﴾ Chapitre 2.2 ﴿ : L'héritage des Tisseciel
Le vent hurla à ses oreilles, puis le fil du grappin se tendit soudain et les deux garçons traversèrent la rue, propulsés en arc de cercle. Un étrange sentiment d’apesanteur s’empara du corps d’Adrian alors que le monde défilait autour de lui à une vitesse vertigineuse.
Lorsque Félix déverrouilla le mécanisme, la gravité reprit ses droits et Adrian fut brutalement rappelé à la réalité. Ils roulèrent sur les pavés comme deux poids morts. Adrian sentit une vague de douleur parcourir ses coudes et ses genoux tandis qu’il se protégeait la tête avec ses mains. Il bascula enfin sur le dos et s’immobilisa dans un nuage de poussière. Le silence s’installa une seconde sur la rue, ponctué par le grincement de quelques charrettes et les vociférations de Ruz depuis l’étage. Adrian rouvrit les yeux, le souffle court. Félix se relevait déjà, poussant un cri d’excitation en époussetant sa veste avec une désinvolture agaçante.
— Ça marche, Adrian ! T’as vu ça un peu ? T’es un génie !
— Non mais t’es un grand malade ! s’écria soudain Adrian, tremblant encore sous l’effet de l’adrénaline. T’essaie de nous tuer ou quoi ?
— Nous tuer ? On vient de voler, mon vieux !
Autour d’eux, les habitants s’étaient arrêtés, bouche bée, observant les deux garçons avec un mélange d’incrédulité et de curiosité. Adrian croisa le regard d’une vieille femme qui secouait la tête, choquée. Quelques enfants les admiraient avec envie, tandis que les marchands semblaient partagés entre amusement et réprimande. Félix leur adressa un salut exagérément théâtral, puis attrapa soudain le bras d’Adrian lorsque deux Gardes-ébène se détachèrent de la petite foule.
— Oh oh, lança-t-il en l’entraînant avec lui. On s’arrache !
Félix fila à toute vitesse à travers les ruelles pavées du Creuset, frappant la pierre lisse de ses bottes comme une mélodie précipitée. Encore engourdi, Adrian peina à le suivre, ne sachant pas bien pourquoi il se mettait lui aussi à courir. Chaque pas semblait plus maladroit que le précédent. Les deux Gardes-ébène s’étaient jetés à leur poursuite, s’engouffrant à leur tour dans les petites rues commerçantes, bondées de badauds surpris. Les façades claires couvertes de fenêtres cintrées se succédaient, encadrées de plantes grimpantes qui retombaient en cascades vertes et fleuries sur les murets. Les enseignes en bois et fer forgé des échoppes oscillaient à leur passage tandis que la tranquillité du quartier était brisée par la course effrénée des deux garçons et les pas lourdement armés derrière eux.
Adrian avait le souffle court à présent, son cœur battait à tout rompre. Chaque ruelle lui semblait un dédale sans fin. À chaque virage, chaque escalier, le quartier semblait plus animé, plus vivant. Les artisans travaillent derrière les grandes portes ouvertes des ateliers, tandis que les marchands criaient leurs prix à travers les places. Mais Félix connaissait le Creuset comme sa poche, surtout les passages dérobés. Il les guida dans une enfilade de rues secondaires, plus sombres, plus étroites. Là, les pavés étaient inégaux, la plupart recouverts de mousse. Les murs des maisons se resserraient, compressant l’espace. Les grandes baies vitrées avaient cédé la place à des fenêtre bien plus petites aux volets fermés. Des tuyaux métalliques s’alignaient le long des façades, crachant régulièrement des filets de vapeur.
Les deux fuyards débouchèrent sur une cour intérieure où plusieurs passages s’entrecroisaient. Une nouvelle patrouille leur coupa la route. Sans se défiler, Félix profita se sa vitesse pour rentrer dans le premier Garde-ébène et le repousser de l’épaule. Il pivota sur lui-même et brisa l’un des tuyaux d’un coup de pied. La vapeur qui jaillit tint les autres poursuivants en respect le temps qu’il ne se tourne vers Adrian.
— Saute ! lança-t-il en se baissant, les mains jointes.
Toujours poursuivi, Adrian ne décèlera pas et prit appui sur son camarade qui le propulsa vers un toit bas. Il s’agrippa péniblement tandis que Félix le rejoignait en escaladant. Il attrapa Adrian par le col et le hissa hors de portée des gardes avant que ses bras ne faiblissent sous le poids de la fatigue.
— C’est pas le moment de flancher ! lança-t-il en riant. On y est presque !
Ils se hissèrent de toit en toit, leurs bottes résonnant bientôt sur les tôles en métal et les tuiles en céramique. En contrebas s’étendait la rue principale du Creuset, dominée par les bâtisses les plus imposantes, ornées d’horloge murales, de verrières et de fleurs suspendues. La perspective de la ville se dessinait sous leurs pieds, une vaste mer de toits multicolores et de cheminées, dominée au loin par la majestueuse silhouette du Palais de l’Aube. On devinait en dessous les magnifiques flèches de la cathédrale d’Aelion. De chaque côté de la colline d’Auréon scintillaient les hautes tours d’acier, de pierre et de verre du Collégium et du Célestium.
En courant vers celui-ci, les deux garçons ne tardèrent pas à entrer dans le quartier militaire du Bastion. S’ils parvenaient à atteindre le bâtiment des Etherios, ils seraient enfin débarrassés de leurs poursuivants. Celui-ci semblait si proche, mais plusieurs rues les séparaient encore. Loin derrière eux, les Gardes-ébène, plus lourds et encombrés par l’uniforme, peinaient à courir sur les toits. Alors qu’il passait la première des grandes arches sculptées de pierre blanche du Célestium, Félix s’arrêta. D’autres soldats accédaient aux hauteurs par les échelles le long des bâtiments, coupant leur progression. Le jeune homme fit un rapide tour d’horizon et déglutit.
