﴾ Chapitre 10.2 ﴿ : Le souffle du sigma
Le vent léger portait les murmures, les sanglots et les prières étouffées comme s’il cherchait à les emmener loin d’ici. Avec lui, les étendards du Célestium ondulaient au-dessus de la foule qui s’étendait sur la place en une marée noire, une mer de visages fermés. Des tenus d’apparat, des uniformes taillés au cordeau, des médailles brillantes sur des poitrines droites... Etherios, membres de l’Ordre, dignitaires, représentants du Palais de l’Aube et tout autant d’inconnus attendaient là, grelottant dans le froid de la matinée. Depuis les balcons, une pluie de roses blanches tombait sur le cercueil qui approchait. Devant la tombe béante qui le recevrait bientôt, Adrian ne parvenait plus à lever la tête. À ses côté, Lily serrait les poings jusqu’à en faire blanchir les jointures, la mâchoire contractée. Menma les tenait contre elle, les empêchant de s’effondrer, tous les trois figés par la même douleur.
Assis sur la tôle rouge d’un toit branlant, Félix observait la scène de loin, les yeux dans l’ombre et le ventre noué. Ses doigts jouaient machinalement avec le rebord de la gouttière, les jambes pendant dans le vide. Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle aurait détesté tout ça. Elle aurait trouvé ces fleurs ridicules, les discours à venir dépassés et n’aurait sans doute pas voulu voir ces mines accablées. Liz n’était pas du genre à vouloir qu’on pleure sur son nom, encore moins à ce qu’on le grave dans la pierre.
— T’as pas froid à rester là ?
Surpris, Félix tourna légèrement la tête. Leona escalada le muret du toit avec l’aisance d’un chat et vint s’installer à ses côtés sans lui demander la permission, comme toujours.
— Un peu, avoua Félix à demi-mots.
— Pas de bol pour toi, c’est l’hiver. Tout est froid ici.
Alors que le silence s’étirait entre eux, elle lui tendit une figue sèche.
— T’en veux ? reprit-elle. C’est tout ce qu’il me reste.
Félix esquissa un sourire.
— Tu les as piquées où ?
— Je n’aime pas beaucoup vos allégations, monsieur, répliqua-t-elle d’un ton faussement outré. Sur le marché en bas.
Le garçon pouffa en faisant rouler le fruit entre ses doigts avant de le porter à ses lèvres. Le goût sucré lui réchauffa le cœur.
— Toujours à partager, hein ? dit-il en mâchant.
— Toujours, répliqua-t-elle.
Ils se turent de nouveau. En contrebas, les mots du général Grisemont résonnèrent contre les façades des immeubles, plus solennels que jamais.
— J’arrive pas à croire qu’ils soient vraiment morts, murmura Leona comme si elle avait peur de déranger la cérémonie en parlant trop fort. Je veux dire... c’était quand même la section treize.
— Ouais, répondit Félix, le regard perdu. Il parait qu’ils ont retrouvé que quatre corps. J’imagine pas ce qu’Adrian et Lily doivent vivre.
— Je pense que si, dit-elle d’une voix douce, mais au moins, ils ont l’air bien entourés.
— Tu parles. La moitié est là pour faire bonne figure, l’autre pour faire de Liz un martyr. Tu verras que ces ordures se serviront rapidement de tout ça pour leur intérêt. Je sais qu’elle détestait tous ces idiots... ça me fout la rage.
Leona ne répondit pas, se contentant d’écouter les honneurs qui montaient encore le long des façades.
— Tu te souviens de l’enterrement de ma mère ?
Félix tourna lentement la tête vers elle.
— Ouais. Il pleuvait des cordes.
— Elle est morte debout, à travailler sans relâche. Y’avait personne pour lui rendre la moindre prière. Personne à part toi. Et une pelle. Pas même un cercueil, juste... un tas de terre qu’on a dû refermer tous les deux.
Félix fixa un point flou au centre de la cérémonie. Le simple souvenir de ce jour le renvoyait sans cesse à celui où les rôles s’étaient inversés, le jour où on lui avait annoncé que son père ne rentrerait pas à la maison. Il avait eu sa mère pour le soutenir, ses sœurs, Adrian, Lily ou Menma, mais la première qui avait été là pour lui, c’était Leona.
