﴾ Chapitre 2.1 ﴿ : L'héritage des Tisseciel
Adrian ouvrit les yeux, réveillé par un rai de lumière filtrant à travers les rideaux de velours qui masquaient les fenêtres du laboratoire. De fines particules de poussière flottaient dans l’air, capturant la douce lueur du soleil comme des milliers de minuscules étoiles. Le jeune homme discerna les contours flous du carnet sur lequel il s’était endormi. Instinctivement, sa main tâtonna la surface encombrée du bureau. Ses doigts rencontrèrent d’abord la fraîcheur du bois usé, puis les formes irrégulières de ses outils éparpillés avant d’enfin effleurer une monture métallique. Adrian aurait pu jurer n’avoir fermé les yeux qu’un instant, un simple instant qui avait pourtant achevé sa courte nuit. En s’étirant, il sentit son dos protester, trahissant la fatigue accumulée depuis qu’il occupait les lieux. Le monde autour de lui prit forme lorsqu’il ajusta ses lunettes sur son nez.
Le bureau où Adrian avait passé la nuit courrait la moitié de la pièce, sous de grandes fenêtres cintrées. La surface en bois massif était meurtrie de stries, usée par des années de travail. Dans un chaos savamment organisé, tournevis, pinces et marteaux côtoyaient un ensemble de loupes poussiéreuses, montées sur un bras articulé. Plusieurs bougies, consumées jusqu’à la base, jouxtaient son carnet, remplis de schémas élaborés, annotés de dizaines d’éléments griffonnés à la hâte. Le mur de droite était fait de pierre noire, entièrement occupé par un grand cadran couvert de rouages rouillés et d’aiguilles immobiles. Il n’y avait pas de tubes, pas d’alambic. Le canalisateur semblait si mal en point qu’Adrian se demandait même s’il avait un jour été parcouru d’éther.
En se redressant sur son tabouret, Adrian sentit un poids rouler sur ses cuisses. De justesse, il s’empara des vambraces en cuir tanné qui faillirent tomber sur le parquet et les posa sur le bureau. Partiellement ouverte, l’une d’elle révéla de minuscules rouages en laiton animant une série de fines tiges de métal. Le mécanisme portait encore les marques de ses travaux de la veille, mais Adrian ne semblait pas satisfait. Il soupira, laissant son regard errer dans la pièce, entre les deux fenêtres qui lui faisaient face.
Sur le mur, des articles de journaux se mêlaient à ses croquis. Certains rapportaient les derniers progrès des sphériciens avec des titres tapageurs vantant les avancées du Collégium. D’autres parlaient de manière plus anonyme des drames qui avaient eu lieu par-delà les remparts. Jauni et fripé, le papier semblait appartenir à un monde déjà lointain, un monde qui avait glissé entre les doigts d’Adrian le jour où il avait choisi de rester dans ce laboratoire. Car ici au moins, Adrian pouvait travailler, créer et oublier. Chaque pièce avait sa place. Là était la sienne.
Une chaleur familière se propagea dans son dos, couvrant ses épaules et descendant le long de son cou comme une étreinte. Adrian ferma les yeux et inspira, persuadé qu’une douce odeur de lavande se répandait dans la pièce. Mais il était seul, seul et occupé. Résolu, il chassa l’ombre de cette présence qui le hantait encore et s’empara de l’un des brassards et d’une clé. L’odeur humide de bois vieilli chassa les dernières notes florales tandis qu’il reprenait son travail sur le mécanisme.
Derrière les fenêtres, les oiseaux posées sur les larmiers s’envolèrent bientôt en groupe. Le bruit des battements d’aile et les coups secs qui résonnèrent sur le verre achevèrent le peu de concentration dont Adrian était encore capable. Agacé, il laissa son affaire sur le bureau et se leva pour tirer le rideau. La lumière du jour l’assaillit comme une vive brûlure. Lorsque la vue lui revint, Adrian sursauta. Une silhouette familière se découpait à travers la vitre, flanquée d’un sourire espiègle.
— Hé la marmotte, c’est l’hiver que t’es censé hiberner ! lança Félix, le nez pressé contre la fenêtre et une main en guise d’œillère.
Adrian poussa un long, très long soupir puis se décida à ouvrir le battant. Une bouffée d’air frais balaya les effluves renfermés du laboratoire.
— Tu sais que t’es un homme mort si Ruz te voit ? insista Adrian.
— Le vieux peut aller se rhabiller.
