effrayant et excitant à la fois. Katrine ne mesurait pas - ne voulait pas encore mesurer - les implications de ses constatations. Elle explorait seulement cette étrangeté, ce mystère dont on lui rebattait les oreilles dans sa jeunesse chrétienne, et qui n'avait finalement aucun rapport.

Par curiosité, elle examina ce cadavre qui avait été jadis son corps à elle, avec lequel elle n'avait fait qu'un pendant des années, et qui lui était désormais étranger. Il était affreusement mutilé. Elle se remémora les dernières quarante-huit heures, avec dégoût, colère et tristesse. Mais bizarrement, regarder ce corps la rendait peu à peu indifférente. Elle ne ressentait plus la douleur. Elle était presque soulagée de ne plus avoir à porter ce corps détruit, qui l'avait trahie et l'avait fait souffrir un véritable martyre. Maintenant qu'elle n'avait plus aucune sensation physique, toutes les horreurs qu'elle avait vécues lui semblaient lointaines, presque évanescentes. Elle n'était plus solidaire de la machine organique qu'elle avait crue sienne tout ce temps.

Cela lui semblait incongru, ridicule et effrayant de penser ainsi, mais plus aucun élément concret ne la menaçait, ne la retenait plus dans les sphères matérielles. Ce qu'avait subi son enveloppe de chair, Katrine ne l'avait pas emporté avec elle dans sa mort. Elle n'avait plus à craindre la mort, la faim, la soif, la pauvreté, la maladie, la douleur... Ces craintes étaient pour les vivants. Avec une amertume tout intellectuelle, elle pensa qu'en contrepartie, elle n'aurait plus la possibilité de se réjouir d'avoir su satisfaire ses besoins matériels et financiers. Elle ne connaîtrait plus l'amour. Cela dit, son tortionnaire l'en avait déjà privée de son vivant. Julien...

Julien ? Mais, réalisa-t-elle soudain, il était mort, lui aussi ! Peut-être pourrait-elle le retrouver ? Peut-être que, finalement, elle n'avait pas tout perdu ?! Elle fit le point sur ce qu'elle savait de son état : son corps était mort, et son esprit, son âme - peu importait le nom qu'elle pouvait lui donner - n'y était par conséquent plus rattachée ; elle avait la possibilité, sans passer par ses sens physiques, d'avoir conscience des phénomènes extérieurs à elle. Peut-être Julien et elle pourraient-ils avoir conscience l'un de l'autre, et communiquer ?

Soudain résolue, elle contempla les vestiges de son ancienne vie, cette enveloppe en piteux état, fruit d'un esprit malade qui l'avait méthodiquement détruite. Elle fit ses adieux à son ancienne condition et se concentra vers son objectif, son but à atteindre : Julien. Elle prit la direction des compartiments voisins. Elle inspecta soigneusement le premier jusqu'à être certaine qu'il ne s'agissait pas du cadavre de son ami, puis mit le cap sur le tiroir mortuaire suivant. Elle se déplaçait lentement, comme au ralenti, telle un brouillard transparent et immatériel. Il semblait que son esprit se déplaçait en suivant ses volontés. Elle pensait gauche et s'y rendait, haut, droite, bas : elle fut presque amusée par la simplicité du déplacement, conquise par cet affranchissement des limites physiques. Alors qu'elle s'apprêtait à traverser la cloison donnant sur le second compartiment susceptible d'abriter Julien, elle sentit son esprit ralentir, se glacer désagréablement, comme si une main à la poigne puissante le tirait en arrière pour le ramener vers son corps. Décontenancée, Katrine ne résista pas, et se laissa docilement ramener par cette étrange force. Lorsqu'elle fut de nouveau près de son cadavre, la poigne se desserra, et Katrine se sentit soulagée par la disparition de ce contact froid et autoritaire. Ainsi, sa liberté de mouvement avait des limites ? Quelque chose la retenait donc encore à ce corps informe et effrayant, celui d'un passé qu'elle souhaitait oublier ? Devrait-elle donc à jamais errer près de ce cadavre, cristallisation de toutes les horreurs humaines ? Katrine sentit que, si elle avait encore eu une peau, celle-ci se serait mise à se hérisser de frissons...

CHAPITRE QUATRIEME :

Entre vivants et Mort.

Ainsi, même mort, son corps demeurait sa prison. Ainsi, même délivrée des soucis de la vie, bien que privée de ses délices également, elle n'était libérée par aucun anéantissement, ni au-delà, ni puissance mystique plus ou moins bienveillante. Elle était toujours aussi seule, sinon plus. Certes, elle ne souffrait plus physiquement, mais elle devait garder sous sa pensée, toujours avec elle, telle une obsession morbide, ce corps supplicié, symbole de ce qui lui était advenu de pire de son vivant. Serait-elle ainsi éternellement condamnée à vivre à l'heure de sa mort, à revivre les plus horribles et déchirants évènements de sa courte existence ?

Katrine en était là de ses réflexions, absorbée par ces questions troublantes, lorsqu'elle entendit, assourdis, des pas dans la pièce voisine. Des bruits de conversation feutrée se rapprochèrent, et la poignée de son compartiment mortuaire craqua lorsqu'un homme vint l'ouvrir. Vêtu d'une blouse blanche ouverte sur une tenue de médecin hospitalier, le responsable de garde à la morgue, âgé d'une cinquantaine d'années, tira vers l'extérieur le cadavre de Katrine, reposant sous un drap vert étanche.

