Chapitre 4
Charly laissa sa phrase en suspens, satisfait de son effet : les trois paires d’yeux convergaient vers lui, comme hypnotisées. On n’entendait plus que le murmure du vent qui s’insinuait entre les buissons. Des petits yeux blancs et ronds, probablement des lapins ou des belettes, brillaient comme des petits diamants dans les broussailles. On aurait dit qu’eux aussi étaient captivés par le récit de l’oncle Charly.
- Et quand je me relève...je sens un souffle chaud et humide me caresser les cheveux. Je lève la tête et je vois...je vois...une vache ! Une grosse vache armoricaine rouge-marron, avec juste une tache entre les deux cornes, une tache en forme de crucifix.
- Une vache ?! tu te fous de nous, une vache, juste une vache, toute cette histoire pour...une bête vache ? Jocelyn sortait enfin de son silence, presque anormal quand on connaissait le garçon. Il rit nerveusement, comme on le fait parfois après une grosse frayeur désamorcée brutalement. Les deux autres enfants en firent autant.
- Oui, une vache. Je n’invente rien. Mais attendez un peu la suite de mon histoire, vous rigolerez moins. Et puis, ce n’est pas une vache tout à fait...normale. Je vous ai dit qu’elle avait une tache sur le front, en forme de croix.
- Et ta vache s’est mise à parler ? A faire des claquettes ? gloussa Jocelyn, imité par son petit frère.
- Non. On s’est regardés, sans rien dire. Il y eut un long moment de flottement. La vache me fixait avec son oeil torve, en mâchonnant calmement. Je me suis écarté d’elle, puis je l’ai contournée, veillant à ne pas me prendre un coup de sabot mal placé. Le brouillard s’était levé, et le soleil commençait à poindre, déversant sa pâle lumière rendue verte par les frondaisons. J’ai continué mon chemin quelques minutes encore et je suis enfin parvenu à une route goudronnée. Cette route, je la connaissais ! Elle se situait à une cinquantaine de kilomètre de chez moi, je l’avais déjà empruntée quand je faisais du vélo avec mon club de randonnée sportive ! Il était impossible que j’aie parcouru autant de distance en si peu de temps !
L’incompréhension déformait le visage de Charly. Ses sourcils étaient froncés, ses yeux perdus dans le vague, ses lèvres pincées. A l’évocation de son histoire, il n’en revenait toujours pas, alors qu’il avait tourné l’événement maintes fois dans sa tête pour chercher une explication plausible. Depuis dix ans, il était en permanence hanté par ce qu’il avait vu et ressenti, il ne se passait pas un jour sans qu’il se remémore le déroulement de cette aventure. Par moments, il se demandait quand même s’il n’avait pas rêvé tout ça, et qu’à force de ruminer son histoire, il avait réussi à se persuader qu’il l’avait vraiment vécue. Mais… c’était tout simplement impossible qu’il ait rêvé cela. Et pour cause...
Charly sortit de ses pensées pour reprendre le fil de son récit.
- Je longe la route, fatigué, en direction de ma maison. Mes membres sont engourdis, j’ai sommeil. Mes pieds me font mal. Je n’arrête pas de penser à cette vache, à ce chemin creux, à mon ami qui a disparu. Autour de moi, la nature se réveille. Les bourdons, ivres de rosée, tournoient autour de moi dans un ballet féerique. Les balles de pailles prennent une couleur dorée comme du pain cuit au four. Ça sent bon l’herbe coupée. Je marche encore longuement sur le bitume, attentif au moindre bruit, lorsque j’entends au loin le ronron poussif d’un moteur qui approche. Je me retourne, me range sur le bas-côté et aperçoit l'éclat d’un véhicule qui sort de derrière une montée et se dirige vers moi. Je fais des grands signes pour l’arrêter, avec un immense soulagement. Enfin, je vais pouvoir me reposer, et peut-être trouver une explication à tout cela ! Et surtout, je vais pouvoir rentrer chez moi. La voiture ralentit, c’est une deux-chevaux rouge, miteuse. Au volant, un vieil homme au visage marqué par la petite vérole et l’abus de mauvais vin.
Arrivé à ma hauteur, il baisse sa vitre puis me dévisage longuement de son oeil bovin. “Tu veux que j’t’emmène, ptit gars ?”, me dit-il, une gitane maïs collée à la commissure de ses lèvres. Je lui réponds que oui, merci, volontiers, et il me dit :”bon, installe-toi à l’arrière, avec l’autre minot, là”. J’ouvre la portière, c’est une portière qui s’ouvre à l’envers en grinçant . Une odeur de mouton mouillé m’agresse les narines. Et qui vois-je, couché sur la banquette ?
