﴾ Chapitre 9.2 ﴿ : L'ombre du Trident
Les trois ombres s’échangèrent un regard puis inspectèrent discrètement les alentours à la recherche de leurs cibles. Elles sursautèrent soudain lorsque des applaudissements moqueurs retentirent au-dessus d’elles.
— Félicitations, vous êtes morts !
Au bord d’un toit, Félix les observait, accroupi. Il abaissa son masque, révélant un rictus supérieur. Derrière lui, Adriel attendait, les bras croisés. Les deux hirondelles se laissèrent tomber devant leurs suiveurs d’un bon souple, les forçant à reculer. Le premier d’entre eux poussa un long soupir, retirant sa capuche pour dévoiler de longues boucles de feu.
— Tu as remarqué depuis quand ? demanda Lily, agacée de s’être laissée prendre.
À ses côtés, Adrian et Talya se découvrirent à leur tour. Félix haussa un sourcil, narquois.
— Depuis le début. T’as vraiment cru pouvoir nous suivre sans qu’on vous remarque ? T’as l’air d’oublier à qui tu t’adresses. On est pas dans tes beaux quartiers, ici. T’es sur notre terrain de jeu. Je croyais que t’étais trop occupée pour une promenade ? ajouta-t-il, non sans une pointe d’ironie.
Lily posa les mains sur les hanches, contrariée.
— Je croyais que tu avais promis de ne pas enquêter ? Ce n’est pas parce que vous êtes en permission que vous pouvez vous permettre n’importe quoi. Tu nous mets en danger en faisant ça.
Félix secoua la tête, exaspéré. Comment Lily pouvait-elle parfois être aussi aveugle ?
— Je vois encore une fois que t’as du mal à comprendre, lui dit-il d’un ton plus froid. T’as vraiment cru que j’allais rester gentiment à ma place ? Sérieux, Lily, Leona est quelque part, là-dehors... C’est elle qui est en danger ! Elle a besoin d’aide ! Elle a besoin de moi ! Je compte pas rester les bras croisés et la laisser dans la merde !
Surprise par l’assurance et la force avec laquelle il lui avait répondu, Lily hésita. Adrian s’approcha d’elle, un air compatissant sur le visage.
— Félix a peut-être raison, argua-t-il. Tu ferais pareil à sa place si c’était l’un d’entre nous.
Adrian échangea avec son ami un sourire discret, un soutien mutuel qui n’avait pas besoin de mots. Lily jaugea son petit frère du regard, tiraillée entre prudence et loyauté. Quoi qu’elle décide, Félix irait jusqu’au bout, avec ou sans eux. Un long soupir lui échappa.
— Très bien, finit-elle par dire. Si on doit faire ça, autant éviter un désastre, on vient avec vous. Il va falloir être discrets, d’accord ? On ne peut pas prendre le risque d’être reconnus.
Soulagé, Félix posa un regard étudié sur leurs tenues. Ils avaient troqué les uniformes du Célestium pour des vêtements plus sobres, mais il n’y avait rien à faire, ils restaient bien trop propres. Et puis, leur posture, leur manière de se déplacer, leur clair manque d’assurance... tout les trahissait.
— Discrets ? répéta-t-il en haussant les épaules. C’est clairement pas nous le problème, alors. Avec vos capes et votre dégaine, vous avez l’air d’avoir perdu votre guide lors d’une visite. On vous repère des lieues à la ronde !
Adrian ricana doucement en inspectant les vêtements quasiment neufs qu’ils avaient dégottés à la va-vite sur une étale du marché.
— Ah, tu vois ? Je l’avais bien dit.
Face au regard assassin que lui lança Lily, il détourna la tête et replaça ses lunettes, feignant une soudaine distraction. À bout de patience, Adriel coupa court aux bavardages, les dévisageant d’une implacable autorité.
— Charmante votre petite réunion, mais on a plus important à faire. Le rendez-vous a déjà commencé depuis belle lurette et on ne va pas nous attendre. Si vous comptez venir, vous allez suivre à la lettre ce que je vous dis, c’est clair ? J’accepte aucun compromis.
Félix adressa un sourire taquin à Lily.
— Et toc !
Adriel le fusilla du regard et l’attrapa par le col pour le remettre en ordre de marche.
— C’est valable pour toi aussi, abruti, asséna-t-elle.
— Hey ! protesta Félix en manquant de tomber, c’est pas moi qui nous ait ralenti cette fois !
