﴾ Chapitre 3.3 ﴿ : La Sélection
Félix n’en entendit pas un traître mot, mais n’en pensait certainement pas moins. Alors qu’il courait une fois encore à travers les couloirs, il ne put s’empêcher de ressasser le duel, arborant une mine défaite. Il se rejouait les mots, les coups, les esquives, et surtout, le regard de Lily lorsqu’elle l’avait cru mort. Un pincement au cœur le prit. Avait-il vraiment fait le bon choix ? En avait-il eu un autre ? Il chassa aussitôt la pensée de sa tête. Il n’avait pas le loisir de s’en préoccuper pour le moment et pouvait déjà s’estimer heureux de s’en tirer à si bon compte. Ses cent points rattrapaient le retard qu’il avait pris, mais il n’était clairement pas tiré d’affaire pour autant. D’autres ennuis se présenteraient. Lily n’était probablement pas la seule Etherios à parcourir le dédale, il n’avait pas encore aperçu le moindre piège et ses concurrents s’étaient sans aucun doute emparés des sphères les plus facile d’accès. Les trappes et mécanismes ouverts sur son passage semblèrent le lui confirmer. Il ne pouvait se permettre de perdre davantage de temps.
À mesure qu’il s’enfonçait à pas de loups vers le cœur du labyrinthe, l’atmosphère se fit plus pesante. L’éther dans les murs pulsait faiblement, diffusant une lumière bleutée qui baignait les corridors d’une étrange lueur. Ses yeux scrutaient les passages étroits et les refuges, à l’affut d’ombres mouvantes. N’importe qui pouvait en sortir à tout moment et le prendre par surprise. L’angoissant silence qui régnait autour de lui n’avait rien de normal. Depuis combien de temps n’avait-il croisé personne ?
Au détour d’un virage, ses yeux captèrent un éclat plus intense que celui qui parcourait la pierre. Sur le sol, près d’une anfractuosité du mur, une sphère bleue semblait l’attendre, oubliée. Félix s’immobilisa, méfiant. Il balaya les alentours du regard à la recherche d’autres candidats, mais ne perçut pas le moindre mouvement. L’occasion était belle, mais une sensation désagréable lui parcourait le corps : c’était trop facile. Fragments de bois et morceaux de métal jonchaient le sol. Les structures alentours semblaient couvertes des ravages d’un précédent combat. La sphère avait-elle été oubliée dans la précipitation ? Félix approcha prudemment, à l’affut du moindre bruit, puis se saisit de la bille d’ambre une fois s’être assuré qu’aucun piège ne le guettait. C’est en la plaçant dans sa poche que ses yeux se figèrent.
Derrière l’une des structures, trois, peut-être quatre candidats, gisaient sans vie. Déchiquetés, leurs membres s’éparpillaient sur le sol au milieu des entrailles. Les murs reluisaient de traînées et de projections sombres. Une odeur atrocement cuivrée saturait l’air. Félix écarquilla les yeux en plaquant la main sur le masque qui lui couvrait le bas du visage. Il se retourna pour retenir un haut-le-cœur. Alors qu’il commençait seulement à se demander qui avait bien pu commettre un massacre pareil, un grognement rauque lui répondit en se réverbérant contre chacune des parois d’ébène qui l’entouraient. Un frisson glacial lui descendit l’échine. Sans un bruit, Félix se recroquevilla lentement contre le mur, tirant un peu plus sa capuche sur sa tête pour se fondre dans le décor.
Le silence retomba comme un couperet. Félix cessa de respirer. Le bois de la structure qui le surplombait grinça à coups réguliers avant qu’une ombre massive ne descende sur les pavés, droit devant lui, se mouvant avec une agilité surnaturelle. Gigantesque masse de muscle et de grâce mortelle, le fauve avait une fourrure noire comme l’onyx, marquée de rayures qui scintillaient sous les lueurs de l’éther. Chaque mouvement les faisait chatoyer comme des éclats de métal liquide. Des points bleutés s’étendaient en constellation sur son museau, comme si une galaxie entière s’y dessinait. Les yeux fendus de la créature ne semblaient pas fixés sur Félix, mais chaque fibre de son être savait qu’elle était en chasse.
