﴾ Chapitre 7.3 ﴿ : Du sang, de la sueur et des larmes
Derrière la section treize, les lourdes portes du hall commun se refermèrent dans un grondement sourd. La vibration se propagea un instant le long des hautes arches avant que le couloir ne retombe dans un silence oppressant, uniquement interrompu par l’écho des pas. La pénombre cédait à leur passage. L’éther qui sommeillait dans la pierre semblait s’éveiller brièvement pour les suivre, traçant des lignes subtiles et bleutées qui serpentaient avant de disparaître au cœur des lanternes enchâssées dans les murs, aussi vite qu’elles étaient apparues. Félix leva les yeux vers les colonnes massives qui encadraient leur progression. Sous le feu azuré, elles luisaient faiblement, puis s’éteignaient immédiatement une fois que la section avançait, comme si le bâtiment lui-même pesait leur présence, prêt à refermer ses griffes si l’un d’eux faiblissait.
Ils avaient quitté la salle de cours après deux heures interminables durant lesquelles Diana Vareth leur avait énoncé les généralités régissant le fonctionnement du Célestium, et plus généralement la conduite que devaient tenir les Etherios dans la cité. Elle avait ensuite pris le temps de leur présenter les cartographies du monde connu au-delà du Mur, des mines de Caledor à la vallée de l’Ombrebois. Autant de colonies nécessaires au fonctionnement de Canaan, mais incessamment rongées par la menace des Ashirs. Autant de points stratégiques qu’il leur faudrait défendre au péril de leur vie. Le repas qui avait suivi n’avait pas dissipé l’appréhension qu’elle avait réussi à instiller chez les nouvelles recrues. Aucun d’eux n’avait su avaler la moindre bouchée.
Félix observa le reste de ses camarades dont la plupart ne pouvaient cacher leur nervosité. Adrian gardait une expression figée, étonnamment sereine, mais Félix devinait sans peine le tourbillon de pensées derrière ce masque factice. Jonas, toujours sombre pour ne pas changer, serrait les mâchoires comme si l’air lui-même lui portait offense. Talya, Anya et Isabella se mordaient les lèvres, les yeux perdus sur les dalles qui défilaient sous leurs pieds. Quant à Mei, son visage ne trahissait pas davantage d’émotion qu’à l’accoutumée. Les autres marchaient trop loin derrière.
La section passa une nouvelle porte, puis déboucha finalement dans une immense salle circulaire qui sembla avaler la lumière résiduelle. Les murs de pierre noir s’élevaient tels des remparts impénétrables, la surface tapissée de runes géométriques. Ces inscriptions canalisant l’éther formaient un complexe réseau d’or qui s’étendait jusque sur le sol, où des gravures semblables traçaient une toile savamment ordonnée. Un silence lourd planait, troublé de discrets crépitements. L’air portait une énergie palpable aux relents de métal chaud, presque oppressante. D’imposantes colonnes bordaient les lieux, sculptées de motifs et de spirales hypnotiques. L’ambiance qui régnait ici rappela à Félix celle du labyrinthe de la sélection, à l’exception de l’immense coupole qui les dominait à plusieurs dizaines de mètres. Elle reposait sur une alternance de verrières poussiéreuses qui laissaient à peine pénétrer de maigres rayons. Les faisceaux solaires éclairaient sporadiquement le sol, bien incapables d’en dissiper toute l’obscurité.
À mesure que la section s’avançait au cœur de la pièce, Félix observa approcher les hauteurs des alcôves en arc de cercle, où une demi-douzaine de statues identiques semblaient veiller sur les lieux comme des gardiens éternels. Il serra les poings, une pointe d’appréhension lui tordant l’estomac. Ce n’était pas de la peur, mais une excitation galvanisante qu’il accueillit comme une vieille amie. Alors c’est là qu’on va faire nos preuves… pensa-t-il dans un mélange de défi et de curiosité.
Un bruit de talons claquant sèchement sur le sol mit fin à ses pensées. Diana Vareth venait de s’arrêter au centre de l’arène, son uniforme blanc contrastant vivement avec les ténèbres environnantes. Les membres de la section treize s’arrêtèrent eux aussi lorsqu’elle se tourna vers eux.
— Voici l’un des six terrains d’entraînement que comporte le Célestium, dit-elle avec une assurance chirurgicale. Ici, vous vous exercerez chaque jour au combat. Vous y suivrez drastiquement les ordres de vos chefs de section.
De nouveaux bruits de pas résonnèrent dans la grande salle. Les regards se tournèrent vers la silhouette qui vint se ranger aux côtés du professeur, une Etherios à la chevelure flamboyante.
— Lily…
Après l’avoir saluée d’un poing sur le cœur comme le reste de ses camarades, Félix déglutit. Lily arborait le même regard que dans le labyrinthe, un regard plus prédateur qu’amical.
