﴾ Chapitre 1.2 ﴿ : Les Hirondelles

9 minutes de lecture

Les trois voleurs plongèrent dans la nuit, mais tandis qu’Adriel et Leona atterrissaient souplement sur les toits, Félix ne sauta pas assez loin. Ses pieds manquèrent le bord du bâtiment. Il parvint à se rattraper au dernier moment, suspendu par une main à la balustrade. Souriant, il regarda ses complices s’impatienter.

— C’était juste ! Qui parie que je me relève encore plus beau ?

Un crissement métallique retentit et Félix descendit soudain d’un ou deux pouces. Ses yeux se figèrent.

— Oh oh...

— Félix !

La balustrade céda et Félix chuta dans la ruelle en contrebas. Ses partenaires s’éloignèrent dans son champ de vision. Le jeune homme se sentit flotter, comme si le temps s’était soudainement ralenti. L’air chaud et humide des nuits d’été courait sur sa peau. Il n’avait pas souvenir d’avoir un jour ressenti quelque chose de la sorte. Pourtant Aelion lui-même savait qu’il avait tout tenté sur les toits de la cité. Était-ce là la fin des aventures de Félix Ayamin ? Le contrat du siècle méritait-il de disparaître aussi bêtement ? Les pavés de Canaan s’approchèrent en un instant et il ferma les yeux. Le choc lui parut étonnamment moins dur que ce qu’il aurait pu penser. Bien plus métallique également. D’ailleurs, comment pouvait-il encore penser ?

— Encore à jouer les acrobates, Félix ?

La voix s’insinua dans la moindre de ses veines, aussi douce qu’un oursin, mais étonnement réconfortante. Un sourire radieux couvrit son visage tandis qu’il regardait celle qui l’avait rattrapé au vol.

— Lily ! s’exclama-t-il. Par les fesses du créateur, je me disais bien que j’avais vu un ange ! Tu es rentrée de mission ? Aïe !

Après un soupir, la jeune femme à la chevelure de feu le laissa finalement tomber au sol. Félix se massa la cuisse, sachant pertinemment qu’il l’avait bien cherché.

— Qu’est-ce que tu fais ici, Félix ? demanda-t-elle, bien plus sérieuse. Pourquoi est-ce qu’à chaque fois qu’une alerte est donnée je te retrouve dans les parages ?

— C’est vrai que le hasard est parfois surprenant. Il suffit que je me rende chez la fille d’un noble pour que toute la garde me tombe dessus. Vraiment à force c’est vexant.

— Même une chèvre ne voudrait pas de toi, répliqua Lily. Alors une noble ?

— Que veux-tu, elles cherchent quelque chose que ces fils à papa ne peuvent pas offrir et... Hé !

Une lumière bleue couvrit bientôt les murs blancs autours d’eux. Lily ne laissa pas le temps à Félix de poursuivre et le repoussa derrière la charrette proche. Aveuglée par la lumière, elle leva la main devant son visage.

— Qui va là ? tonna une voix à l’entrée de la ruelle, montrez-vous !

Lily baissa finalement le bras tandis que deux gardes approchaient, lanterne en main. Lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur, leurs yeux s’arrêtèrent sur l’armure que portait la jeune femme, une armure de plate d’un métal aussi clair que la nacre, ciselé d’or et de lapis plus bleu encore que l’éther. Une armure couverte d’une cape blanche brodée des armoiries de Canaan. Comme si leur corps réagissait de lui-même, les deux hommes claquèrent les talons de leurs bottes, le poing sur le cœur et inclinèrent la tête. Sans une hésitation, Lily répéta le geste en silence.

— Madame, bégaya l’un d’eux. Toutes nos excuses, nous vous avons pris pour quelqu’un d’autre.

— Ce n’est rien, soldat, répondit Lily, gênée. Que se passe-t-il ?

— Des voleurs ont été surpris dans les appartements de Belron Donear. Nous avons bouclé la Roseraie jusqu’au pont. Ils ne pourront pas s’échapper.

— Qu’ont-ils volé qui mérite de cerner tout un quartier ?

— Des sphères, Madame.

Bien qu’il ne discernait que les bottes de Lily, Félix put jurer sentir le regard accusateur qu’elle lui jeta en coin.

— Bien. Comptez sur moi pour les arrêter si je croise leur chemin. Vous pouvez reprendre les recherches, soldat. Disposez.

Les deux hommes saluèrent une fois encore et s’éloignèrent, murmurant entre eux. Lily attendit que le bruit de leurs pas s’éteigne pour se retourner vers Félix. Le cœur de ce dernier ne fit qu’un tour quand la jeune fille le souleva par le col comme s’il n’était qu’un vulgaire fétu de paille pour le placer de force sur la charrette.

