﴾ Chapitre 1.1 ﴿ : Les Hirondelles

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Belron Donear était une ordure enrobée de soie et d’or, mais une ordure talentueuse. Depuis la Chute, peu étaient passé d’apprenti du Collégium à maître sphéricien en moins de quinze ans. Donear avait non seulement réalisé cet exploit en moitié moins de temps, mais il était entré la même année au service exclusif de la puissante maison Valor. Une telle ascension était intrigante, même derrière les murs de Canaan, et les rumeurs allaient bon train. Des couloirs feutrés du Palais de l’Aube aux plus petites chapelles de l’Ordre d’Aelion, Donear aurait noué plus de lien qu’une ardelyre ne comptait de cordes. Une chose était pourtant certaine, les doigts délicats de l’artisan étaient tâchés de secrets plus sombres encore que l’encre des scribes du Sanctuaire de Jade. Il fallait lui reconnaître le don de manipuler les hommes aussi aisément que l’éther. C’était bien là ses seuls atouts. Son talent et sa richesse lui avaient ouvert la porte auprès des plus grands, mais son physique disgracieux n'avait jamais pu suivre le même destin. Donear était petit, replet, le visage marqué par d’inquiétants traits aigus et un front démesuré surplombant des yeux trop fins, perçants comme ceux d’un rapace. Les peintres de Canaan avaient bien tenté de le flatter, mais il restait, même sur la toile, un homme difficile à enjoliver.

— Ce truc a dû lui couter une petite fortune et il se fait peindre avec une tête pareille ? C’est presque de l’art abstrait. Sans le talent.

Confortablement assis dans le luxueux canapé en velours pourpre de Donear, Félix esquissa un sourire narquois en contemplant le portrait peu flatteur qui le dominait du mur au-dessus de la cheminée. Quelle ironie, pensait le jeune homme, on pouvait cacher bien des choses derrière de beaux habits, mais même un maître sphéricien ne pouvait changer un tel visage. Félix observa le reste de l’appartement, continuant de caresser le pelage doré de l’arvalon endormi à ses côtés. Roulé en boule, le petit félin aux grandes oreilles poussait des ronronnements à foison. À l’image de son poil, l’or couvrait aussi bien les murs que les meubles en bois rare. S’il n’était pas officiellement issu de la noblesse, Donear aimait rappeler qu’il était un personnage digne de celle-ci. Pourtant ce soir-là, toute cette richesse et son pouvoir ne pourraient le protéger de ce qui allait lui arriver, car Félix était ici pour une raison bien précise. Ce soir-là, et bien avant que l’aube ne se lève, il allait le voler.

L’arvalon s’agita. Sur leur droite, la porte du salon s’ouvrit sans un bruit et deux ombres entrèrent dans la pièce avant de refermer précautionneusement derrière elles. Leurs regards surpris se portèrent immédiatement sur Félix qui, loin de s’inquiéter, leur adressa un salut désinvolte de la main.

— Alors, mes petits oiseaux, quelles nouvelles ? demanda-t-il. Un accès ?

— Rien, lui répondit Leona en secouant la tête. Ce type a blindé chaque recoin, c’est verrouillé comme une tombe. Pas de porte, pas de fenêtre, que dalle. Quoi qu’il cache ici, ça doit être précieux.

— C’est bien pour ça qu’on est là, répondit Félix en étendant un bras de chaque côté du divan. Des nouvelles de la garde ?

— Ils ne savent pas encore qu’on... On peut savoir ce que tu fous ?

Les sourcils froncés, Adriel le dévisagea avec impatience. Félix haussa les épaules en croisant les jambes, un sourire malicieux au coin des lèvres.

— J’ai besoin d’être à l’aise pour faire fonctionner mes méninges, expliqua-t-il en tapotant le coussin à côté de lui.

— Je vais te botter le cul, tu sais ?

Félix réprima un éclat de rire et se leva, non sans un soupir exagéré. Provoquer Adriel était devenu un jeu, un jeu où il avait gros à perdre. Elle n’était pas du genre à faire des menaces en l’air et le jeune homme préférait conserver l’usage de ses jambes pour les jours à venir en évitant son légendaire coup de botte.

— Ça va, je me lève, pas la peine de sortir les gros moyens.