Jusqu’ici, Félix n’avait jamais vu de tarvalon de ses propres yeux mais en savait assez sur eux pour souhaiter disparaître dans le mur. Il eut du mal à croire que l’une de ces bêtes soit lâchée dans le labyrinthe pour traquer les candidats. Il dut pourtant se rendre à l’évidence. Comme chacun le savait, la Sélection se voulait impitoyable. Les pattes pliées, l’animal avançait sans un bruit. Félix, immobile, le suivait du coin de l’œil en priant pour qu’il ne se retourne pas. Le tarvalon portait un collier décoré d’une sphère sanguine. Pas une seconde le jeune homme n’envisagea de s’en emparer. Cinquante points ne valaient pas la peine de finir en lambeaux. Son cœur fracassait sa cage thoracique à un rythme frénétique. Il sentait chaque poil de son corps se hérisser, craignant que le fauve ne les entende. Ce dernier le frôla en passant. L’une de ses trois longues queues lui effleura la joue.
Pas un bruit, mon vieux... Ne bouge pas... pensa Félix en serrant les dents.
Alors que le tarvalon s’éloignait enfin, un tintement léger déchira soudain le silence. Félix ouvrit grand les yeux comme deux oberins.
Et merde...
Roulant de sa poche, la sphère bleue suivit les pavés jusqu’à ses pieds. La bête s’arrêta puis tourna lentement la tête dans sa direction, grognant à nouveau. Félix ferma les yeux, prêt à bondir pour tenter une fuite désespérée, mais un autre bruit, lointain, attira heureusement l’attention du fauve. Le tarvalon tourna brusquement la tête, ses instincts prenant le dessus. D’un puissant bond souple et silencieux, il regagna les hauteurs en direction de ses prochaines proies, disparaissant aussi vite qu’il était apparu. Félix resta immobile encore quelques secondes, le cœur battant à tout rompe, puis, lentement, il expira.
— Je dois vraiment être dans les petits papiers du destin.
Il se pencha, ramassa la sphère d’un geste rapide et la rangea précautionneusement dans se poche en s’assurant cette fois qu’elle était bien fermée. Sans attendre, il fila lui aussi, grimpant en direction des hauteurs du labyrinthe. S’il lui restait une chance de découvrir les sphères qui lui manquaient, il en trouverait assurément là où elles étaient les moins faciles d’accès. Chaque plateforme escaladée le rapprochait un peu du bleu du ciel les surplombant. Il poursuivit en courant le long d’une passerelle en métal suspendue dans le vide, maintenue par de lourdes chaînes. L’air se fit plus vif, chargé d’une odeur de rouille mêlée de sable. Félix accéléra, ses bottes martelant l’acier plus fort que de raison. Il sentait l’étau de la sélection se refermer sur lui à chaque pas à mesure que le temps lui échappait. Au détour d’une grande arche de pierre, Félix discerna soudain une ombre jaillir sur sa gauche. Par réflexe, il tira la dague qui lui restait et dérapa sur les genoux, prêt à frapper. Avec un temps de retard, la silhouette tira son épée et menaça de l’abattre, mais aucun des deux ne donna le premier coup. Les regards se croisèrent comme ceux de deux prédateurs hésitant à s’égorger.
— T’es devenu pacifiste, Jonas ? lança enfin Félix. Pourquoi t’attaques pas ?
— Je pourrais te poser la même question, vaurien, répondit ce dernier.
Félix prit soin de s’éloigner d’un pas. Méfiant, il observa attentivement les nombreuses blessures qui marquaient son rival. Jonas semblait bien plus amoché qu’il ne le laissait paraître. De profondes entailles zébraient ses bras, le cuir de son armure était lacéré par endroit et il respirait faiblement de manière irrégulière. Félix remarqua également l’absence des deux brutes épaisses qui ne le lâchaient habituellement pas d’une semelle.
— Où sont passés tes deux armoires ? demanda-t-il, un brin narquois. Elles ont réalisé qu’elles pouvaient pas juste taper sur les murs pour sortir ? Ou bien elles se sont cognées entre elles et sont restées coincées ?
Jonas pinça les lèvres et jeta un court regard en arrière, comme s’il attendait un renfort qui ne viendrait jamais.