- Un mouton avec un crucifix sur le front ? se moqua Jocelyn, avec un sourire méchant.
Charly ne sourit pas à la boutade et poursuivit.
- Allongé à l’arrière du véhicule puant, mon ami Perig dort paisiblement ! Je soupire de soulagement. Il est vivant ! Je le secoue pour le réveiller. Il ouvre les yeux qu’il cligne aussitôt, puis me dévisage. Sa bonne bouille s’illumine, malgré les cicatrices toutes fraîches qui nervent sa figure: “Charly, tu es vivant ! ” me dit-il. Je pourrais lui en dire autant, je suis moi aussi tellement heureux de le retrouver, lui, l’ami de vingt ans, mon complice de quatre-cents coups, le frère que je n’ai jamais eu ! Je lui demande alors de me raconter comment il est arrivé là, et d’où viennent ces vilaines blessures au visage. Son récit concorde avec le mien, jusqu’à ce que la brume arrive : Il marchait derrière moi sur le chemin, le brouillard est tombé, il m’a perdu de vue. Il a tenté d’avancer en se collant au talus. Il a marché, marché encore puis s’est retrouvé au milieu d’un champ de maïs, les longues feuilles râpeuses lui lacérant les joues au fur et à mesure qu’il progressait dans cette jungle. Les plants étaient anormalement grands. Trois mètres de haut peut-être, selon lui. Puis il est arrivé dans une petite futaie au milieu de laquelle se trouvait un immense lac aux reflets argentés. Au centre de cette étendue d’eau, il y avait un îlot de terre brune duquel sortait un vieil aulne dont les longues branches rouges allaient jusqu’à l’eau. Il s’est approché de l’étang pour s’y abreuver, mais dès qu’il s’est penché, son reflet s’est troublé pour laisser place à un visage de mort surmonté de cheveux filasses. Il s’est rejeté en arrière, a couru dans la même direction pendant de longues minutes, puis a débouché sur une petite route de campagne. C’est là qu’il a croisé la deux-chevaux rouge qui faisait un bruit de vieille casserole, puis m’a retrouvé.
Son histoire me laisse songeur. N’avons-nous pas été victimes d’une quelconque hallucination ? Peut-être que nous avions été drogués ? Ces questions se bousculent dans ma tête, mais je n’ose les exprimer.
On se laisse donc emmener à l’arrière de ce vieux clou brinquebalant, et empestant le musc, quand je vois qu’au rétroviseur est attaché un pendentif. Mais ce pendentif n’est pas comme les autres ! À part qu’il est dans un métal sombre et luisant, il représente... une faux de moissonneur. Et la lame de cette faux...est montée à l’envers ! Comme celle de...l’Ankoù ! L’Ankoù, le “fantôme qui porte le coup de la mort”, cette créature dont il ne vaut mieux pas mentionner le nom, cet être maléfique qui parcourt les voies antiques dans son attelage grinçant nommé Karrik, emmenant les morts avec lui ! Et malheur à qui croise son chemin ! Car qui croise son chemin, voit sa fin...
Jocelyn jugea utile de compléter les paroles de son oncle :
- Ah oui, j’ai entendu parler de l’Ankoù, moi aussi ! Vous savez que l’Ankoù est toujours représenté comme un homme, et que tout ce qui touche à la mort, en Breton, est du genre masculin, alors que tout ce qui à rapport à la vie est du genre féminin ?
Un vent glacial souffla brusquement sur la lande, laissant derrière lui une traînée tourbillonnante couleur de lait. Charly pâlit. Etait-ce possible qu’”Il” soit là, tout près d’eux, à les observer ?
- D’un coup d’oeil, j’invite mon ami à regarder l’objet accroché au rétro. Il ne l’avait pas remarqué jusque là, et devient livide car lui aussi connaît la légende qu’on raconte au coin du feu depuis des siècles, dans toute famille bretonne qui se respecte...On nous avait appris que l’Ankoù était un grand homme maigre avec un grand chapeau et des cheveux longs, habillé comme un paysan breton du XIXème siècle. Le conducteur ne ressemble absolument pas à cette description...Mais...cette faux...Est-ce un de ses “employés” ? Ou alors je me méprends totalement et cet homme est juste un adorateur de l’Ankoù? Peut-être même qu’il ne connait pas la signification de ce bijou ? Les derniers événements m’incitant à la plus grande prudence, je décide que cet homme ne nous veut pas du bien...surtout que la petite voiture vient juste de bifurquer brusquement sur un chemin de terre au lieu de continuer sur la grande route goudronnée! Nous sommes cahotés sur les ornières du sentier qui mène à un alignement d’immenses pierres noires brillantes. “Où va-t-on ?”, je demande au chauffeur. “Vous le saurez très bientôt”, me répond-il de sa voix grasse. Un frisson me parcourt le dos. J’ai l’impression d’être dans un mauvais rêve, je me pince mais rien n’y fait. Comme j’aurais aimé me réveiller de ce cauchemar ! Combien aurais-je donné à cet instant pour m’anéantir dans le sommeil, dans mon lit douillet !...