— Un jour il faudra vraiment m’expliquer comment tu arrives à rester aussi détendu, lui glissa Leona en inspectant plus en détail le salon. La garde va bientôt faire sa relève. Je te rappelle que si on ne les trouve pas on peut dire adieu à la récompense.

— Tu auras ton argent, répondit Félix en se présentant face au tableau. Et moi le mien.

Devant le portrait, il plissa les yeux, soudain plus sérieux. La couche de poussière qui couvrait les dorures du cadre n’était pas homogène. Sur la droite, celle-ci semblait bien plus fine. Les doigts de Félix tapotèrent nerveusement la garde de la dague fixée à sa ceinture. Il escalada le rebord de la cheminée et sortit l’arme de son fourreau d’une rotation fluide.

— T’es sûr que c’est une bonne idée ? demanda Leona tandis que Félix tranchait déjà la toile sur toute la longueur.

— Certain, répondit-il confiant en découvrant un mécanisme incrusté dans le mur.

— Non, je veux dire, t’aurais pu juste déplacer le cadre.

Félix s’arrêta pour reconsidérer son acte puis haussa finalement les épaules.

— Ce tableau était horrible. Crois-moi, je lui rends service.

Ignorant le profond soupir de sa camarade, son attention se reporta sur sa découverte. Le mécanisme était complexe, bien plus qu’il ne l’aurait pensé. À l’image du talent d’un sphéricien comme Donear, les engrenages s’emboitaient avec une impressionnante précision. Les plus grands mesuraient environ trois pouces, quant aux plus petits, on les discernait à peine à l’œil nu. D’un geste tranquille, Félix posa un doigt sur un premier rouage qu’il enfonça. Un déclic accompagna l’animation du mécanisme. Chaque engrenage s’activa un à un, entraînant le suivant dans une danse parfaitement orchestrée. Les yeux de Félix accompagnèrent un temps les rotations, jusqu’à ce que le mécanisme ne s’arrête. Un bouton sortit alors sur sa gauche et le jeune homme comprit qu’il faisait face à un engrenage séquencé. Chaque rouage était prévu pour réagir en chaîne, à condition d’actionner les commandes dans un ordre bien précis et au bon moment.

Félix prit quelques instants pour réfléchir puis pressa le bouton. Les déclics s’enchaînèrent et le jeune homme prêta l’oreille, décalant les engrenages un à un pour entraîner les suivants avec la bonne séquence. Lorsque les mouvements cessèrent, le bouton sortit à nouveau. Félix retint son souffle en appuyant dessus, espérant ne pas s’être trompé. Dans le meilleur des cas, il pourrait recommencer, si le mécanisme ne se bloquait pas par sécurité. Un soulagement parcourut son visage lorsque le mur à côté la cheminée se décolla, dévoilant une porte dérobée. Félix descendit et recula d’un pas, admirant son œuvre, le sourire aux lèvres. Rien ne lui plaisait davantage que de déjouer les systèmes les plus complexes de la noblesse, tout en laissant intacte la trace de son passage. Enfin, presque intacte, pensa-t-il en posant les yeux sur la toile éventrée.

Adriel se présenta face à l’ouverture et plongea la main dans sa poche pour s’emparer d’une petite pierre, semblable à un morceau de quartz. Au cœur du cristal, des fils d’un blanc pur ondulaient doucement comme les filaments d’une méduse. Elle le secoua et une douce lumière bleue s’en échappa, inondant les lieux.

— Les dames d’abord ! s’exclama Félix d’un geste désinvolte.

— C’est ça, répondit Adriel en s’écartant du passage, et je me ramasse les pièges. Tu y va en premier.

Félix soupira et lui prit le cristal d’éther des mains. Ils s’enfoncèrent dans le couloir sombre jusqu’à une vieille porte en bois que Félix eut tôt fait de crocheter. Il l’ouvrit, dévoilant le laboratoire où le sphéricien laissait libre court à son art. Si le reste de l’appartement de Donear concentrait déjà plus de richesse que tous les bas-fonds de Canaan, cette pièce était une ode à la gloire démesurée du Collégium.