En les observant s’éloigner en se chamaillant, Adrian s’amusa des ressemblances qu’il pouvait faire.
— C’est drôle, glissa-t-il pour lui-même. Elle me rappelle quelqu’un.
— Un mot de plus et je te mets le double d’entraînement en rentrant, rétorqua Lily en le dépassant.
Adrian leva les mains en signe de reddition et lui emboîta le pas sans insister, Talya sur les talons. Le groupe serpenta encore de longues minutes entre les bâtisses sombres et les passages escarpés du Tertre où la brume venait de remplacer la bruine. Abstraction faite du manque d’entretien et de la vétusté des constructions, les hauteurs du quartier rappelaient étrangement le Creuset, en plus oppressant. Les avenues pavées s’élargissaient, bordées de trottoirs décorés de lampadaires qui n’avaient sans doute pas vu la moindre lumière depuis des années. Félix et Adriel prirent soin d’emprunter les chemins dérobés, à l’abris des regards indiscrets.
Bientôt, les grilles du domaine de Bastian Volk apparurent au détour d’une venelle. Forgées de fer noirci par le temps, elles se dressaient de l’autre côté de la rue, détourant une parcelle boisée. Au-delà, l’ombre du manoir dominait la propriété depuis les hauteurs tel un ultime vestige, réticent à s’effondrer. Les fenêtres cintrées aux carreaux fissurés reflétaient la morne grisaille du ciel. Au dernier étage, une lumière brillait, seule. Félix se réjouit. Les informations d’Adriel semblaient exact. Il y avait bien une chance de trouver Milos, de retrouver Leona. Ses yeux se posèrent sur l’imposant portail où les arabesques dessinaient le nom de Volk. Accrochée aux anneaux d’un réverbère, une calèche attendait sur les pavés.
— Je vais vérifier les alentours. Restez-là, ordonna-t-il en se retournant.
Avant que qui que ce soit ne proteste, Félix avait déjà adressé un signe à Adriel. Les deux hirondelles gagnèrent les hauteurs des bâtiments voisins avec une impressionnante aisance. Adrian haussa un sourcil, à chaque fois impressionné par l’agilité de son camarade. Talya esquissa un sourire en observant Félix disparaître derrière une corniche. Lily, quant à elle, se pinça l’arrête du nez, excédée.
— Je vous jure... s’il s’éclipse sans nous je l’assassine.
Un silence tendu plana alors que le groupe patientait. Après ce qu’il leur parut une éternité, une ombre se découpa enfin de l’autre côté de la rue. Félix descendit souplement des toits et rejoignit la calèche qu’il inspecta avec un sérieux rare. Derrière lui, Adriel s’agenouilla devant la grille, examinant la lourde chaîne cadenassée qui en restreignait l’entrée. Un dernier regard aux alentours puis Félix fit signe aux autres de les rejoindre. Les trois Etherios traversèrent discrètement l’avenue, rejoignant les deux hirondelles.
— Vide ? demanda Lily à l’adresse de Félix.
— Ouais, répondit-il en calmant le cheval qui commençait à s’agiter. Y’a pas de doutes, c’est bien les gars de Volk. Va falloir être prudent une fois à l’intérieur.
Adriel plongea la main à sa ceinture pour sortir deux tiges métalliques. Elle tritura la serrure qui ne tarda pas à céder dans un clic discret. De justesse, elle retint la chaîne pour éviter qu’elle ne heurte les pavés. Le portail pivota dans un long grincement et le groupe s’engouffra à l’intérieur du domaine, longeant l’allée bordée d’arbres noueux et d’herbes folles.
Le vent bruissait entre les branches. Sous l’épais feuillage, la pâle lumière qui peinait à passer les nuages ne leur parvenait plus. Félix eut bien du mal à se convaincre qu’il ne s’agissait pas du milieu de la nuit. Après quelques efforts, ils rejoignirent enfin les abords du grand manoir. La bâtisse, dont on devinait encore la grandeur passée, montrait à présent un triste visage. L’élégante architecture, parsemée d’arches, de colonnes et de balcons ornés, était rongée par les affres du temps. Des lierres épais s’accrochaient aux murs, traçant des veinures sombres sur la pierre. Les vitraux fissurés laissaient entrevoir des rideaux effilochés flottant au gré des courants d’air.
