﴾ Chapitre 2.3 ﴿ : L'héritage des Tisseciel

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Félix déposa une tape sur l’épaule d’Adrian et tous deux suivirent leur guide en longeant les jardins jusqu’à rejoindre l’entrée du bâtiment principal dont le sommet des murs se dressait quasiment hors de vue. La jeune femme les accompagna jusqu’à de grandes portes en bois sculpté, ouvertes sur un escalier de pierre qu’ils descendirent. Adrian n’avait jamais osé mettre les pieds au Célestium et il regretta de ne pas l’avoir fait plus tôt à l’instant même où il posa les yeux sur le grand hall.

L’immensité du lieu le submergea comme un raz de marée. Il eut l’impression d’entrer dans un nouveau monde, bien loin du chaos de la ville qu’il avait laissé derrière lui. D’une majesté à couper le souffle, le hall était baigné d’une lumière douce. D’impressionnantes verrières aux vitraux violacés courraient les murs latéraux, entre les larges colonnes de marbre blanc. Veiné d’or et de lapis, celui-ci couvrait sol et plafond, ou une gigantesque coupole semblait prise de vie tant les couleurs de ses fresques gravées sur le verre étaient éclatantes. Mais ce n’est pas ce qui attira le regard d’Adrian. En dessous, le centre de la pièce était dominé par un gigantesque cristal, piégé dans un socle de roche noir. Ses facettes d’un bleu pur irradiaient d’une lumière calme et mouvante, envoyant des reflets à chaque recoin du hall. L’éther y pulsait par instant comme un cœur orageux, battant lentement au rythme des lieux.

Autour de la pierre, de petits jardins luxuriants impeccablement entretenus se découpaient dans le marbre, s’épanouissant en un contraste saisissant avec la blancheur immaculée de l’architecture. Une série de fontaines y projetaient des gouttelettes d’eau scintillantes dont l’éclat se mêlait à celui de l’éther. Ces havres de paix étaient séparés de bancs en pierre où quelques officiers se reposaient en discutant, l’uniforme imprégné de lumière bleutée. De nombreux techniciens arpentaient le hall et les deux premiers étages dont les balustrades finement ouvragées projetaient des ombres sur les murs. Adrian aperçut même deux Etherios se déplacer le long de l’une d’elle, leurs capes flottant dans l’air tandis qu’ils gravissaient avec aisance les marches en direction des étages supérieurs.

Il vit alors les grandes statues qui défiaient les visiteurs depuis les balcons. Sculptées d’une main de maître, elles conféraient au grand hall un aspect solennel. Chacune d’entre elle prenait une posture de combat ou de triomphe, racontant l’histoire de ceux qui avaient défendu Canaan avec courage et dévotion. Adrian s’arrêta malgré lui sur celle qui se tenait au centre de toutes, celle qui, épée levée et main sur le cœur, représentait une jeune femme aux cheveux longs. Après plusieurs secondes, il soupira, la mine défaite, puis détourna finalement le regard en reprenant sa marche.

Celle qui guidait Adrian et Félix les mena jusqu’à une série de guichets en bois et marbre où des scribes assuraient la logistique et l’accueil. Des alcôves ombragées offraient un refuge aux visiteurs, leur permettant de contempler la grandeur des lieux en toute quiétude. Le bruit feutré des conversations, le clapotis des fontaines et les pulsations presque imperceptibles de l’éther conféraient à l’endroit une ambiance sereine, mais non moins impressionnante. Ici, tout semblait respirer la puissance des gardiens du royaume. Le Célestium était un sanctuaire, un sanctuaire où chaque recoin célébrait le devoir et la gloire.

— Comment ça, fermé ? C’est une blague ?

Félix plaqua les mains sur sa tête, blanc comme un linge. Devant lui, le guichet était vide, présentant un petit écriteau rouge.

— Non… non… non ! s’exclama-t-il, incrédule.

La technicienne qui les avait accompagnés s’approcha, le regard empli d’une sincère compassion.

— Je suis désolée, les inscriptions prenaient fin ce matin, expliqua-t-elle doucement.