— L’un d’eux s’est fait avoir par ce foutu monstre, lâcha-t-il, amer. L’autre a disparu, mais il est sûrement mort aussi.
Félix allait pousser un sifflement impressionné, tâchant de paraître détaché, mais l’évocation du tarvalon fit ressurgir l’image de la bête d’onyx. Il s’abstint et dissimula son trouble sous un simple sourire en coin.
— Un tarvalon, hein ? Je pensais pas qu’ils iraient jusqu’à en lâcher un pendant l’épreuve. J’en avais entendu parler mais le voir en vrai... T’as eu de la chance de t’en sortir, ajouta-t-il en haussant les épaules. Moi il m’a à peine remarqué. Comme quoi on peut être beau et ne pas attirer l’attention.
Jonas ricana malgré lui mais reprit rapidement son sérieux. Il essuya d’un revers de main la sueur qui perlait sur son front, prêt à reprendre son chemin.
— Je n’ai pas de temps à perdre avec un minable dans ton genre, cracha-t-il avec plus de force qu’il ne l’avait prévu. Il me manque vingt points. Je vais pas tout foutre en l’air maintenant.
Félix se figea. Vingts points ? Il était si loin derrière ? Jonas ne faisait pas partie des favoris de l’épreuve. Il pouvait être sûr que déjà bien d’autres avaient terminé l’épreuve. Cela signifiait qu’il ne pourrait peut-être pas atteindre son but. Son poing se serra tandis qu’il commençait à réaliser que la sélection pourrait lui échapper. Avant qu’il ne puisse répondre quoi que ce soit, un éclair passa soudain entre eux, déversant une poussière rayonnante qui sembla suspendre le temps lui-même. Félix écarquilla les yeux tandis qu’un frisson dressait ses poils au garde-à-vous. La sphère d’argent, le sésame ultime, venait de les frôler. Les regards des deux garçons se croisèrent à nouveau, mais cette fois-ci, ils partagèrent tous deux la même envie : arracher la victoire.
Un battement de cœur plus tard, ils s’élancèrent comme un seul homme. Félix poussa sur ses jambes comme jamais il ne l’avait encore fait de sa vie. Toute l’expérience accumulée durant ses courses-poursuites avec les Gardes-ébène se concentra dans chacun de ses muscles pour exploser sur ses appuis. Il se fit pourtant talonner. Bien que blessé, Jonas était rapide. Trop rapide. L’épéiste le rattrapa, épaule contre épaule. Félix se raidit, accélérant encore, mais Jonas tendit soudain le bras et, sans la moindre sommation, le poussa violemment hors de la plate-forme.
— Je t’avais prévenu, vaurien ! siffla Jonas. Nul n’insulte les Valors !
Félix eut à peine le temps de réaliser ce qui lui arrivait avant de basculer dans le vide. Incapable de retrouver ses appuis avec le sable qui couvrait le métal, il sentit le sol lui échapper et d’un réflexe désespéré, parvint à se projeter en contre-bas sur une corniche longeant l’un des monolithes de pierre noire. Sa chute se transforma finalement en un saut maîtrisé tandis qu’il roulait à terre. Ignorant la douleur, son corps se déplia pour reprendre sa course dans la seconde. Il suivit Jonas en retrait sans lui abandonner la moindre avance. Un peu plus loin devant lui, sa piste reprenait de la hauteur vers une arche surplombant la plateforme où son rival poursuivait toujours la sphère d’argent. Jonas perdrait de la vitesse après le prochain virage. Là était sa chance. Félix plongea toute la force qu’il lui restait dans ses foulées. Il rejoignit la voute passant au-dessus de sa cible puis, sans réfléchir, bondit en contre-bas sur Jonas.
— Pas si vite ! lança-t-il à pleins poumons.
Félix chuta deux longues secondes et s’abattit sur lui comme la foudre. Ils roulèrent tous les deux en grognant dans un enchevêtrement de membres. Félix se releva le premier, le regard brûlant d’une détermination féroce. Sonné et impuissant, Jonas l’observa s’éloigner avant d’écarquiller les yeux. Une gigantesque ombre le recouvrit, l’obligeant à plonger de côté tandis qu’elle s’écrasait sur la plate-forme. Le métal ploya sous le poids et l’une des chaînes rompit dans un grincement assourdissant. Surpris, Félix fut projeté en l’air en pleine course puis retomba lourdement. Alors que la plateforme commençait dangereusement à s’incliner, il se retourna, paniqué.