" - Comme vous pouvez le voir, commença le médecin après avoir tiré le drap jusqu'au pied du corps nu de la jeune femme, s'adressant aux deux inspecteurs de police qui l'accompagnaient, il s'agit d'une jeune femme blanche ; âge : entre vingt-deux et vingt-sept ans ; taille : un mètre soixante-cinq ; poids : soixante kilos ; yeux verts et cheveux noirs. A première vue, avant une autopsie qui me permettra d'avoir des certitudes, je peux d'ores et déjà dire qu'elle a reçu de nombreux coups au visage, assénés avec force à en juger par les contusions et ecchymoses ; il semble que son corps ait été recouvert de déjections en tous genres : selles, urines et régurgitations, à en juger par les dépôts laissés dans les replis du corps et les relents dégagés ; le mamelon droit a été excisé avec un objet très tranchant et précis, tel un scalpel ; sa peau semble avoir été brûlée par un liquide particulièrement chaud, puis lacérée à l'aide d'un objet tranchant, probablement le même que pour l'excision du mamelon ; elle a une blessure par balle dans la jambe droite ; le pied gauche a été sectionné au niveau de la cheville, juste au-dessus de l'articulation, de façon assez approximative, ce qui laisse penser qu'une hachette ou un outil du même genre a été utilisé ; enfin, des aiguilles ont été profondément plantées dans son mamelon gauche, à chacun des bouts de ses doigts et orteils, et une dernière, de plus grande taille, dans le clitoris. J'ai procédé à un sommaire examen gynécologique : j'ai retrouvé des traces de sperme, donc d'un rapport sexuel récent, mais aucune trace de viol. Naturellement, j'ai prélevé un échantillon du sperme qui est actuellement en cours d'analyses au laboratoire. "

Le médecin recouvrit de nouveau le corps, ne laissant que la tête apparente, tandis que les policiers comparaient les photographies des personnes disparues avec le visage de la morte. Au bout d'une dizaine de minutes d'observations et de comparaisons, ils rangèrent les clichés qui n'avaient pu redonner un nom au cadavre, puis le plus jeune des deux sortit un appareil photo numérique et fit un portrait de Katrine, afin de pouvoir procéder à des comparaisons sur l'ordinateur du poste et la base de données de la préfecture.

Katrine, qui avait assisté à toute la scène avec stupeur, se sentit bouleversée lorsque le plus âgé des inspecteurs fit signe au médecin de ranger le corps, émettant l'espoir et le doute de retrouver son identité. Katrine, de nouveau seule dans le noir, voulut leur crier son nom, voulut les retenir ; elle qui les avait attendus une éternité pour qu'ils viennent la libérer, elle ne les avait pas vus, et ils semblaient, eux non plus, ne pas devoir la trouver. Elle voulait aussi leur demander où était Julien, où était son amour... Elle tenta de les rattraper, mais à un mètre à peine de son cadavre, la poigne glacée la saisit de nouveau et la ramena dans le noir de son tiroir mortuaire et de sa pénible solitude...

*** *** ***

Entre amertume, colère et désespoir, Katrine tenta de nouveau de contrôler son corps. Elle se concentra comme jamais elle ne l'avait fait. Ayant repensé à tout ce qu'elle savait de la mort, raisonnable ou non, réaliste ou non, elle fixa toutes ses pensées et toute son attention sur l'extrême phalange de son auriculaire gauche. Elle visualisa le mouvement, la contraction du muscle, du tendon, le pli de la phalange. Pendant des heures d'efforts vains et obstinés, Katrine fit tout pour revenir à la vie. Mais il n'y avait rien à faire. Elle était morte. De fureur, presque folle de rage, Katrine fila de toute la force de sa volonté vers la sortie de la morgue. Au bout d'un mètre, elle sentit de nouveau cette poigne farouche et glaçante qui la retenait captive de son corps. Ne se laissant ni intimider, ni décourager, elle força, lutta, se démena pour gagner quelques centimètres. Plus elle résistait et s'éloignait, plus la sensation de froid s'accentuait, devenant suffocante, paniquante, presque douloureuse. Elle retrouvait presque des sensations physiques d'être vivant, certes de façon détestable puisque c'était une terrible morsure glacée. Au bout de quelques secondes de souffrance et d'une âpre et vaine bataille pendant laquelle Katrine n'avait gagné que quelques insignifiants centimètres, elle dut se résigner, épuisée, à être reconduite vivement auprès de son enveloppe de chair, comme si elle avait été attachée à un puissant élastique qu'elle aurait trop tendu et qui se serait rétracté violemment.

Déroutée par son expérience, qui lui avait presque ramené des sensations physiques, et préoccupée par cette force bornée qui semblait vouloir la retenir, Katrine n'entendit pas que des personnes approchaient de son tiroir réfrigéré. Aussi, c'est avec une double surprise qu'elle vit s'ouvrir la porte de sa prison sur le visage anxieux et effondré de ses vieux parents. Émue, choquée, heureuse et désespérée, elle retrouva ces personnes qu'elle avait chéries dans son enfance, détestées dans son adolescence et définitivement quittées à sa majorité.

L'un des deux inspecteurs, le plus âgé, les prévint que ça allait être dur, qu'elle avait subi de sévères dégradations, mais que l'identification officielle était nécessaire, et qu'il les remerciait de leur courage et s'excusait de ce qu'il devait leur imposer. Il fit ensuite signe à l'auxiliaire de la morgue de découvrir le visage de la morte. Celui-ci s'exécuta, lentement, sans geste brusque, pour atténuer au maximum l'extrême violence de la vision d'horreur qu'il allait soumettre à ces parents déjà très fragilisés par ce qu'on leur avait dit.

L'homme serrait fort sa femme contre lui. Lorsque les cheveux furent visibles, la femme cacha son visage dans les bras et contre le corps de son mari, homme assez grand et plutôt gras, fruit de décennies d'une nourriture trop riche. L'homme, lui, se força à regarder jusqu'au bout. Une grimace de douleur et de dégoût apparut d'abord sur son visage lorsqu'il vit celui de la jeune femme, tuméfié et ébouillanté. Puis c'est un masque de douleur et de chagrin qui se composa, tandis qu'il se réfugiait lui aussi dans les bras de sa compagne. L'entendant gémir, sa femme l'imita et ils sanglotèrent tous deux sur la perte de leur fille avec qui ils n'auraient plus jamais l'occasion de se réconcilier.

Katrine était profondément ébranlée par leur chagrin, et par la démonstration malheureuse et tardive de leur affection pour elle. Mais une part d'elle-même était surtout choquée par l'absence, chez elle, d'émotions. Katrine n'éprouvait ni chagrin, ni compassion, ni débordements d'affections. Seule une vague tristesse résonnait dans son esprit vidé de tout élément physique. Était-elle donc devenue incapable d'éprouver quoi que ce fût d'émotionnellement humain ? N'était-elle plus qu'un brouillard d'idées désincarnées ? Prise dans le tumulte intellectuel de sa réflexion troublée, elle ne s'aperçut pas que ses parents étaient repartis et qu'on l'avait remise au frais.