Encore sous le choc, Félix sentit une vague de frustration l’envahir. Tout ce chemin, tous ces efforts pour rien. Son poing se serra si fort qu’il en devint blanc. Adrian s’apprêtait à lui parler lorsqu’un éclat de rire mesquin résonna derrière eux.

— Encore en retard, vaurien.

Félix se retourna vers un jeune homme à la stature droite, aux cheveux clairs peignés en arrière, vêtu d’un uniforme pourpre impeccable, flanqué de deux suiveurs tout aussi bien habillés. Sur son torse s’étendait l’aigle de la maison Valor, un nom qui pesait lourd à Canaan.

— Jonas, soupira Félix en gardant un calme à tout épreuve.

— Oh ne fais pas cette tête ! répondit ce dernier, un sourire narquois aux lèvres. Tu étais si près du but. Enfin, du but... Ce n’est pas comme si tu avais eu une chance de réussir la sélection de toute façon. Trois fois déjà il me semble. Tu devrais être habitué à l’échec, non ?

Bien que vexé, Félix n’en laissa rien paraître. Un rictus déchira son visage.

— Toujours aussi habile avec les mots, Jonas. Dommage qu’on ne puisse pas en dire autant de tes compétences. Papa t’as enfin laissé participer cette année ? Ou bien a-t-il prévu de soudoyer quelques bourses ? Sois vigilant, ça serait terrible de penser qu’un nom peut offrir une place ici.

Le visage de Jonas se durcit, ses deux acolytes cessant immédiatement de glousser. Il se pencha en avant, une rage brulante dans les yeux.

— Fais attention à tes mots, vaurien, répondit-il d’une voix plus venimeuse encore. Tu n’es rien ici. Juste un rat qui tente de se traîner hors de la boue.

— Un rat peut-être, répondit Félix sans baisser le regard, mais alors un beau spécimen. Tu conviendras qu’il est préférable de nager dans la boue pour ce que l’on désire que d’y traîner le nom de ses ancêtres.

Les muscles de Jonas se tendirent, mais avant qu’il ne puisse rétorquer, ses deux acolytes l’attrapèrent par les épaules. Jonas releva la tête et son regard changea subitement. Il se reprit, replaçant ses cheveux d’un geste précis et répété puis s’éloigna, non sans une dernière mise en garde.

— Quel dommage, je n’aurai pas le plaisir de t’écraser à la sélection. Mais crois-moi, tu regretteras ces paroles. On n’insulte pas impunément les Valor.

Félix les regarda partir, un sourire de satisfaction aux lèvres, persuadé qu’il les avait mis en fuite. Adrian déglutit et lui tapota l’épaule. Félix se figea et pivota lentement vers la véritable raison de leur salut. Lily se tenait derrière eux, les bras croisés, un sourcil levé. La technicienne sursauta et recula immédiatement en baissant la tête.

— Mademoiselle Tisseciel ! Mes excuses, je ne vous avais pas...

— Hé ! Lily ! s’exclama Félix tandis que leur guide ouvrait des yeux ronds comme deux oberins. C’est... Euh... C’était rien, vraiment, nous...

— Tu as pu t’inscrire ? demanda-t-elle sans se soucier un seul instant de ses élucubrations.

— Non, répondit finalement Félix avec un brin de désespoir dans la voix. Le guichet était déjà fermé quand on est arrivés.

Lily secoua la tête et fouilla sa poche. Elle en sortit un carré plié qu’elle lui agita sous le nez. Félix observa le papier frappé du sceau du Célestium et ses yeux s’illuminèrent.

— Je savais bien qu’il allait se passer quelque chose, lui dit-elle en soupirant. J’ai pris les devants, je t’ai inscrit.

— T’es la meilleure !

Félix sauta de joie et se jeta littéralement dans les bras de Lily. Cette dernière recula pour éviter de tomber. Sous le choc, la petite technicienne ouvrit grand la bouche, comme si Félix venait de se condamner à mort. Les joues de Lily se couvrirent d’un rouge plus intense encore que l’uniforme des Valors. La jeune femme se dégagea soudain de l’étreinte avec la force de dix hommes et saisit Félix par le col.

— Non mais ça va pas ? s’exclama-t-elle en le soulevant presque du sol.

— Pardon, pardon ! s’étrangla Félix en souriant. C’est l’émotion !