Il faut prendre une décision, et vite ! Pas besoin de mots pour qu’on se comprenne, tous les deux, seul un regard suffit : Ni une, ni deux, nous plaçons, chacun la main sur la petite poignée de portière en métal argenté, et tirons vers le haut pour ouvrir.
Miracle, les deux portes s’ouvrent ! On se jette chacun de notre côté et on roule dans la terre fraîchement labourée. Puis, sans se retourner, on prend nos jambes à notre cou! On entend juste derrière nous un long râle macabre doublé d’un juron “ Mallozh toui ! Mallozh toui !”, qui est je crois une sorte de blasphème breton. Je ne sais pas combien de temps nous avons galopé ainsi, mais la peur nous donnait des ailes. Mon ami, beaucoup moins sportif que moi a le souffle court et un sérieux point de côté, mais parvient à suivre mon rythme. La peur donne des ailes, dit-on ! Et de temps à autres, on entend les jurons du vieil homme qui nous poursuit, ce qui nous motive encore plus. Pas de doute, il en a après nous, et il n’est pas question de s’arrêter !
Après une longue course à travers champs, sans pause, nous arrivons finalement devant la maison de ma grand-mère, qui est assise sur son banc face à la route, comme toutes les après-midi. Elle a toujours aimé observer le passage, les voisins de son âge qui avancent à petits pas mesurés, dépassés par des randonneurs harnachés comme des baudets, les voitures “de riches”, pressées et silencieuses, suivies par les tacots déglingués qui pétaradent, les touristes armés de pelles et de seaux se rendant à la plage, qui croisent des familles à la peau rougie par le soleil brûlant, mais le sourire aux lèvres car c’est les vacances... Ce spectacle ne la lasse jamais. “ C’est la vie qui passe devant mes yeux”, avait-elle l’habitude de dire.
Elle gardait toujours un oeil grand ouvert, et l’autre mi-clos, ce qui lui donnait un air impénétrable car parfois son oeil gauche semblait dire oui, tandis que son oeil droit semblait dire non. Parfois, l’oeil gauche était rieur, et l’oeil droit laissait paraître une profonde tristesse. En nous voyant, sa première réaction a été : “Eh bien les enfants, vous êtes blancs comme des linges, on dirait que vous avez rencontré la mort !”. Elle ne croyait pas si bien dire ! Je lui raconte donc toute l’histoire, de A à Z, jusqu’à l’épisode de la deux-chevaux rouge conduite par l’Ankoù. Elle me dit : “Une vache avec une tache en forme de crucifix ? Tiens tiens...”. Elle prend un air songeur, puis continue : “J’ai eu une vache exactement comme tu me la décris, elle s’appelait Kroazh Gwenn. C’était une très belle bête, robuste et gentille ! Je l’emmenais tous les jours au champ, et la ramenais le soir en passant par la fontaine pour qu’elle s’abreuve. Ecoute-moi bien : rentre dans la maison, et vas te cacher dans le lit-clos. Surtout, mets bien le crochet, et enfouis-toi sous la couverture. Tu ne dois ressortir que lorsque les cloches de la Chapelle Saint Roch auront sonné huit fois !”. Son oeil droit me disait : “Tout va bien se passer, ne t’inquiète pas”. Et son oeil gauche voulait dire : “Adieu mon petit-fils, adieu à jamais”...
Je lui réponds, en désignant mon ami “Et Perig ?”. “Perig doit rentrer chez lui maintenant, file, et ne te retourne pas, gamin, file, file !”.
Sur ces mots, je fais un petit signe d’adieu à ma grand-mère avec le sentiment confus que je ne la reverrai plus jamais, j’ouvre le vantail de bois, traverse la cour en terre battue, monte quelques marches et entre dans la maison de ma grand-mère, qui sent l’encaustique et les patates trop cuites. De son côté, Perig part en courant, sans même me dire au revoir.
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