Les murs étaient tapissés de runes scintillantes, gravées à même une pierre noire et lisse. Les symboles vibraient faiblement, émettant une lumière bleutée qui semblait entrer en résonance avec le cristal que Félix tenait dans les mains, comme si l’éther lui-même respirait à travers elles. Le sol, un damier de marbre veiné de pourpre, conduisait les visiteurs au centre de la pièce, vers un bureau de chêne finement sculpté. La revente de ce meuble seul aurait pu nourrir une famille de sept pendant des mois, mais ce n’était pas ce que Félix et ses Hirondelles étaient venus chercher. Selon son commanditaire, Donear cachait un bien plus précieux encore.

Les trois voleurs pénétrèrent prudemment dans le laboratoire, longeant les étagères qui s’élevaient jusqu’au plafond, chargées de grimoires et de fioles. Adriel inspecta les outils d’orichalque et d’argent soigneusement disposés sur une table, à côté d’une fournaise encore chaude alimentée par un grand soufflet. Dans une coupole, un tas de sphères d’ambre brut fraîchement modelées attendaient d’être infusées. Sur leur gauche, un enchevêtrement complexe de tubes descendait depuis le plafond, connecté à un alambic ancien. Un cadran complexe occupait le reste du mur, couvert d’aiguilles et d’engrenages cerclant un petit support destiné à recevoir les sphères. Conçu pour extraire et canaliser l’éther, le dispositif pulsait encore d’une lueur changeante. L’air du laboratoire semblait chargé d’électricité, comme si chaque particule était imbibée de cette force invisible qui faisait tourner le monde. Félix ne savait que peu de choses au sujet de l’éther, comme tout le monde dans les bas-fonds, mais suffisamment pour savoir qu’il était instable et capricieux. Il fallait les mains expertes et le savoir d’un sphéricien pour espérer le manipuler et infuser les sphères, si précieuses aux Etherios.

Un bruit sourd et métallique fit soudain bondir Félix. Il fit volte-face vers le fond de la pièce. Leona s’était saisie de l’un des outils disposés sur la table et tentait de forcer la chaîne qui cloisonnait une armoire. Elle poussa un juron après s’être pincé le doigt. Le jeune homme approcha, sceptique.

— Sérieux ? C’est ça ton plan ? Exploser son armoire et alerter tout le quartier ?

— T’as une meilleure solution ? pesta Leona en soufflant sur sa main.

— Utiliser la clé ?

D’un geste de la tête, Félix désigna le trousseau suspendu au mur. Sans un mot, Leona s’en saisit et le mit en garde du regard. Elle se débarrassa de la chaîne puis ouvrit les deux battants, le visage soudain inondé d’une lueur opalescente. Rangées dans un écrin de velour, cinq sphères brillaient d’une intrigante lumière d’argent. Alors qu’il s’en approchait, Félix put jurer qu’elles semblaient prises de vie. Jamais il n’en avait vu de semblables. Celles qu’utilisaient les Etherios étaient bleues. Pourquoi celles-ci étaient-elles différentes ?

— C’est drôle, murmura Félix sans pouvoir détourner le regard, on dirait qu’elles me supplient de ne pas les toucher. Dommage que je n’aie jamais été très bon pour écouter les conseils.

— C’est bien ce que je pense ? demanda Adriel en se joignant à eux.

Félix en prit une entre ses doigts. Immédiatement, les poils de sa main puis de son bras se hérissèrent, comme si une vague électrique lui parcourait le corps. Aucun doute possible, ils avaient trouvé ce qu’ils étaient venus chercher.

— Voilà qui fera une belle décoration, reprit-il en les inspectant à la lumière, ou une explosion. J’ai toujours aimé les deux.

Dans le silence qui avait envahit le laboratoire, une série de petits déclics attira soudain leur attention. L’écrin où était posé les sphères s’enfonçait progressivement dans son support.

— Euh... Félix ? C’est quoi ça ? s’inquiéta Leona.

— Oh, ça ? lui répondit-il. Je parie sur une alarme.

Pour confirmer son hypothèse, trois tintements de cloche assourdissants vibrèrent dans les murs du bâtiment.

— Rappelez-vous, renchérit Félix en se couvrant de sa capuche, si on se fait attraper, c’est une soirée costumée. On est juste arrivé un peu trop tôt !