Les intrus franchirent le dernier perron devant l’entrée et se regroupèrent devant les imposantes portes. Adriel força discrètement sur la poignée pour les ouvrir, en vain.
— Elles sont verrouillées de l’intérieur, pesta-t-elle. Je ne peux pas les crocheter.
— Il n’y a toujours pas de gardes, s’étonna Adrian. C’est normal ?
— Non, confirma Adriel avec méfiance, c’est étrange. Volk est vraiment pas le genre à laisser les choses au hasard. Félix ? Tu... Félix ? C’est pas vrai... il est où encore ?
Alors qu’ils jetaient un œil aux alentours, un bruit sec et éclatant fit soudain sursauter tout le monde. Ils levèrent les yeux vers la source du vacarme, incrédules. Accroché au lierre à côté de la plus proche fenêtre, Félix venait de briser une vitre d’un coup plus bruyant qu’il ne l’avait sans doute prévu. Figé dans son geste, il tourna la tête, flanqué d’un sourire penaud.
— Oups... lâcha-t-il en haussant les épaules.
Lily l’acheva du regard, les mains crispées comme si elle l’étranglait déjà en pensée, mais Félix, imperturbable, ouvrait déjà les battants pour disparaître à l’intérieur. Un instant plus tard le grincement d’un vieux parquet résonna, suivi des coups lourds et métalliques d’un objet dévalant probablement des escaliers. Un magnifique « et merde » se perdit dans le hall lorsqu’ils cessèrent. Enfin, un cliquetis retentit derrière la lourde porte du manoir avant que celle-ci ne pivote sur ses gonds. Félix apparut dans l’encadrement, l’air faussement innocent.
— Pour ma défense, la bâtisse entière tombe en ruine et l’escalier est encombré. Enfin... il l’était en tout cas.
Lily ne prit même pas la peine de répondre, se contentant de souffler pour ne pas le trucider sur place. Elle fit un pas à l’intérieur, suivie du reste du groupe. Malgré le silence qui les enveloppa comme un suaire, il n’y avait plus de raisons d’être discrets. Nul doute que le bâtiment entier les avait entendus. Ne restait plus qu’à se montrer prudent et aux aguets. Une tâche qui n’avait rien d’aisée tant l’obscurité les engloutissait. Dans le manoir, l’air saturait d’humidité, chargé d’une odeur rance de bois pourri. Le hall s’ouvrait sur une grande pièce, une entrée autrefois somptueuse qui avait à présent tout d’un véritable mausolée. Un long lustre terni pendait encore au plafond, couvert comme les meubles anciens d’une impressionnante couche de poussière.
— Charmant, commenta Félix à mi-voix.
Le parquet des escaliers craquait sous le moindre de leurs pas, comme si la demeure elle-même protestait contre leur intrusion. Talya glissa une main sur la rampe et la retira aussitôt, les doigts couverts d’une poussière collante.
— On dirait presque que personne n’est venu ici depuis des années, souffla Adrian.
— Il y avait de la lumière à l’étage, lui répondit Adriel qui progressait prudemment en tête de cortège. Il y a forcément quelqu’un.
Le groupe ne tarda pas à enfin atteindre le troisième étage. Sur le palier, le silence restait roi. Il n’y avait pas un souffle, pas un bruit. S’il n’en montra rien, Félix commençait à redouter ce qu’ils allaient bien pouvoir découvrir. Au mieux, le vacarme qu’il avait fait en entrant avait alerté les hommes de Volk qui leur préparaient peut-être un comité d’accueil. Au pire...
Il déglutit, préférant ne pas y penser. Adriel s’avançait déjà dans le couloir en direction de la porte du fond et son halo de lumière qui se découpait dans la pénombre. À mesure qu’ils approchaient, un son étrange s’intensifiait : un grésillement régulier, presque sec, accompagné d’un cliquetis mécanique. Devant la porte, Adriel constata l’absence de serrure une fois encore. Elle tourna discrètement la poignée, sans succès. L’oreille collée à la porte, Félix ne discernait pas le moindre bruit en dehors du craquement répétitif. Les deux hirondelles échangèrent un regard, puis leurs pupilles sombres passèrent de visage en visage. Félix recula, tirant lentement ses dagues. En réaction, Lily tendit un bras devant Adrian et Talya. Adriel prit une longue inspiration, puis leva le pied d’un mouvement vif avant de frapper la porte au niveau de la serrure. Elle céda dans un claquement sec et s’ouvrit à la volée.
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