Félix grimpa à l’intérieur avec l’aisance d’un habitué. Une fois sur le parquet, il plaqua sa main sur son visage.
— Pouah ! Ça pue toujours autant ici ! Sérieux, on dirait que t’as un rat crevé sous un meuble ! Vous ouvrez jamais les fenêtres ?
Machinalement, Adrian huma ses propres vêtements mais se reprit très vite en avisant l’ecchymose violacée qui se diffusait sur la peau halée du cou de son visiteur.
— Tu t’es blessé ? s’étonna Adrian.
— Oh, ça ? répondit Félix en souriant bêtement. Adriel et moi avons eu un petit désaccord suite à notre dernière sortie. J’ai dû lui rappeler qui était le chef.
— Elle t’a rétamé, c’est ça ?
— Ouaip.
Adrian secoua la tête et reprit sa place au bureau. Il s’empara de son tournevis, bien décidé à terminer ses travaux.
— Plus sérieusement, dit-il en passant une loupe devant ses yeux. Qu’est-ce qui t’amène ici ?
— Tu rigole j’espère ? lança Félix en s’asseyant sur le rebord de la fenêtre. Je suis venu m’assurer que tu n’avais pas pris la poussière comme ces vieux meubles. Ça fait trois jours qu’on t’a pas vu. Tu veux qu’on lance des avis de recherche ou quoi ?
Un sourire fatigué étira le visage d’Adrian. Le jeune homme réalisa qu’il avait une fois de plus perdu la notion du temps.
— Vraiment ? Trois jours... Je n’avais pas vu le temps passer.
— Y’a que les cafards de cet immeuble pour rester aussi longtemps à l’intérieur. T’es pas devenu leur ami au moins ?
— Je suis un membre du groupe à part entière, plaisanta Adrian en changeant d’outil.
Félix pouffa, guettant les mouvements dans la rue, deux étages plus bas.
— Pendant tout ce temps, t’as pu avancer sur ma petite commande ?
Adrian acheva de fixer un dernier ressort puis reposa sa pince. Il pivota sur son tabouret et lança à Félix les vambraces sur lesquelles il travaillait. Ce dernier les attrapa au vol et les inspecta un court instant avant de les enfiler.
— Je suis encore en train de les peaufiner, expliqua Adrian. Pas sûr que ce soit encore au point.
— Ça c’est mon travail d’en juger, répondit Félix en resserrant les lanières de cuir et en tournant le mécanisme sur le poignet.
— Fais attention quand même. Je ne voudrais pas que tu...
Le bruit sec d’un ressort qui lâche l’interrompit. Une lame jaillit du brassard dans un sifflement pour se planter violemment dans une poutre du plafond. Ahuri, les deux garçons l’observèrent, le temps que celle-ci se fige.
— On avait parlé d’une option arbalète ? ricana Félix.
— Comme je l’ai dit, vas-y doucement, reprit Adrian, agacé. Il n’est pas tout à fait au point.
— Et pour l’autre ?
— Un grapin, comme tu l’as demandé.
Félix hocha la tête, satisfait. Il fouilla sa poche et lui lança une pièce. Surpris, Adrian manqua de la laisser échapper. Il fit rouler l’oberin d’or entre ses doigts, observant les gravures délicates frappées à la surface. L’élégant motif de fleur s’étendait sur toute la surface. Les cinq pétales s’enchevêtraient en éventail, croissant depuis le cercle qui symbolisait le Palais de l’Aube. De part et d’autre de la fleur, deux autres cercles étaient reliés entre eux ainsi qu’au premier par une ligne épaisse. Célestium et Collégium s’unissaient ainsi en parfait équilibre, comme deux astres veillant sur le cœur de Canaan. Adrian aimait profondément ce symbole, car il incarnait l’ordre naturel des choses. Chaque partie avait sa place.
— C’est beaucoup trop, laissa échapper Adrian. Et puis tu me paie en or maintenant ? D’où ça sort ?
Fidèle à lui-même, Félix esquiva la question d’un geste de la main.
— J’ai mes petites combines. On a qu’à dire que c’est pour tout ce que je n’ai jamais pu te payer.
Adrian n’insista pas. Félix ne voudrait rien entendre, et le laboratoire profiterait bien d’un petit coup de neuf. Il rangea l’Oberin dans sa propre poche.
— Au fait, reprit Félix d’un ton plus sérieux, j’ai bien réfléchi. Je vais passer la sélection.
— Tu as changé d’avis ? s’étonna Adrian.