*** *** ***

Katrine ne renoua avec son environnement, ne sortit de sa réflexion, que lorsque le légiste, d'une main experte, incisa le corps des épaules au pelvis, en passant par le sternum, de façon à pouvoir accéder aux organes sans difficulté, en rabattant sur le côté ce chétif vêtement de peau. D'abord effrayée, révoltée et dégoûtée, Katrine fut bientôt fascinée par cette vision cauchemardesque : quelqu'un était en train de fouailler dans ses entrailles, de couper, scier, triturer ses organes et ses os, enlevant les premiers un à un pour les poser sur un plateau d'acier, coupant à la scie électrique les seconds. Lorsque tous ses viscères furent sortis, le légiste les pesa, prononçant à voix haute des commentaires et des indications irréelles qui s'enregistraient sur la bande d'un magnétophone qui ronronnait doucement sur le bureau, les disséqua et fit des prélèvements en éprouvettes avant de tout replacer dans le corps. Il referma la plaie béante et examina la coupe franche du pied gauche, détailla grâce à une loupe les cassures, déchirures et échardes. Katrine remarqua que sa peau avait été recouverte d'une fine poudre blanchâtre, telle de la farine, et elle supposa que c'était le fruit d'une tentative pour relever des empreintes, ou d'autres petits indices.

Tout ça était terrifiant et fascinant à la fois. Cela lui rappelait des romans policiers qu'elle avait lus, des documentaires médicaux qu'elle avait regardés d'un oeil distrait, de cet oeil de spectateur qui contemple une réalité qui ne peut pas - qui ne doit surtout pas pouvoir - être la sienne. Et là, dans cette morgue où son propre cadavre martyrisé par un sociopathe cruel et sadique reposait, elle assistait à sa propre autopsie, témoin d'une cérémonie angoissante et intimidante, intrigante et excitante. Lorsqu'il eut terminé ses observations, le légiste recouvrit de nouveau le cadavre de son drap, le remit au réfrigérateur. Il appellerait demain matin l'entreprise de pompes funèbres que lui avaient indiquée les parents pour qu'ils viennent enlever le corps, afin de le préparer pour l'inhumation. Il étiqueta les prélèvements qu'il avait effectués, fit quelques annotations sur son dossier, puis monta au laboratoire d'analyses, refermant à clef en sortant la morgue dont il avait pris soin d'éteindre la lumière.

*** *** ***

Des images horribles, incroyables, effrayantes, tournoyaient dans l'esprit de Katrine. L'agression, les tortures, la douleur, la terreur, le désespoir, l'autopsie... Elle avait le sentiment, l'espoir, la crainte d'être entre cauchemar et hallucination. Elle voulait que tout cesse, mais désirait néanmoins connaître la suite, savoir ce qui allait se passer.

Encore une fois, elle perdit toute notion du temps et ne reprit contact avec son environnement que dans le fourgon mortuaire qui l'emmenait à l'entreprise de pompes funèbres. Elle trouvait ça extrêmement déroutant, cette façon d'être coupée de l'extérieur lorsqu'elle se concentrait sur une pensée, de s'apercevoir qu'on avait fait subir à son corps de nombreuses choses, seulement après, alors qu'il aurait fallu qu'elle y fasse attention. Durant le trajet, elle réfléchit sur ce phénomène étrange et déstabilisant, ces " absences ", comme elle les appelait désormais. Elle songea que cela avait certainement un rapport avec le fait que ses sens physiques ne fonctionnaient plus, et que son esprit n'en était plus l'interprète direct. Il semblait que son esprit ne fût capable de " ressentir " les choses physiques que lorsqu'il se concentrait dessus. Autrement dit, Katrine devait se concentrer, fixer son attention sur l'extérieur pour le voir exister. Dès qu'elle cessait cet effort, ce contact se brisait, et plus rien n'existait plus sinon son esprit lui-même. Ce phénomène avait ce quelque chose d'excitant qu'ont les nouvelles expériences, mais c'était également effrayant de sentir que son existence fût si aléatoire, si fragile.

Par ailleurs, la perte de toute notion de temps qui passe inquiétait Katrine au plus haut point. Il suffisait qu'elle s'absente quelques instants pour découvrir que son corps avait été déplacé et autopsié, ou bien emporté au funérarium. Cela avait quelque chose d'affolant. Soudain, elle réalisa que durant sa réflexion, il s'était peut-être écoulé plusieurs jours, et qu'elle était peut-être déjà enterrée. Au bord de la panique, elle refixa son attention, se concentra de toute sa volonté sur le monde extérieur qui semblait vouloir l'oublier et la faire disparaître. La première chose qu'elle vit, ou plutôt qu'elle ne put voir, fut la lumière. On l'avait enfermée dans l'obscurité la plus totale. C'était un espace réduit. Elle était dans un cercueil.

*** *** ***

Elle s'apprêta à contenir une montée d'angoisse, un début de crise d'hystérie. Si elle n'était pas claustrophobe, l'idée d'être enterrée vivante - consciente, se corrigea-t-elle - était loin de l'emballer. Cependant, elle eut la surprise de ne pas sentir l'oppression venir, cette anxiété douloureuse à laquelle elle s'était presque habituée depuis son agression. Apparemment, la mort avait inhibé ses peurs, en tous cas leurs symptômes physiques.

Désireuse de revoir la lumière, elle décida de s'éloigner un peu du cercueil. Elle espérait ne pas avoir été inhumée à plus d'un mètre du sol : le cas échéant, elle n'aurait plus jamais eu la possibilité de revoir le jour. Elle commença son ascension et se retrouva presque immédiatement à l'air libre. Un peu étonnée, elle cessa de s'éloigner, afin d'éviter le retour de la poigne glacée, et inspecta les alentours. Son cercueil avait été entreposé dans une salle assez grande, plongée dans la pénombre. La seule lueur venait des deux lampes indiquant les sorties de secours. Malgré le manque de visibilité, elle compta autour d'elle cinq autres cercueils. Sur chacun était accrochée une petite étiquette. Elle observa consciencieusement le sien, et finit par trouver son écriteau, fixé par une ficelle à la poignée gauche près des pieds. Elle lut les inscriptions. Si elle avait eu une peau, elle aurait frissonné.

