Le coup du lapin à plumes
A bas l'espoir qui attire le désespoir !
La Biche et les loups.
Une biche gracile éveillée par l'aurore
S'ébrouait pour chasser la rosée.
Un loup passait non loin par la faim aiguisé
Et s'apprêta sans bruit à l'abord.
Mais la subtile proie sentit venir le loup
Et le féroce donna la chasse.
L'animale puissance de ce face à face
Résonna dans les bois comme un coup.
Enfin d'épuisement pour échapper aux crocs
De ce terrifiant prédateur
La biche par magie en chêne se changea ;
Le loup brisa ses crocs sur ce nouveau tableau
Et la proie savourait son bonheur
Quand un fier bûcheron en trois coups la tua.
Rien ne sert de trop souvent plier
Si c'est l'autre toujours qui pèse pour briser.
Nombreux sont les obstacles à leur amour. L'éloignement, les privations, les soucis... Pourtant, bien qu'ils en souffrent, ils ne peuvent renoncer à ces obstacles sans céder la place à des angoisses et des difficultés plus grandes encore. Alors ils continuent, jour après jour, à se quitter tous les matins, à rouler loin, longtemps, loin l'un de l'autre, à rentrer tard, à se croiser, à se heurter chacun aux préoccupations laborieuses de l'autre, à ne se retrouver que trop rarement.
La route honnie revient, implacable, épuisant leurs heures. Mais cette route, pourtant, recèle sans qu'ils le sachent le secret de retrouvailles plus complètes et plus longues.
Il est une côte en lacets, une voie rapide à travers bois, bordée d'une clairière ensoleillée, où chaque soir pointent par dizaines des bouquets de lapins en goguette. Et ce joyeux tapage brise la monotonie routinière d'une aimable compétition, une moisson toujours croissante de malicieux trophées :
- J'en ai vu treize ! assène-t-il victorieusement en rentrant.
- Et moi quinze ! triomphe-t-elle, mutine.
Et, jour après jour la concurrence fait joyeusement rage.
Un beau jour, au crépuscule, tous deux enfin réunis dans le véhicule rivalisent de vitesse et de vivacité pour compter le plus de rongeurs possible :
- Cinq ! clame-t-elle.
- Sept ! renchérit-il.
- Huit !
- Douze !
- Dix-sept !
- Dix-neuf !
- Ah non ! l'interrompt-elle soudain dans son triomphe. C'est pas un lapin, ça ! Ou alors un lapin à plumes !
Et le fou-rire les prend, exutoire à leur fatigue, à leur désespoir de toujours courir l'un vers l'autre sans parvenir à gommer les distances réaffirmées chaque fois par l'existence.
- Tiens ! Encore un lapin à plumes ! renchérit-elle en désignant une pie.
- Et là, un autre ! ajoute-t-il en pointant un corbeau.
Lorsqu'ils percutent le camion, ils n'ont pas eu le temps de se rendre compte que leur voiture s'était éloignée de sa trajectoire. Leur dernier regard était embué de larmes de joie et de fatigue, rivé avec amour dans celui de l'autre. Leur dernière pensée fut pour leur coup le plus fumeux : le coup du lapin à plumes.
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