— Au risque de me répéter, vous n’êtes pas encore des Etherios, reprit Diana d’une autorité implacable. Pour l’instant, vous n’êtes rien de plus que des enfants avec une pierre d’éther dans le bras et, croyez-moi, cela ne suffit pas.
Félix sentit les muscles de certains autour de lui se tendre tandis qu’il observait leur instructeur avec davantage d’attention. Il lui avait fallu un peu de temps pour comprendre une chose essentielle : avant d’être un professeur, cette femme était une survivante, le genre de personne qui, sans le moindre détour, vous mettait face à vos propres faiblesses pour les surpasser.
— Ce cristal que vous portez maintient la malédiction sous contrôle, poursuivit-elle en retroussant sa manche tandis que ses élèves observaient leur avant-bras, intrigués. Mais ce n’est pas son unique usage. La malédiction vous confère la force de vos ennemis : acuité, vitesse, puissance, et le plus important, une sensibilité extrême à l’éther. En contractant la malédiction sous contrôle, l’être humain s’est vu offrir une possibilité unique, celle de canaliser l’éther à travers son propre corps.
Félix sentit un frémissement lui parcourir la peau avant de remarquer que sur le bras de Diana, une douce lueur bleutée apparaissait sous sa peau, remontant ses veines comme un serpent tandis que des arcs lumineux s’entrelaçaient en remontant ses chairs. La lumière pulsait par à-coups comme les battements de son cœur, éphémère mais vibrante. Chacun des arcs flottait comme un voile fugace avant de s’évanouir dans une atmosphère qui se chargeait d’électricité. Félix plissa les yeux, fasciné malgré lui. Il aurait pu jurer que l’air autour d’elle ondulait, tel un mirage au-dessus de pierres chauffées par le soleil. Bientôt, les runes sur le sol semblèrent lui répondre, la poussière s’éloignant à ses pieds comme une brume légère. Une odeur métallique, minérale, lui effleura les narines, celle que l’on pouvait sentir après une nuit d’orage. Le jeune homme avait déjà vu cela, dans le labyrinthe, le jour où il avait affronté Lily. Mais contrairement à ce jour-là, il ne ressentit pas la puissance et la destruction. Il fut pris d’une douce et apaisante chaleur qui le réchauffa comme aucune autre.
— Ce pouvoir, reprit le professeur dont les mèches de cheveux commençaient à s’agiter, nous l’appelons sigma. C’est une manifestation unique que vous seuls pouvez façonner. Appelez-la volonté, appelez là instinct, âme ou que sais-je. Elle sera votre force, votre meilleure arme dans l’obscurité. Pour l’heure, votre sigma est encore en sommeil, mais il finira par se réveiller, et lorsque cela arrivera, vous devrez être prêts à le maîtriser.
— Prêts à le maîtriser ? interrogea Zaresan. Que voulez-vous dire ?
— Que se passerait-il si nous n’étions pas en mesure de le faire ? renchérit Adrian avec un intérêt qui n’avait pas échappé à Félix.
— Vous mourriez.
Le mot flotta un temps dans l’air avant que les membres de la section treize n’en prennent la pleine mesure.
— Attendez, répondit Astrid avec un rire nerveux, vous voulez dire que si nous ne somme pas prêts, ce truc va nous tuer ?
— C’est bien cela, mademoiselle Thorsen. Le sigma est une énergie brute, instable. Votre corps n’est pas encore en mesure de le supporter. Sans sigma, vous ne pouvez pas combattre les Ashirs. Et sans entraînement, votre sigma vous tuera.
Un silence glacé suivit ses paroles. Y avait-il une seule chose ici qui ne souhaitait pas leur mort ? Félix sentit une vague d’adrénaline monter en lui, une excitation difficile à réprimer. Un pouvoir unique, façonné à leur image. Il aimait cette idée, même s’il savait aussi que les meilleures promesses faisaient souvent le plus de mal à tenir.
— Si vous suivez assidument votre entraînement, il y a peu de chance que cela se produise. Sur ce terrain, vous exercerez votre corps à dompter la douleur, à se dépasser, à s’habituer à la malédiction qui coule dans vos veines. Vous découvrirez votre sigma, apprendrez à l’apprivoiser, à ne faire plus qu’un avec lui. Ces entraînements ne seront jamais mortels, mais ils repousseront vos limites au-delà de ce que vous pouvez imaginer. Ils amplifieront vos pouvoirs, tout comme vos erreurs. Et croyez-moi sur parole, vous en ferez.
Un brin provocateur, Jonas profita du silence pour pouffer, défiant ensuite leur professeur du regard.