" NOM : TONELLI. Prénom : Katrine.

N° de dossier : 091 - 27912182024 – 21092003 - MB.

Date de naissance : 16/12/1979.

Date de décès : 21/09/2003.

Inhumation prévue le : 27/09/2003, dès 09h30. "

Sa mort lui sembla soudain plus concrète, plus lourde à porter, plus effrayante. Ainsi, c'était tout ce qui resterait d'elle : une pierre tombale et une étiquette, un dossier dans un tiroir. Soudain morose, tout reste d'excitation et de curiosité anéanti par la nouvelle, elle relut l'étiquette. Elle devait être enterrée le vingt-sept. Combien de temps lui restait-il ? Il fallait qu'elle sache. Elle devait trouver un calendrier. Elle devait trouver combien de jours, d'heures et de minutes, combien de secondes il lui restait. Elle décida de ne plus relâcher son attention de l'extérieur. Elle resterait hors du cercueil jusqu'à l'inhumation. Elle ne se laisserait pas faire, quand bien-même ce serait cette sinistre main glacée qui voudrait l'emporter.

Elle demeura ainsi quelques heures, observant la salle déserte, cette remise où il n'y avait que des cadavres. Des cadavres... Des cadavres ? Il y avait donc cinq cadavres avec elle ! Que n'y avait-elle donc pas songé plus tôt ?! S'il y avait ces corps morts, leurs esprits étaient sûrement à côté d'eux, dans les mêmes affres qu'elle ! Elle devait trouver le moyen de communiquer avec eux ! Peut-être même que le corps de Julien reposait dans la même pièce qu'elle !!! Son moral était revenu au beau fixe. Elle avait retrouvé l'espoir de ne pas tout avoir perdu. Elle tenta de décrypter les étiquettes de là où elle était, mais entre la distance et la pénombre, elle parvenait à peine à deviner les petits cartons gris. Plus farouchement résolue que jamais, elle prit mentalement de l'élan, rassembla sa volonté et sa détermination, puis fonça vers le cercueil le plus proche, distant de seulement cinq mètres. Au bout d'un mètre, la sensation de froideur mordante et écrasante refit son apparition, d'abord juste menaçante, puis, de centimètre en centimètre, plus forte, plus tyrannique et plus désagréable. Elle avait presque atteint une distance record de deux mètres lorsqu'elle cessa de lutter, épuisée. Bien qu'elle n'eut pu lire le petit carton de l'espoir, elle avait quand même gagné une maigre consolation, une brève et insignifiante bataille. Elle avait conquis un mètre supplémentaire à ses chaînes glaciales. Elle décida de se reposer un peu avant de retenter l'expérience. Elle décida qu'elle réussirait à s'affranchir davantage. A sa prochaine sortie, elle atteindrait ce second cercueil, ce voisin qui berçait ses espoirs de douces récompenses.

*** *** ***

Après quelques moments de calme et de repos, durant lesquels Katrine rassembla ses forces pour le deuxième assaut, elle renoua avec le monde extérieur, se concentrant déjà en direction de son objectif. Elle était prête à affronter cette terrible et puissante poigne qui tentait de la retenir, et elle savait qu'elle vaincrait. Pour elle. Pour Julien. Pour ce " nous " qu'ils avaient tant attendu et qu'ils avaient cru pouvoir construire ensemble. Pour que ce sadique qui avait détruit sa vie, qui lui avait tout volé, n'eût pas complètement gagné.

Lumière. Musique. Des gens. Un homme qui parle. La voix de son père. Des croix. Des bougies. Des vitraux. Sa mère qui pleure.

L'esprit figé par la stupeur, Katrine surgit du cercueil au cœur de la nef où se tenait la cérémonie funèbre. Son père prononçait un discours qu'elle ne parvenait pas à entendre, abasourdie. Elle regardait le curé, tête basse, plongé dans sa Bible, un chapelet à la main dont il égrenait les perles du bout d'un pouce distrait ; sa mère qui, effondrée, ne pouvait pas regarder en direction du cercueil sans replonger immédiatement dans son mouchoir trempé, secouée de bruyants sanglots ; son oncle et sa tante, de chaque côté de sa mère, qui tentaient sans succès de la consoler un peu, gênés par le bruit que faisait son chagrin ; quelques lointains cousins et amis de la famille, qu'elle n'avait quasiment jamais vus de sa vie, étaient disséminés sur les deux premiers rangs de l'église. Derrière, une vingtaine de badauds et quelques collègues de bureau se partageaient les dix-huit autres rangées de bancs.

Son père s'était interrompu. Katrine le regarda. Il avait enfoui son visage entre ses mains pour cacher ses larmes. Ses épaules étaient secouées de sanglots dignes et silencieux, ceux d'un père qui se sentirait à jamais responsable de la mort de son enfant et des terribles sévices qu'elle avait subis, parce qu'il l'avait laissée partir et n'avait pas su la protéger.

Katrine sentit une profonde tristesse, une morosité nostalgique la gagner, tandis que son oncle quittait sa mère pour venir chercher son père. Il le raccompagna et le fit asseoir près de sa femme. Ils s'étreignirent dans des sanglots croissants qui firent baisser la tête de tous les autres témoins de la scène, ceux qui avaient peur de se mettre à pleurer de chagrin et ceux qui avaient honte de n'être là que pour le spectacle ou par obligation. Après quelques secondes d'un silence gêné, le prêtre reprit la parole pour clore la cérémonie. Il se mit ensuite à l'écart, tandis que la procession se mettait en place, de ceux qui désiraient avoir quelques secondes en tête-à-tête avec la morte et leurs souvenirs communs. Ce fut d'abord le père de Katrine qui se présenta, seul, devant le cercueil fermé sur le conseil de l'entreprise de pompes funèbres, qui n'avait pas pu réhabiliter le visage dégradé de la jeune femme. Reniflant bruyamment pour contenir son chagrin, il prit la parole dans un murmure audible de lui-seul et du souvenir de sa fille. Katrine l'écouta comme jamais elle ne l'avait fait.