— Euh... Lily ? l’interpella Adrian en désignant le sol d’un doigt.

Avisant les regards dérangés qui se portaient sur eux, Lily se rendit compte que le pantalon de Félix traînait à présent à ses chevilles. Elle le reposa dans l’instant.

— Qu’est-ce que tu fous sans ceinture ?

— Tu vas rire, lança Félix en se rhabillant, on...

— Non, tu sais quoi ? le coupa Lily. Je veux rien savoir. Mais recommence ça ici et je t’assure que tu pourras te passer de sélection. Je suis claire ?

— Oui m’dame, répondit Félix en prenant un malin plaisir à la saluer d’un poing sur le cœur. Je vais pouvoir aller annoncer la bonne nouvelle ! On se voit demain, Lily !

Félix sautilla littéralement d’excitation puis courut en direction des portes du grand hall.

— Je vais vous laisser également, murmura timidement la petite technicienne en se dérobant.

— Merci, Charlottes, lui glissa Lily. Et désolé pour ça. N’oublie pas tes livres.

Charlotte esquissa un discret sourire et récupéra ses ouvrages avant de prendre congé. Lily l’observa s’éloigner pendant quelques secondes avant de reporter son attention sur Adrian. Ce dernier pencha la tête.

— Demain ? demanda-t-il.

— Je lui ai promis que je l’aiderai à se préparer pour la sélection, souffla Lily.

— Tu dois avoir hâte.

— Je regrette déjà. Mais assez parlé de lui. Il parait que tu n’as pas donné signe de vie pendant trois jours, le sermonna-t-elle. Tu étais encore enfermé chez ce vieux fou ?

— J’avais des choses à finir. Et Ruz n’est pas fou.

— Il n’en est pas loin.

Les épaules de Lily retombèrent en un soupir.

— Menma a dû s’inquiéter, reprit-elle en plissant les lèvres. Tu devrais aller la voir.

— Elle s’inquiète toujours trop. Je vais bien.

— Pas elle, Adrian. Tu sais bien comme elle est. J’ai une idée, si on passait la voir ensemble ? Ça lui fera plaisir. Et puis ça fait des mois que je n’ai pas mangé à la maison. Son ragoût me manque.

— Et le Célestium ?

— J’ai été absente trois mois. Je peux bien m’absenter quelques heures encore.

Adrian acquiesça d’un hochement de tête, plus par automatisme que par conviction. Ce n’était pas tant l’idée de retourner chez lui qui le pesait que les interminables questions que Menma lui poserait. Il n’avait pas la force de se justifier, d’une fois encore taire ce besoin qu’il ressentait de s’isoler. Mais à son ton, Lily semblait vraiment avoir besoin de cette réunion. Trois longs mois pour une première mission, loin de Canaan, loin des siens. Adrian ne pouvait se résoudre à l’en priver. Lorsqu’ils n’étaient pas envoyés hors des murs, les Etherios en formation résidaient au Célestium. Les permissions restaient exceptionnelles. Tant qu’elle restait à Canaan, Lily passait toutes les deux semaines voir Menma, sans jamais pouvoir profiter davantage que le temps d’un repas.

— Bon retour, Lily, laissa finalement échapper Adrian en esquissant un discret sourire. Tu nous as manqué.

— Vous aussi, répondit-elle en le lui rendant.

Lily l’enlaça un instant puis ils quittèrent tous deux le Célestium en direction des limites du Creuset. Les rues rétrécirent et les pavés devinrent plus irréguliers à mesure qu’ils approchèrent de chez Menma. Autours d’eux s’alignèrent bientôt des maison simples aux façades de bois et de pierre. Dans un petit jardinet en bordure de l’une d’elle, de la lavande poussait avec vigueur, son parfum doux flottant dans l’air. Adrian y laissa traîner la main avant de passer la porte de la demeure. Une odeur familière de viande et de légumes en cuisson remplaça celle de l’extérieur. Menma était en cuisine, affairée à émincer une botte de carottes. Elle releva la tête lorsque la porte claqua et ses yeux s’embuèrent. Il n’y avait aucun doute possible, Adrian était le portrait craché de sa mère. Menma lui ressemblait en tout point : des cheveux de la couleur de l’ébène et des iris du plus pur bleu d’éther. Elle abandonna son couteau et accourut en essuyant brièvement ses mains sur son tablier pour se jeter dans les bras de Lily. Celle-ci recula une fois de plus pour ne pas tomber.