— Quelle soirée, abruti ? On file d’ici !

Paniquées, Leona et Adriel s’emparèrent des sphères restantes pour les placer dans une bourse de cuir puis se précipitèrent vers la sortie, Félix sur leurs talons. De retour dans le salon, les trois voleurs s’immobilisèrent, surpris par quatre gardes en uniforme noir.

— Vous voyez, lança Félix en s’emparant de ses dagues, je vous avais dit qu’il faudrait danser un peu avant de partir.

Il y eut une courte seconde d’hésitation puis en un éclair, le combat s’engagea. Félix s’élança avec la rapidité d’un fauve, détournant un premier coup en l’accompagnant le long de son flanc. Il pivota pour envoyer un puissant coup de coude dans l’estomac du premier garde qui se plia en deux. Félix lui saisit le bras et le fit basculer par-dessus son épaule avant de l’abattre sur l’accoudoir du divan.

— Félix !

Le jeune homme se retourna, juste à temps pour rattraper le sac de sphères que Leona lui envoya. La jeune fille n’avait pas le même talent au combat que ses deux camarades, elle aurait besoin de ses deux mains pour se défaire de celui qui l’acculait déjà contre la cheminée. Adriel semblait bien plus à l’aise et finit par passer la garde de son adversaire pour lui asséner un puissant coup de pied dans les parties. Le choc résonna dans toute la pièce et Félix ne put s’empêcher de serrer les dents. Dans un gémissement, le garde se plia en deux et chancela avant de tomber à genoux, les mains sur son entrejambe.

Surpris, Félix recula soudain la tête, évitant de justesse le tranchant brillant d’une lame qui lui effleura la joue. Le dernier garde, plus imposant que les trois autres, frappa sans relâche, mais Félix évita chaque assaut en se dérobant.

— Hé ! lança-t-il entre deux coups. Fais attention, tu vas finir par éborgner quelqu’un !

Félix cessa de reculer à l’occasion d’une nouvelle esquive et visa ses côtes d’un coup parfait. À sa grande surprise, le garde para avec plus d’adresse qu’il ne voulut bien l’admettre. Le soldat repoussa Félix en arrière d’un coup d’épaule puis frappa de haut. Le jeune homme se laissa tomber sur le derrière tandis que l’épée tranchait le divan pour se bloquer à quelques centimètres de sa tête.

— Ça va pas du tout, se moqua-t-il sans détourner les yeux de la lame. T’as appris l’escrime avec une cuillère ? Ce pauvre canapé avait rien demandé.

Enragé par ses remarques incessantes, le garde lui asséna un coup de semelle en direction du visage. Félix eut tout juste le temps de rouler sur le côté avant que le meuble ne soit projeté contre le mur. Il reprit ses esquives, cédant toujours plus de terrain face aux attaques brutales qui ravageaient le mobilier. Son adversaire était bien plus coriace que les autres. S’il prenait ne serait-ce que le moindre coup, il pouvait probablement dire adieu à cette vie. Félix se figea soudain lorsqu’il buta contre le mur, perdant ses appuis. Acculé ainsi dans le coin de la pièce, il ne pourrait pas esquiver. Le soldat s’avança, prêt à frapper, mais s’arrêta tandis qu’un bruit métallique résonnait. Ahuri, Félix observa le mastodonte s’écrouler en arrière de tout son poids. Derrière lui, Leona et Adriel haletaient, portant chacune un chandelier tordu dans les mains.

— Est-ce que ça va ? demandèrent-elles.

— Tout en maîtrise, répondit Félix une fois remis de ses émotions.

— Je vois ça, oui, ironisa Leona. Trois-un pour nous, tu paye la prochaine tournée.

Elles l’aidèrent à se relever mais leur répit fut de courte durée. Les bruits de pas et le frottement métallique des armures qui approchaient dans l’escalier les firent détaler vers la baie vitrée. Félix eut tout juste le temps de rabattre la porte sur le premier garde pour leur offrir quelques secondes qu’il dut se précipiter à son tour sur le balcon. Voyant le vide approcher, le jeune homme déglutit.

— Note à moi-même, prévoir un meilleur plan de secours la prochaine fois.

— Sautez !

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