" - Ma petite, ma puce, ma Katrine... commença-t-il d'une voix enrouée et chevrotante. Je suis désolé... si désolé... Si seulement je n'avais pas été si borné... Je voulais tellement que tu reprennes notre boulangerie, que tu fasses prospérer cette affaire que nous avions eue tant de mal à monter... Si seulement je n'avais pas été si égoïste... J'aurais dû t'écouter... J'aurais dû t'encourager quand tu me disais que tu voulais être docteur, cosmonaute ou actrice... Si seulement je n'avais pas été si stupide, je... Nous ne t'aurions pas perdue... pas comme ça... J'aurais tellement voulu être là... pour toi... Tu as dû tellement souffrir... Ma chérie... pourras-tu jamais me pardonner ?... " Il ne put se contenir plus longtemps et s'effondra, à genoux devant le cercueil, en pleurs. Katrine, elle, ébranlée par les déclarations de son père, qu'il ait enfin exprimé ces sentiments qu'elle avait toujours ignorés, se sentit redevenir une petite fille perdue. Elle voulut se jeter dans les bras de son père, mais elle le traversa sans pouvoir le toucher. Elle se laissa alors dériver vers son cadavre, triste, émue, pleine de regrets et de remords. Son oncle vint aider son père à se relever. Ils se retournèrent pour redescendre l'allée. Soudain, son père se retourna de nouveau vers le cercueil, devant lequel se tenait Katrine. Il fixa le coffre qui contenait le cadavre de sa fille, et Katrine crut qu'il la regardait, elle, et en fut très troublée.

" - Je t'aime... Je t'aimais tellement ! " finit-il, avant de se laisser reconduire à la sortie de l'église, plus abattu que jamais.

Il semblait si vieux que Katrine eut envie de hurler de rage et de désespoir contre cette injustice dont elle et sa famille avaient été victimes. Mais c'était plus par habitude d'être vivante, car elle se sentait en fait plutôt indifférente à tout, enveloppée dans un voile de vague tristesse et de nostalgie. Il semblait que ses émotions ne pussent exister en elle que faibles et éthérées, désincarnées, plus comme le souvenir d'une émotion qu'une émotion elle-même.

Tandis que son père s'éloignait, sa mère s'avança, chancelante, le visage crispé et pâle d'avoir trop pleuré et de faire d'immenses efforts pour contenir son chagrin. Elle se figea devant le cercueil, devant Katrine, le regard fixe et perdu. Elle sembla soudain revenir à la réalité. Elle baissa les yeux vers le cercueil, et une grimace de profonde tristesse déforma les traits de son visage. Les larmes se remirent à couler, et elle se jeta sur le cercueil qui emprisonnait sa fille. Elle pleurait, sanglotait, hurlait des " Non ! " déchirants, griffant le bois du cercueil pour libérer sa fille de ce cauchemar, pour se libérer elle-même de son atroce souffrance. Une mère ne devrait jamais avoir à enterrer son enfant, jamais. Surtout dans de telles conditions. Sa tante vint relever sa mère, qui tenta d'abord de se débattre, puis qui la suivit dehors, résignée, telle une vieille femme aux espoirs anéantis, que la vie et le bonheur ont déserté. Katrine vit ses parents s'étreindre, devant la porte ouverte de l'église. Jamais elle n'aurait pensé que sa mort leur ferait autant de peine, mais jamais non plus elle n'aurait cru un jour avoir envie de nouveau de les revoir et de les serrer dans ses bras.

C'était une drôle de sensation. Elle avait l'impression de regarder un film sur lequel elle n'aurait aucune prise, de faire un rêve dont elle ne serait qu'une spectatrice extérieure, lointaine, étrangère. Cette souffrance terrible qui semblait peser lourd sur les épaules de ses parents la laissait indifférente, seulement un peu triste et désolée. Elle culpabilisait, regrettait de ne rien ressentir de plus intense, mais une part d'elle-même se satisfaisait de cet état d'endormissement de ses émotions : elle avait suffisamment souffert durant ses derniers jours pour pouvoir profiter d'un peu d'indifférence et d'insensibilité.

Les lointains membres de sa famille, les vieux amis qu'elle ne connaissait pas se succédèrent silencieusement, se recueillant quelques secondes sur ce cadavre inquiétant, qui semblait leur rappeler qu'eux non plus n'étaient pas éternels, gênés, puis regagnaient le soleil irréel de ce samedi matin. Puis vinrent les collègues de Katrine, qui avaient partagé, pour la plupart anonymement, son quotidien depuis quelques années. Certains, qu'elle avait plus appréciés que d'autres, versaient quelques larmes silencieuses avant de repartir ; d'autres, qu'elle avait moins appréciés, eurent quelques paroles maladroites pour exprimer leurs regrets de la voir partir. La dernière personne à se présenter devant le cercueil était un jeune homme à peine majeur, pas encore sorti de l'adolescence. Timide et maladroit, des larmes brillant dans son regard troublé de chagrins divers, il resta silencieux quelques secondes, avant de prononcer une seule phrase, qui semblait contenir tout ce qu'il aurait pu vouloir lui dire :

" - J'aurais pu vous aimer de tout mon être... "

Rougissant, il déposa une rose rouge sur le cercueil et quitta l'église. Katrine fut surprise. Ce jeune stagiaire qu'elle avait presque ignoré de son vivant était la personne qui avait le plus réussi à la toucher. Elle fut bouleversée par lui et par ce qu'il lui avait dit, ainsi que par cet humble témoignage de son amour sensible et secret. Ce n'était pas vraiment lui qui l'avait touchée, mais il lui avait rappelé Julien, ses douces attentions, sa tendresse, sa timidité et la force de son amour. Moralement effondrée, déprimée par sa propre cérémonie funèbre, Katrine décida de regagner son corps et de se concentrer très fort sur sa mort. Peut-être parviendrait-elle enfin à perdre définitivement conscience de tout, à ne plus exister, enfin...

CHAPITRE CINQUIEME :

Une flamme évanescente...