— Lily ! s’exclama Menma en la serrant de toutes ses forces. Quand es-tu rentrée ?

— Avant-hier, répondit Lily en peinant à respirer.

— Tu vas bien ? renchérit Menma en l’inspectant sous toutes les coutures avant de l’étreindre à nouveau. Loué soit Aelion, je suis si contente !

— Je ne suis partie que trois mois. Je suis grande, tu sais ? Je sais prendre soin de moi.

— Grande ou pas tu resteras toujours ma petite chérie.

— Maman ! protesta-t-elle gênée, tu vas froisser mon uniforme.

Menma la relâcha enfin, un sourire ému étirant son visage fatigué. Elle regarda ensuite Adrian, qui aurait probablement souhaité disparaître. L’air rassuré de sa mère ne suffit pas à le tromper. Bien qu’elle soit la femme la plus douce qu’il ait jamais connu, le jeune homme savait qu’il n’échapperait pas à ce qui suivrait.

— Où étais-tu passé ? demanda-t-elle. J’étais morte d’inquiétude. Tu devais m’aider à la boutique.

— J’avais des choses à finir, je n’ai pas vu le temps passer, marmonna-t-il pour seule excuse.

— Encore à traîner dans ce laboratoire ? On en a déjà parlé. Tu sais ce que j’en pense. Je n’aime pas te savoir là-bas quand Ruz est absent.

Adrian préféra ne rien ajouter. Il hocha simplement la tête. Après un court silence, Menma retourna simplement à sa tâche.

— Posez donc vos affaires, dit-elle en reprenant sa découpe, le repas sera bientôt prêt.

Adrian échangea un court regard avec Lily puis se décida à rejoindre sa mère dans la cuisine. Il s’empara lui aussi d’un couteau.

— Est-ce que je peux t’aider ? demanda-t-il timidement.

Menma hésita une seconde puis se décala pour lui offrir une place à côté d’elle. Avec un soupir soulagé, elle lui ébouriffa les cheveux et vint déposer un baiser sur son front.

Lily esquissa un sourire discret en les observant puis, sans un mot, se déroba pour monter l’escalier qui menait à l’étage. Chaque marche lui sembla plus difficile à gravir que la précédente. Une vague de nostalgie déferla en elle tandis qu’elle entrait dans son ancienne chambre. Ses mains effleurèrent machinalement la tête de son lit, là où elle avait si souvent trouvé refuge. Combien de nuit avait-elle regretté de ne pouvoir y dormir à nouveau ? De retourner à cette insouciance ?

Son sourire s’effaça brusquement en posant les yeux sur l’autre lit, au bout de la pièce. Ses pas l’amenèrent à la table de chevet où elle s’empara d’un cadre poussiéreux. La silhouette souriante d’une jeune fille aux longs cheveux d’ébène semblait la fixer, figée dans le temps. Le cœur de Lily se serra en descendant le doigts vers les boucles de feu de la petite fille qu’elle enlaçait. Deux sœurs aujourd’hui séparées par bien plus qu’une simple absence. Lily s’assit sur le bord du lit et ferma les yeux.

— Cinquante, quarante-neuf...

Les pensées encore assaillies par les cris et les horreurs de sa dernière mission, Lily commença à compter dans un murmure à peine audible. Le verre du petit cadre se couvrit d’une première goutte, puis d’une autre, éclaboussant les sourires à jamais figés. Arrivée à zéro, Lily rouvrit les yeux, deux traits brillants courant ses joues. Le silence de la pièce l’écrasa avec une violence inouïe. Elle était seule, seule face à ses souvenirs, seule face à un monde qu’elle aurait souhaité ne jamais découvrir. Ses épaules tremblantes cédèrent finalement, incapable de retenir ses sanglots. Elle observa le portrait à travers le voile de ses larmes et son visage se tordit de colère tandis qu’elle murmurait d’une voix brisée.

— Menteuse...

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