— C’est là que j’ai vraiment compris ce que tu m’avais toujours dit, reprit cette dernière. Ce qu’on vaut, dans ce monde. Ce qu’on veut laisser derrière nous. Je reste persuadée que te suivre et devenir une hirondelle a toujours été la meilleure décision que j’ai pu prendre. Qu’au moins, grâce à ça, j’apportais quelque chose aux invisibles.
Un petit sourire se dessina au coin des lèvres de Félix tandis qu’il agitait le fruit à moitié mangé.
— Tu veux dire comme la fois où on a piqué toutes ces figues dans la cour des Berel ?
Leona éclata d’un rire discret, à moitié étranglé.
— Je suis pas prête d’oublier ça ! Le vieux a crié comme un cochon en te courant après et t’as glissé sur un pot de chambre en fuyant !
— T’as quand même trouvé moyen d’en engloutir cinq pendant que je prenais sa canne dans les côtes !
Ils rirent ensemble, un rire volé à la tristesse, puis Félix baissa la tête une fois encore et aperçut un hématome violacé dépasser de la manche de sa camarade. Il se crispa. Surprise par l’air affiché sur son visage, Leona riva les yeux sur son avant-bras. Gênée, elle replaça sa manche.
— C’est encore lui ? demanda Félix.
Elle ne répondit pas, fuyant son regard.
— Je vais le tuer, fulmina-t-il.
— Non, tu le feras pas, dit-elle plus calmement. Tu vaux mieux que ça.
Félix serra les dents et les poings sur le rebord du toit, maudissant son impuissance.
— Pourquoi tu restes là-bas ? s’agaça-t-il. Tu devrais pas y retourner.
— C’est pas si simple... j’ai pas le choix.
— Bordel, Leona, il a pas tué ta mère mais c’est tout comme ! C’est toi la prochaine ? J’peux pas supporter de le laisser te faire ça !
— Et tu veux faire quoi ? M’enlever ? Pour aller où ?
— Ma mère hésiterait pas une seconde à t’accueillir, tu le sais.
— Ça changerait quoi ? dit-elle d’un ton résolu.
Félix se tût en découvrant une profonde tristesse s’emparer des yeux de la jeune fille. Elle serra les bras autour de ses genoux. Au-delà de la place, elle semblait regarder les bas-fonds qui s’étendaient sans fin à l’horizon.
— Je veux plus vivre pour survivre, laissa-t-elle finalement échapper. Je veux vivre pour regarder le ciel, et pas le plafond d’un taudis. Je veux échapper à tout ça, être vraiment libre.
Félix la fixait, incapable de trouver les bons mots, lorsque l’évidence se présenta à lui.
— Alors on s’en va.
Elle releva la tête, incrédule.
— Quoi ?
— Toi et moi, on s’en va d’ici. Peut-être pas aujourd’hui, mais on s’en ira. On prendra les autres, s’ils veulent. On ira au-delà du mur. Au-delà des barons, des ordres, des chaînes. On aura un ciel sans plafond.
Face à la résolution de son camarade, Leona esquissa un sourire fatigué. Félix sentit sa main glisser sur la sienne et la lui serrer. Elle vint reposer la tête contre lui, propageant une douce chaleur sur sa peau gelée, puis reprit, plus bas.
— Depuis le début, t’es toujours là. Même quand y avait rien à gagner.
Félix haussa les épaules.
— On est des hirondelles, non ? On reste ensemble, même quand le vent est contre nous.
En contrebas, les derniers mots de l’éloge funèbre étaient balayés par la brise tandis que le cercueil rejoignait la terre. Leona se détendit d’un soupir.
— Tu crois qu’un jour on sera comme elle ? demanda-t-elle. Qu’on comptera pour certains ?
— Si c’est pour ramener ce genre de types guindés à mon enterrement, je crois que je préfère qu’on m’oublie, lâcha Félix dans un souffle.
Leona ne put s’empêcher de pouffer.
— Moi j’aimerai qu’on se rappelle de nous comme de ceux qui ont défié les murs, dit-elle d’une voix rêveuse. Ceux qui ont choisi leur propre ciel.
Le silence s’installa à nouveau, mais il n’était plus le même. Ce n’était plus le silence pesant d’une ville qui pleure ses héros. C’était celui entre deux battements de cœur, quand le monde entier semble suspendu à une promesse. Félix leva les yeux, observant un groupe d’oiseau s’éloigner vers l’horizon, puis se prit à espérer lui aussi.
— Alors c’est ce qu’on fera. Je te le promets.
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