Katrine était réellement déterminée à mettre fin à son état de conscience. Elle se concentra longtemps sur cet objectif. Mais, peu à peu, elle ne put empêcher ses pensées de vagabonder. Elle revit défiler sa vie, les bons comme les mauvais moments, et, quoi qu'elle fît, elle en revenait à ses derniers moments de bonheur, avec Julien. Peu à peu, son désespoir laissa sa place à l'ennui, à l'énervement et à un espoir naissant. Pourquoi avait-elle cessé de chercher à rejoindre son amour ? Il était peut-être tout ce qui lui restait. Elle se motiva, se fabriqua une détermination nouvelle. Afin de se préparer à cet assaut qu'elle se proposait de faire, elle décida de reprendre contact avec l'extérieur, mais d'abord de façon locale, en inspectant son propre corps.

Elle rechercha les anciens liens qui lui apportaient des informations sur son corps, et les trouva. Dégoûtée et fascinée, elle découvrit que, probablement aux pompes funèbres, on lui avait retiré les viscères pour les remplacer par une sorte d'épais coton. Sa peau s'était presque complètement décomposée, et des lambeaux étaient tombés là où il n'y avait pas de vêtements pour les tenir, révélant une chair en putréfaction. A certains endroits, les os étaient apparents. Sa silhouette s'était affaissée et, mis à part son crâne, on eût dit que son corps rapetissait, s'aplatissait. Mal à l'aise, elle se décida à sortir. Elle rassembla ses pensées sur ce seul objectif, et entama l'ascension. Le premier mètre se fit sans problème à travers la terre, mais elle n'était pas encore sortie. Elle sentit la poigne glacée se saisir de son esprit. Elle redoubla d'efforts et parvint à sortir.

Au-dessus de son cercueil, l'herbe avait repoussé, et des fleurs étaient fanées, sauf une rose rouge qui lui apporta une note de bonne humeur. Une petite stèle de pierre stipulait qu'elle avait été une fille aimée dont on pouvait être fier, et qu'elle serait toujours regrettée. Partout, des feuilles mortes jonchaient le sol. Ainsi, l'automne était déjà bien avancé. Elle estimait qu'elle se trouvait à deux mètres de son corps et, bien qu'elle sentît l'emprise glacée tout autour d'elle, elle lui semblait moins puissante, à moins que ce ne fût elle qui ait gagné en force. Encouragée, elle poursuivit plus en avant, cherchant parmi les sépultures celle qui abriterait Julien. Elle procédait méthodiquement, en spirale. Elle était maintenant à sept mètres de son corps, et elle sentait la fatigue la gagner. Elle ne pourrait bientôt plus s'éloigner. Elle parvint à s'éloigner d'encore deux mètres, avant de devoir lutter de toutes ses forces pour chaque centimètre. Enfin, épuisée, elle cessa ses efforts et se laissa dériver jusqu'à son corps, réfléchissant à ces nouvelles données.

Apparemment, plus le temps passait, et plus elle pouvait s'éloigner de son corps. Elle s'interrogea sur les causes du processus. Était-ce son esprit qui devenait plus fort de jour en jour ? Elle n'en était pas certaine. Si elle pouvait s'éloigner de plus en plus, elle ne se sentait pas détentrice d'une puissance croissante. Était-ce cette poigne glacée qui semblait vouloir la garder près de son cadavre qui perdait de son autorité, de sa force ? C'était plus probable. Effectivement, il lui semblait bien que cette force, d'où qu'elle vînt, semblât s'effriter, s'affaiblir peu à peu. A quoi était dû ce déséquilibre progressif ? Elle chercha les divers éléments qui, en variant de façon inhabituelle, avaient pu entraîner ce phénomène. Elle n'avait ni bu, ni mangé depuis des semaines. Peut-être était-ce la cause ? Cette force occulte et mystérieuse se nourrissait-elle des mêmes choses que son corps ?

Toutes ces questions l'occupèrent durant sa solitude. Elle les tourna et retourna en tous sens pour en déchiffrer les clefs. Le mystère s'épaississait au fur et à mesure qu'elle accumulait les hypothèses. Elle décida de tenter une seconde sortie.

*** *** ***

Son corps avait continué à se dégrader. Le bois avait commencé à pourrir à cause de l'humidité, et des insectes et des vers avaient réussi à s'introduire dans le cercueil avec le cadavre. Des larves avaient été pondues dans les chairs putrescentes, qu'elles dévoraient en tous sens, accélérant le processus de décomposition. Le corps s'était davantage tassé, et les os saillaient de plus en plus. Les vêtements rendaient le cadavre de Katrine de plus en plus ridicule, au fur et à mesure que son humanité disparaissait. Katrine abandonna son corps à son sort, presque indifférente à ce qui pouvait lui arriver : il n'était plus elle, elle n'était plus lui. Plus rien ne les liait plus. Plus rien sinon cette force têtue qui semblait peu à peu perdre de son empire sur Katrine.

Katrine parvint à la surface. L'emprise glacée resurgit, ténue, lorsqu'elle parvint à deux mètres de son corps, et elle crut d'abord, surprise, qu'elle sentait le froid physique de son environnement. En effet, c'était désormais l'hiver, et la neige recouvrait tout. Lorsqu'elle eut récupéré ses esprits, elle repartit vers le point où elle avait terminé son exploration à sa sortie précédente. Elle reprit son investigation, en cercles de plus en plus larges autour de son corps. Cette fois-ci, ce n'est qu'à une distance d'environ trente-deux mètres qu'elle dut renoncer, à bout de force. Elle se laissait dériver vers son cadavre lorsqu'une scène l'arrêta. Au-dessus de sa tombe, le jeune stagiaire de la banque venait déposer une rose rouge. Il se recueillit sur la tombe quelques secondes, puis il se releva.

" - Joyeux anniversaire, Mlle Tonelli. Je ne reviendrai plus. Sachez que je ne vous oublierai pas, même si vous, vous ne m'avez jamais remarqué. Mais je dois aller de l'avant. J'ai compris que l'amour que j'éprouvais pour vous, bien qu'il soit immense et douloureux, honnête et sincère, ne fait que me retenir auprès de vous, et m'éloigner de la vie, de ma vie, dont vous ne faites malheureusement plus partie. Adieu. "

Il repartit, la tête haute, le pas assuré. Katrine voulut d'abord démentir mais, tout-à-coup, elle réalisa qu'elle ne connaissait même pas le jeune homme, pas même son prénom. Ils n'avaient pas eu l'occasion de travailler ensemble et ils ne faisaient que se croiser. Elle fut légèrement désolée de s'être comportée ainsi. Maintenant qu'elle n'avait plus le loisir de côtoyer les vivants, elle regrettait de s'être abstenue de le faire avant sa mort.