— Oui. Je crois que j’ai pas envie de rester un vaurien toute ma vie. Je sais que j’ai raté les trois premières mais... Je pense que celle-ci sera la bonne.
— Lily t’a convaincu, c’est ça ?
— Oui, elle me terrifie.
Adrian gloussa, amusé, mais également rassuré. Il savait Félix plus que capable de réussir et ne l’avait presque pas cru lorsqu’il lui avait annoncé qu’il n’essaierait plus. Après tout, Félix comme Lily n’avaient que la sélection à la bouche depuis leur plus jeune âge. Nobles comme mendiants, tous pouvaient participer aux épreuves, à l’exception du roi et des sphériciens. Si pour les hautes familles, la sélection était un jeu d’influence, dans les bas-fonds, elle était une échappatoire. Là-bas, peu importaient les risques qu’elle représentait où ceux auxquels s’exposaient les Etherios hors des murs. Mieux valait être mort que misérable.
— Et toi ? demanda soudain Félix d’un ton plus hésitant. C’est toujours pas pour cette année ? Je me disais qu’on pourrait la passer ensemble.
Adrian marqua une pause, son regard glissant vers le parquet entre ses jambes. À nouveau, il eut l’impression qu’une odeur de lavande flottait dans l’air.
— Je ne pense pas que ça soit pour moi, répondit-il finalement. Je ne serai pas à la hauteur de toute manière.
— Pas à la hauteur ? s’étonna Félix. Qu’est-ce que tu racontes ? Tu as ça dans le sang ! N’importe qui te dirait que...
— Je sais ce que tout le monde attend de moi, d’accord ? coupa Adrian d’un ton soudain plus dur, mais je n’ai pas un millième du talent qu’elle avait. Liz était... Elle était unique. Je ne suis pas comme elle. Ce n’est pas ma voie.
Adrian se crispa sur son tabouret puis commença à ordonner le bureau comme s’il cherchait à penser à autre chose. Sur son habituel ton léger, Félix changea doucement de sujet.
— Et l’examen du Collégium ? Là-bas tu ferais des merveilles ! T’as bien regardé ce labo ? Comment tu peux tester ton travail ? T’as même pas accès à la moindre source d’éther.
— Tu sais très bien pourquoi.
— Tout ce que je dis, c’est que t’es un peu comme moi. Tu gâche ton potentiel, ici. T’es brillant, Adrian. Tu pourrais aider beaucoup de gens.
Adrian secoua la tête avec une conviction silencieuse.
— Le Collégium est figé dans le passé, asséna-t-il. Ruz ne fait que me répéter que leurs progrès ne servent que leurs ambitions, et Liz n’avait aucune confiance en eux. Chacune de leurs découvertes ne font qu’augmenter la soif. Moi je veux trouver un moyen de la réduire. Travailler ici, sur mes propres projets, c’est là que je ferai la différence.
Toujours assis sur le rebord de la fenêtre, Félix le regarda un moment poursuivre ses rangements en silence, avant que ses yeux ne se portent en contrebas, sur la rue et sur la personne qui ouvrait la porte de l’immeuble.
— Tu as peut-être raison, admit Félix en reportant son attention sur Adrian, mais puisque Lily n’est pas là pour te faire la leçon à ma place, je vais te confier un de mes petits secrets. Viens-là.
Il lui fit signe d’approcher. Dubitatif, Adrian reposa le carnet qu’il tenait et le rejoignit. Une fois à sa hauteur, Félix se pencha en avant pour lui murmurer à l’oreille tandis que des bruits de pas résonnaient déjà dans le couloir.
— Parfois, il faut faire le grand saut.
— Hein ?
La porte du laboratoire s’ouvrit et un vieil homme pénétra dans la pièce, voûté mais encore plein de vigueur. Ses yeux d’un vert délavé se figèrent lorsqu’il avisa les deux garçons. Les profondes rides qui sillonnaient son visage se marquèrent plus encore tandis que les épaisses broussailles de ses sourcils s’animaient. Il se débarrassa de la cape miteuse qui couvrait ses épaules, comme si celle-ci allait le gêner dans ses mouvements.
— Félix Ayamin ! vociféra-t-il en se précipitant vers eux. Sale petit merdeux, je t’avais prévenu !
Adrian n’entendit qu’un court déclic suivi d’un sifflement métallique avant que Félix ne l’agrippe. Tout se passa en un éclair. Il bascula, la lumière vive de l’extérieur l’éblouit. Son cœur se souleva tandis que la fenêtre s’éloignait sous ses yeux impuissants.
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