— Attends, Lily ! s’étouffa-t-il. Je peux t’expliquer, ne... Qu’est-ce que tu fais ?

— Je te sauve les fesses, crétin.

Lily rabattit une couverture pour le dissimuler puis défit les rênes du cheval. Elle tira ensuite l’attelage hors de la ruelle. Après s’être assurée du départ d’une patrouille, elle entama la descente sinueuse de la Roseraie en direction de l’Itharion. Loin en contrebas, le grand fleuve découpait la ville en deux, marquant les limites des bas-fonds. S’ils parvenaient à passer le pont, alors peut-être pourraient-ils s’en sortir pour cette fois. À mesure qu’ils s’éloignaient des appartements luxueux de Donear, la présence des soldats se raréfia. Sous la couverture, le trajet sembla durer une éternité. Pour Félix, le silence était plus oppressant encore que la présence d’un Etherios. Il l’avait par trop de fois associé à l’angoisse, à l’attente incessante, à ces moments où tout pouvait basculer. Heureusement, celui-ci ne dura pas.

— J’arrive pas à y croire, s’exaspéra Lily.

Félix pouvait deviner l’expression sur son visage, les sourcils froncés, ce mélange si typique d’inquiétude et de frustration qu’elle réservait pour les moments où elle ne savait plus si elle devait le sermonner ou le livrer au premier poste de Garde-ébène. Il dégagea une petite partie de la couverture qui couvrait sa figure et respira à l’air libre. L’odeur de la ville, étrange mélange de rose et d’égouts, l’envahit aussitôt.

— Quoi, tu croyais que je pouvais m’empêcher de faire des conneries ? répondit Félix d’un ton léger pour détendre l’atmosphère.

Lily ne répondit pas mais Félix pouvait sentir son agacement grandir. Il n’insista pas et à la place, fouilla sa tunique. Ses yeux s’ouvrirent comme deux grandes lunes quand sa main se referma sur du vide. Son sang ne fit qu’un tour. Paniqué, il tâta frénétiquement le reste de ses poches et finit par lâcher un profond râle de frustration en écrasant ses cheveux de ses deux mains. Il avait perdu les sphères.

— Fais chier ! jura-t-il en étouffant sa voix.

— Quoi ? répondit enfin Lily avec une pointe de moquerie. Tu as perdu quelque chose ?

— Fais pas celle qui comprend pas, Lily.

— Oh rassures-toi, je comprends très bien. Mais quelque part, on récolte ce qu’on sème. Tu te rends compte des risques que je prends pour toi ? Combien de fois tu vas encore me forcer à te couvrir ? Je ne peux pas continuer comme ça éternellement. De l’or, des bijoux, passe encore. Mais des sphères ? Bon sang, Félix, qu’est-ce qui t’es passé par la tête ?

Le jeune homme soupira. Leurs différences lui sautèrent à nouveau aux yeux, comme deux faces d’une même pièce.

— Et toi, combien de fois tu vas encore jouer les sauveuses, hein ? lança-t-il d’un ton à moitié moqueur, mais non dénué de gravité. Je ne t’ai pas demandé ton aide. Facile pour toi de prêcher, maintenant que t’es une Etherios. T’as la belle vie. Mais moi j’ai une famille à nourrir. J’ai besoin de ces sphères. Tu sais que le monde en bas est pas aussi propre et doré que le tien.

— Ce n’est pas une excuse, rétorqua-t-elle avec un retard, comme si ces mots n’étaient pas ceux qu’elle aurait pu prononcer. Tu te vantes toujours de t’en sortir, mais à quel prix ? Tu te fais du mal en t’enfonçant dans ces délits. Que feront tes sœurs sans toi ? Que fera ta mère ? Tu as tellement de talent... Tu vaux mieux que ça.

Félix ne put s’empêcher de laisser échapper un court rire, mais celui-ci cachait plus de douleur qu’autre chose.

— Mieux que ça ? Peut-être pour toi, oui. Je ne peux pas me permettre d’attendre que les choses se passent bien toutes seules. J’ai essayé je te rappelle, trois fois et pour quel résultat ? Trois sélections, trois échecs. Toi tu y vas une fois et paf ! Une Etherios toute neuve !

Lily ralentit la charrette, le visage fermé. Ses doigts se crispèrent sur les rênes. Les mots de Félix avaient dépassé sa pensée.

— C’est pas juste, répondit-elle la voix tremblante. Tu sais que j’ai travaillé dur pour en arriver là.

— Lily, je...

— Je le répète mais tu vaux mieux que ça, coupa-t-elle sans le laisser s’excuser. Si tu passais tes efforts dans la sélection et non à te faire des ennemis, tu serais déjà avec nous. Aelion ne bénit pas ceux qui s’abandonnent à la facilité.