Soudain, alors qu'elle le regardait disparaître derrière les tombes, elle réalisa qu'elle n'avait certes pas encore trouvé la tombe de Julien, mais qu'elle n'avait pas non plus essayé de communiquer avec ses voisins. Se reprochant sa stupidité, elle renonça à rejoindre son cercueil et décida de visiter les fosses alentours.

Elle mit le cap sur la stèle la plus proche. C'était celle d'un certain Gérard Thibault, mort dans les années soixante-dix. Elle plongea sous terre. Un mètre. Deux mètres. Enfin, elle atteignit le cercueil. En partie affaissé et rempli de terre, il ne contenait plus que les ossements de l'homme. Elle ne vit pas trace de son esprit. Elle se dit que, peut-être, il avait réussi à vaincre cette force occulte et qu'il était parti, abandonnant sa sépulture. Ou bien, peut-être que tout le monde ne gardait pas un esprit conscient après sa mort ? Comme les questions recommençaient à se bousculer. Elle poursuivit ses investigations.

Dans la fosse suivante, une certaine Mathilde Dufresnes qui était là depuis trente ans n'avait plus que quelques bouts de tissus passés et poussiéreux tendus par des os devenus gris et poreux à cause de l'humidité. Son esprit n'était pas là non plus. Agacée, elle se dit que comme l'esprit était emprisonné de plus en plus près du corps que la date de la mort était proche, il lui fallait essayer avec des décédés récents. Elle chercha parmi les tombes. La plus récente qu'elle put trouver affichait le cinq décembre de l'année. C'était un petit garçon de sept ans, un certain Jeremy Schultz. Katrine hésita un instant, mais elle voulait en avoir le cœur net. Elle plongea. Vers un mètre cinquante de profondeur, elle trouva le petit cercueil. Elle se donna une seconde pour trouver le courage de regarder à l'intérieur, puis franchit le couvercle. Elle s'attendait à l'horreur de trouver un petit visage d'angelot froid et gris, mais ce qu'elle découvrit était plus terrible encore. La tête était aplatie, le corps décrivait des angles inhabituels. Le petit corps ressemblait à une poupée de chiffon désarticulée. Le petit garçon était mort écrasé par une voiture. Peut-être avait-il couru vers la route après son ballon ; peut-être traversait-il tranquillement la rue devant chez lui, lorsqu'un chauffard avait déboulé. Elle l'ignorait. Katrine eut le réflexe de vouloir remonter devant cette vision traumatisante, mais elle s'arrêta soudain, découvrant que, en fait, cela lui était indifférent. Cela lui était égal, ne déclenchait chez elle aucune réaction. Constatant avec sérénité l'échec de ses investigations et l'avènement de cette nouvelle et puissante indifférence, Katrine rejoignit son cadavre et reprit ses réflexions là où elle les avait arrêtées plus tôt. Apparemment, les seules qualités humaines qui lui restaient étaient la réflexion et la curiosité. Elle les mettrait donc en oeuvre, les exploiterait pour briser le mystère de la mort et se libérer de sa sinistre prison.

*** *** ***

Katrine se laissa porter par ses méditations et analyses, ses interrogations et hypothèses de réponse. Elle tournait plus ou moins en rond, ne parvenant pas à trouver la clef de l'énigme, celle de sa liberté. L'ennui commençait à la gagner. Une lassitude grandissait en elle, dévorant sa curiosité, avalant ses souvenirs, endormant ses réflexions. Peu à peu, l'esprit de Katrine semblait se dissiper. Lorsqu'elle s'en rendit compte, cela ne l'inquiéta pas. Cela lui était désormais égal. Julien était mort, et il apparaissait impossible que les esprits puissent communiquer les uns avec les autres. Ou bien alors, seuls quelques êtres gardaient conscience de leur état après la mort. Si c'était le cas, elle n'avait de toute façon plus envie de chercher.

Plus pour s'occuper que par curiosité, Katrine observa ses restes. Le tissu de ses vêtements s'était déchiré par endroits, laissant apparaître des os gris et gonflés d'humidité. Il ne restait plus rien de sa chair ou de sa peau. Même les insectes avaient cessé d'apporter un semblant de vie dans la sépulture de Katrine. Le corps de Katrine était désormais méconnaissable, le squelette de n'importe quelle autre jeune femme de sa carrure, habillé de tissus atemporels.

Ne voyant plus aucune raison de rester près de ces ossements anonymes, l'esprit vaporeux de Katrine s'éleva en surface. Dehors, les arbres étaient chargés de feuilles vertes, l'herbe était jaunie par le soleil à certains endroits, et des oiseaux tournoyaient en chantant un peu partout dans le ciel et les branches. Quelques personnes se promenaient dans les allées du cimetière, des fleurs dans les mains, le regard triste, d'être là ou que la personne qu'ils venaient voir y soit. Le bruit de la circulation résonnait entre les murs de ce village des morts. Katrine se demanda ce qu'elle faisait là. Ne trouvant pas de réponse, elle cessa de se poser des questions. Elle n'avait plus ni souvenir, ni désir, ni curiosité. Ses pensées n'étaient plus que le reflet de ce qui l'entourait. Le ciel bleu et le soleil, indifférents à ce qui pouvait bien se passer, le vent dans les arbres, les insectes dans les herbes, le bruit de la circulation, les crissements du gravier dans les allées, le vrombissement lointain d'un avion, la lumière s'assombrissant à l'horizon, et plus loin...

*** *** ***

POSTFACE.

Cher lecteur,

J'ai décidé de rédiger cette postface, ce qui n'est pas courant pour une nouvelle, afin de développer ce que je n'aurais pu sans maladresse au cours du récit. Je tiens à expliquer ce qui motiva cette nouvelle et son thème - que d'aucuns traiteront de sinistre ! -, et à en appuyer certains axes, apparus plus ou moins malgré moi durant la rédaction, mais qui me semblent néanmoins très intéressants et riches de questions et de réflexions sur notre état d'être humain.