— Question, lança-t-il à son camarade en défaisant sa ceinture. T’as confiance en moi ?
— Non ! protesta Adrian à bout de souffle après une courte réflexion.
— Dommage !
Félix passa la ceinture par-dessus le câble qui traversait la rue, esquissant un sourire insolent à peine dissimulé en testant la résistance de celui-ci. Sans attendre de protestations supplémentaires, il força Adrian à s’élancer avec lui en l’agrippant fermement à sa taille.
— Accroche-toi ! cria-t-il au moment où leurs pieds quittaient le sol.
Le cuir glissa avec un crissement aigu tandis que les deux garçons s’élançaient au-dessus du vide. Le vent s’engouffra dans les vêtements d’Adrian qui essaya en vain de fermer les yeux pour ne pas observer la rue en contre-bas défiler. La descente lui sembla durer une éternité. Les maisons, les échoppes, les minuscules passants, tout n’était plus qu’une série de tâches, floues et indistinctes.
— Je te jure que si on s’en sort je vais te tuer ! hurla-t-il en raffermissant sa prise.
Pour seule réponse, Félix poussa un long cri d’excitation tandis qu’ils survolaient enfin les toits inférieurs du Célestium où s’étendaient les jardins. Quelques secondes plus tard, la ceinture céda soudain et les deux garçons s’écrasèrent dans le gravier après une courte chute. Adrian roula dans l’allée fleurie comme une poupée de chiffon. Catapulté encore une fois sur le dos, ses poumons se vidèrent sous l’impact. Il toussa tandis qu’un voile de poussière s’élevait autour d’eux. Déjà relevé et transi d’adrénaline, Félix adressa un signe vulgaire à leurs poursuivants.
— À plus bande de naze ! Vous aurez plus de chance la prochaine fois !
Adrian resta étendu sur le sol un moment, observant les nuages qui passaient sur le ciel bleu accompagné de quelques oiseaux. Son cœur tambourinait contre sa cage thoracique qui se soulevait à un rythme soutenu. Depuis combien de temps n’avait-il pas ressenti une telle frayeur ? Il poussa un long soupir en fermant les yeux. S’il devait être honnête avec lui-même, alors la question n’était pas la bonne. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas ressenti quelque chose d’aussi agréable. Un discret sourire illumina son visage. Depuis combien de temps ne s’était-il pas senti aussi vivant ?
— Est-ce que ça va ? demanda Félix.
Adrian rouvrit les yeux, apaisé, mais le corps meurtri de toute part. Félix l’aida à se relever d’une traite. Il boitilla en retrouvant l’équilibre.
— J’ai pas changé d’avis, dit Adrian d’un sourire complice. T’es un grand malade, tu le sais ça ?
— Ma mère me le dit tout le temps, répondit Félix. C’est incurable, je suis désolé.
— Qui êtes-vous et que faites-vous là ? tonna soudain une voix dans leur dos.
Surpris, les deux garçons se retournèrent. Une jeune femme leur faisait face dans l’allée bordée de rosiers. La vingtaine, ses cheveux étaient tirés en arrière en une queue de cheval longue, semblable à celle que portait Félix. Son bras gauche était couvert de plaques de métal rivetées, maintenues par une armature mécanique. La prothèse était ponctuée de rouages et de tubes d’éther. En dessous, elle portait un manteau bleu à épaulettes, cintré à la taille avec des boutons d’argent disposés symétriquement. Brodé sur sa poitrine, l’écusson du Célestium resplendissait au soleil. Adrian le connaissait bien, Lily le portait en permanence. Il représentait un rempart en arc de cercle entrecoupé de cinq losanges symbolisant les portes de Canaan. D’autres s’ordonnaient pour former un heaume au cœur de la muraille. Les Etherios étaient le bouclier de Canaan, ceux qui se dressaient contre la malédiction extérieure comme un dernier rempart. Le blason épuré représentait tout ce que leur mission avait de plus sacré : défendre la cité jusqu’à leur dernier souffle. À l’évidence, la jeune femme était une technicienne. Il fallait des milliers de petites mains pour fabriquer les meilleurs équipements du Célestium.
— Je répète ma question, reprit-elle d’un ton tranché en replaçant ses lunettes, que faites-vous ici ?
Adrian baissa les yeux sur la pile de gros livres qu’elle peinait à tenir. Il s’avança instinctivement pour l’aider et malgré son recul, elle n’eut d’autre choix que de le laisser faire pour ne pas tout renverser. Elle le détailla des yeux puis soudain, son regard changea.
— Attendez une seconde. Je vous connais, vous êtes…
— Nous sommes venus nous inscrire pour la sélection, coupa Félix en approchant. Nous nous sommes égarés.
— Égarés ? s’étonna-t-elle. L’inscription est dans le hall, comment avez-vous pu la rater ?
— Je ne suis pas bien malin, répondit simplement Félix d’un ton parfaitement droit.
Adrian eut bien du mal à rester sérieux. La jeune technicienne dévisagea Félix, perplexe, puis son regard revint une fois de plus sur Adrian et les livres qu’il portait à présent. Elle sembla hésiter puis leur tourna finalement le dos en s’éloignant.
— Venez avec moi, dit-elle, je vais vous y conduire. Ne vous éloignez pas.
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