— La facilité ? répéta Félix en secouant la tête. Tu crois que c’est facile, toi ? C’est une question de survie ! Si je dois voler pour que mes sœurs aient de quoi manger, je le ferai ! Si ton dieu existe vraiment, alors il en a rien à foutre de ceux qui crèvent dans les bas-fonds ! Moi je préfère compter sur moi-même ! Si je ne peux pas avoir quelque chose, alors autant le voler !

Lily tourna la tête vers lui, enroulant ses boucles flamboyantes autours de ses doigts. Félix l’avait toujours vu faire lorsqu’elle était nerveuse, mais en quinze ans, jamais il n’avait vu briller dans ses yeux ce mélange de compassion et de frustration. Son regard le calma, comme celui d’une mère à son enfant. Elle n’ajouta pas un mot de plus de tout le voyage. La Roseraie et ses lampadaires brillant d’un bleu d’éther ne fut bientôt plus qu’un souvenir. Derrière eux, au cœur des hauts quartiers nichés sur la colline d’Auréon, l’ombre du palais de l’aube dominait dans la nuit celle du Célestium des Etherios et du Collégium. L’uniforme permit à Lily d’éviter le barrage sur le pont enjambant l’Itharion, frontière entre les deux mondes de Canaan.

L’attelage s’enfonça dans les bas-fonds, une vaste étendue de ruelles sinueuses et sombres, véritable labyrinthe où les chemins étaient parfois si étroits que l’on pouvait à peine s’y faufiler. Les pavés de marbre blanc avaient cédé la place à une terre ocre qui imprégnait chaque recoin d’un voile de poussière. Les maisons étaient empilées les unes sur les autres, faites de pierres érodées. Des lambeaux de tissu usé pendaient aux fenêtres en guise de rideaux. Une odeur âcre de fumée de charbon flottait dans l’air, mêlée à celle, plus rance, des eaux stagnantes qui s’écoulaient lentement vers l’Itharion. Les escaliers de pierre, usés par le temps et les pas de générations de miséreux, descendaient en pente raide. De vieux lampions suspendus aux façades des maisons diffusaient une lumière vacillante, insuffisante pour percer la pénombre omniprésente. L’usage de l’éther était interdit dans les bas-fonds, trop dangereux, trop instable. En réalité, le pouvoir cherchait surtout à éviter que son usage ne soit détourné à d’autres fins.

Le pont passé, Félix s’était redressé dans la charrette, observant les lieux d’un air familier mêlé de lassitude. Pour Lily et ceux des hauts quartiers, les bas-fonds étaient peut-être un lieu oppressant où la loi n’était qu’un concept lointain et où la survie se jouait chaque jour. Mais même s’ils rêvaient tous d’y échapper, pour Félix, ils étaient tout autre chose : un terrain de jeu, un foyer, une famille. Lily s’arrêta enfin devant une petite maison décorée de pots d’argiles à la peinture écaillée. Elle soupira tandis que Félix sautait hors de la charrette, se dirigeant vers les escaliers déchaussés.

— Félix.

Le jeune homme se retourna vers Lily qui esquissa un discret sourire. Elle plongea sa main dans la poche à sa ceinture et se saisit d’une bourse de cuir qu’elle lui lança. Incrédule, Félix l’attrapa au vol et sentit à travers les cinq sphères récupérées chez Donear.

— Rappelle-toi que tout se paye un jour. Lorsque ce jour sera venu, j’espère simplement ne pas être celle qui devra te réclamer ce dû.

Félix acquiesça et monta la première marche.

— Peut-être que tu te trompes, l’arrêta Lily une nouvelle fois sans qu’il ne se retourne. Ce n’est pas en volant et en défiant les lois que tu changeras quoi que ce soit ici. Mais tu peux faire le choix de suivre une voie plus honorable. Plus difficile, cela va de soi. Mais plus juste.

Félix soupira profondément. Sur ce terrain, il était toujours difficile de lui faire entendre raison. Lily avait une conviction inébranlable qui lui faisait parfois défaut. Mais il l’aimait bien, cette conviction, même s’il ne la partageait pas.

— La sélection aura lieu à la nouvelle lune, ajouta-t-elle. Ne la manque pas.

Sans un mot de plus, Félix monta l’escalier. Lily releva la tête vers la femme qui l’observait à la fenêtre. Une femme magnifique, à la peau halée et aux traits si familiers. Elle lui accorda un signe de tête silencieux, le visage emplit de gratitude. Lily le lui rendit puis s’éloigna dans la nuit.

Annotations

Vous aimez lire Cylliade ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0