Éternel positiviste de la vie, je redoute et combats tout ce qui peut y nuire par la mort et le désespoir, aussi bien en les provoquant qu'en les motivant. C'est pourquoi, à travers divers textes, dont cette nouvelle, j'ai voulu explorer les diverses facettes de la mort, et surtout de ce qui pouvait y conduire. Dans ce récit, assez inhabituel, j'ai décidé de pousser mes investigations jusqu'à l'autre versant, en passant par le point de vue, certes fictif, d'un mort conscient de son état. Pour se faire, il me fallait construire une hypothèse « logique » qui permît ces divagations psycho-philosophiques et métaphysiques. J'ai donc repris les mythes ancestraux de la Sainte Trinité pour y appliquer une vision désabusée et scientifique : la Trinité métaphysique apparaissant dans nombre de religions et croyances ne sera dans cette histoire qu'une alliance physique de trois constituantes de la vie.

Le corps sera l'élément concret et temporel, réagissant dans, par et pour des raisons matérielles et sociales. Emplissant cette enveloppe animale de matière d'une personnalité indépendante et libre, l'âme sera une entité coexistant avec le corps, dans une symbiose ignorée des deux parties. Le troisième élément, garant de l'unité dans le vivant de l'âme et du corps, l'Esprit sera ici une force primitive et impersonnelle, une énergie dont la puissance viendra du corps et dont l'objectif sera de maintenir l'âme cohérente en elle-même et avec son réceptacle de chair. Ainsi, lors de la mort, le corps sera soumis à un processus biologique incontournable et irréversible, la putréfaction, c'est à dire la dégradation du corps, qui, dans notre hypothèse, privera peu à peu l'Esprit de sa force et de son ascendant sur l'âme qui, progressivement, sera libérée de sa morbide prison de chair, mais, par la même occasion, de la raison physique et idéale de sa cohésion. Une fois cette hypothèse élaborée, il n'y avait plus qu'à suivre un personnage dans sa mort et à l'observer évoluer, à la fois dans mon hypothèse de trinité physique, et à la fois dans sa réflexion, ses émotions, son comportement.

Certes, vous me direz, pour explorer mon hypothèse, nul n'était besoin de recourir à un scénario si terrible, à tant d'horreurs et de douleurs... Certes, j'aurais pu m'abstenir. Mais pour que l'expérience soit pleinement intéressante, il me fallait le plus grand nombre possible d'étapes post mortem et de traumatismes. De là le recours à l'autopsie, à la reconnaissance du corps, à un traumatisme pré mortem, à une fin de vie traumatisante. Il me fallait l'intervention d'un psychopathe. Il fallait que celui-ci fût dénué de scrupules, cruel et effrayant ; il me fallait un sociopathe. Or, un sociopathe a ses propres règles, ses propres motivations, ses fantasmes. Dès lors que je l'insérais dans mon histoire, il me fallait le laisser exister dans sa pleine mesure pour qu'il fût crédible. Croyez-moi, ce n'est pas de gaîté de cœur que j'ai imposé tout ça à cette pauvre Katrine. C'est une jeune femme que j'aurais pu aimer ; le bonheur qu'elle semblait avoir trouvé avec Julien est celui que tous désirent, et moi le premier. C'est donc plus par nécessité que par plaisir que toutes ces tortures lui ont été infligées. Je vous prierai donc de pardonner un écrivain soumis aux règles de son écriture, qui doit parfois saigner lors de la concrétisation littéraire de son imagination.

Enfin, les axes que je voulais développer peuvent se résumer en un seul et même fardeau que tout être vivant doit porter, mais qui est bien plus douloureux à l'Homme : la soumission. Pour résumer et ne faire que lancer les pistes de cette réflexion, je ne ferai qu'énumérer les différentes forces auxquelles on est soumis au cours de son existence. Il y a d'abord nos propres instincts, notre propre biologie, qui nous soumettent par le biais des hormones et de mécanismes physiques et chimiques. Cette force est la plus visiblement douloureuse lorsque Katrine est violée pour la première fois, et que le sociopathe, apparemment expert, la prive en plus de sa dignité en déclenchant chez elle, mécaniquement, les sensations du plaisir ; le deuxième exemple de cette soumission parfois dégradante, surtout pour une espèce qui prétend à la raison et à la maîtrise de soi et de son environnement, est l'expérience scatologique de Katrine, qui se voit acculée par sa propre vessie à contribuer à sa propre dégradation morale et psychologique. Une deuxième force qui nous soumet est, dans le même ordre d'idées, la palette de nos émotions et sensations, par exemple la douleur, le chagrin, l'attachement, la panique, tout état d'esprit accaparant ou obsessionnel qui peut se révéler handicapant, sans que nous trouvions en nous ou ailleurs la force de les surmonter. Une troisième force, vectrice de nombreuses violences et conséquences dramatiques en tous genres est l'Autre, et ce qu'il peut imposer par la force, la ruse ou sa position sociale et affective. On voit par exemple l'univers de Katrine et Julien anéanti méthodiquement au profit du fantasme morbide d'un sociopathe. Par ailleurs, similaire mais à une plus grande échelle, il y a les forces sociales, issues des sociétés que nous construisons sans parvenir à en conserver le contrôle. Enfin, pour ne pas trop se disperser, il y a les forces naturelles qui nous soumettent généralement : la maladie, le temps, la mort, qui découlent souvent les uns des autres, procédant de la dégradation systématique et définitivement intégrale de toute identité, par la putréfaction, l'aliénation ou l'oubli.

Voilà pour cette postface, qui n'a pour vocation que d'inviter à une réflexion générale sur le statut de l'Homme, de la vie et de la mort, de façon à mieux connaître la mort pour moins la craindre et ainsi mieux profiter de la vie. Je ne prétendrai pas souhaiter que vous ayez passé un agréable moment, puisque cette sombre et angoissante histoire expose l'anéantissement total d'un individu sympathique, et qu'il n'est jamais confortable de se confronter à la mort, mais j'espère que ces quelques pages vous auront intéressé, cher lecteur, et vous auront permis d'avancer dans votre réflexion.

L'auteur.

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