— Vous dites que ces entraînements ne seront pas mortels, répéta-t-il avec un sarcasme à peine voilé. La dernière fois que j’ai entendu ce genre de promesse, mon frère a bien failli m’embrocher, et notre maître d’arme a perdu son œil gauche. Comment pouvez-vous garantir une telle chose ? La moitié de cette section est prête à s’entretuer et vous comptez les faire combattre ?
Diana pouffa à son tour en souriant avant de regarder Lily, toujours à ses côtés. Cette dernière hocha simplement la tête, puis recula. Un frisson parcourut les rangs tandis que la confiance affichée sur le visage de Jonas s’évaporait.
— Si je suis sûre de moi, monsieur de Valor, c’est bien parce que vous ne vous affronterez pas, asséna-t-elle soudain en le transperçant d’un regard glacé. Celle que vous affronterez… ce sera moi.
Un silence de plomb s’abattit sur la section treize et soudain, leur monde bascula. Une onde d’éther déferla sur le corps de Diana Vareth, crépitant dans l’air avant d’exploser en une détonation assourdissante. Une vague d’énergie balaya la salle, ravageant les lieux d’un souffle brûlant qui fit fléchir les élèves en arrière. Pris de court, Félix planta ses appuis au sol pour ne pas tomber à la renverse. Sa peau s’embrasa à l’impact, comme si des milliers d’aiguilles chauffées à blanc cherchaient à pénétrer son épiderme. Le corps de Diana rayonna littéralement d’éther. Des gerbes azures jaillirent de ses épaules et des ses bras, tels des filaments solaires arrachés à une étoile mourante. Chaque pulsation résonnait dans la salle comme une sourde déflagration. Autour d’elle, l’atmosphère elle-même semblait vaciller, déformée par une puissance écrasante. Les runes sur le sol réagirent instantanément. Elles s’illuminèrent, vibrèrent, propagèrent l’éther le long des motifs complexes et des gravures géométriques qui courraient la pierre noire. Bientôt, un véritable réseau s’éveilla, canalisant son pouvoir.
Félix ouvrit grands les yeux, fasciné malgré la peur soudaine qui lui broyait les entrailles. Il observa leur professeur, impassible, relever un bras avec une lenteur calculée. Un déluge d’énergie gravit sa peau, chaque arc éclatant avec la violence d’un orage. L’éther s’insinua le long des runes, remontant jusqu’aux statues qui les surplombaient. La surface du marbre se craquela, irradiant de lumière comme des veines gorgées de magma. Puis, dans un souffle incandescent, elle s’anima.
Ses membres s’arrachèrent à la pierre avec une brutalité saisissante, des fragments se dérobant sur tout son corps. Elle fit un pas au-dessus du vide, puis chuta durant ce qui parut une éternité. Une vibration titanesque fit trembler le sol lorsqu’elle y atterrit, genou à terre. Des éclats de roche volèrent autour d’elle, ricochant jusque sur les murs. Avant même que la poussière soulevée ne se dissipe, les élèves de la section treize avaient déjà pris trois pas de recul. Jamais le silence qui retomba ne leur avait semblé si assourdissant.
À travers le voile opaque, une ombre menaçante se releva. Deux points lumineux se dessinèrent alors, deux yeux brûlants, puis soudain, une lueur fulgurante déchira les ténèbres tandis que tout son corps s’embrasait avec l’ardeur d’une étoile. La poussière se dissipa, révélant le guerrier de près de sept pieds. Son corps et son élégante armure n’étaient pas de marbre, mais d’un alliage sombre, veiné de rivières d’éther qui pulsaient à présent avec une intensité contenue. Chaque plaque qui le recouvrait s’ajustait parfaitement pour épouser sa large silhouette comme une carapace segmentée. Le plastron s’ornait de lignes d'or gravées, dessinant des motifs anguleux semblables à d’anciennes runes où les arcs azurés s’attardaient par éclats fugaces. Des bottes aux épaulières, la statue respirait la puissance. Un casque massif à crête ornementée lui couvrait entièrement le visage, ne laissant qu’une fente horizontale d’où semblaient encore émaner deux flammes azurées. Sa main droite serrait une lance, une trilame effilée, terriblement intimidante. La surface tranchante du métal réfractait la lumière et un sifflement bas résonnait dans l’air à chaque mouvement, comme une promesse de destruction. Pour compléter cet arsenal, un large bouclier gravé de l’emblème du Célestium reposait contre son bras gauche.
Félix déglutit, les membres engourdis par la décharge qui vivait encore sous sa peau. Il tenta de détacher le regard, mais il n’y avait rien à faire. Il était hypnotisé. Hormis le Tarvalon, jamais il n’avait vu une chose si majestueuse et terrifiante à la fois. Un sourire travaillé en coin, Diana releva un regard amusé vers lui et ses camarades.
— J’espère pour vous que vous êtes prêts.
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