Un puissant rugissement déchira l’air tandis que le tarvalon surgissait soudain du nuage de sable qu’il venait de soulever. De toute sa masse, il se jeta sur Jonas qui parvint de justesse à bloquer sa gueule avec sa lame. L’épée se bloqua entre les crocs immenses de la bête qui s’acharna avec une force effroyable, ses griffes perçant le métal pour se maintenir au-dessus de sa proie. Jamais Jonas ne résisterait bien longtemps à un tel assaut.
Haletant, Félix jeta un coup d’œil à la sphère argentée qui s’éloignait peu à peu. Il pourrait encore l’attraper s’il se relevait là, maintenant. Il pourrait encore sauver sa qualification, s’il abandonnait Jonas. Il avait là une opportunité rêvée, l’assurance de réussir. Il considérait ses options, hésitant, lorsque Jonas poussa un dernier cri de douleur, ployant sous le poids du tarvalon. Félix serra les dents à s’en rompre la mâchoire.
— Fais chier ! explosa-t-il en se précipitant vers la bête.
Avant qu’elle ne plante les crocs dans la gorge de Jonas, Félix lui asséna un puissant coup de dague sur le côté de la tête. L’animal poussa un rugissement sourd, se cabrant de douleur et Jonas profita de l’ouverture pour s’extirper de la prise.
— Debout ! cria Félix, le remettant sur pied sans lui laisser le temps de répondre. Bouge, bouge, bouge !
Ils détalèrent comme si la mort elle-même les avait pris en chasse. Le rugissement du tarvalon résonna puis à nouveau, le sol trembla sous les bonds de la créature. Félix savait qu’ils n’avaient aucune chance de s’en sortir à cette allure s’ils continuaient ainsi à courir. Les battements de son cœur résonnaient dans ses tempes comme des tambours de guerre. Il leur fallait trouver une issue, quelque chose, n’importe quoi pour échapper au fauve qui gagnait du terrain. Tandis qu’ils quittaient les plateformes pour gagner les corniches des monolithes, Félix aperçut un passage entre deux murs d’où s’échappait de la lumière, un rayon salvateur dans l’obscurité oppressante. Sans réfléchir, il saisit Jonas et le poussa dans le couloir. En une fraction de seconde, le tarvalon jaillit derrière eux et les manqua. Il dérapa sur le sol puis ses griffes éventrèrent la pierre pour lui permettre de se jeter une fois de plus à leur poursuite.
Après une dizaine de mètres, Jonas atteignit enfin le bout du corridor. Ses bottes crissèrent tandis qu’il s’arrêtait de justesse, les bras battant dans le vide. Devant lui, l’abîme s’ouvrait au-dessus du sable de l’arène, sans fin. Il retrouva l’équilibre et se retourna, écarquillant les yeux. Félix se jeta sur lui, devançant de peu la créature. Ils plongèrent alors tous les trois dans le vide. En plein vol, Félix déclencha son grappin. Le câble se tendit brusquement et lui déboîta presque le bras, mais il tint bon. Les deux garçons décrivirent une longue courbe dans l’air, planant un instant avant que le grappin ne cède. Le sang de Félix ne fit qu’un tour. Ils percutèrent une façade pentue du labyrinthe et roulèrent sur plusieurs mètres avant de s’écraser sur un grand promontoire.
Les membres meurtris, Félix sentit la chaleur abrasive du sable contre sa peau brûlée par le soleil. Chaque inspiration était douloureuse, comme si l’air lui arrachait les poumons. Lentement, il revint à lui, l’intense lumière troublant sa vue et les hurlements de la foule déchirant ses oreilles. Ils avaient survécu. Mais à quel prix ?
À bout de souffle, Jonas se redressa en titubant, le corps couvert de poussière et d’éraflures. Il se tourna vers Félix, un sourire mi-contrarié, mi-reconnaissant accroché aux lèvres.
— Pas mal, pour un vaurien, souffla-t-il.
Félix éclata de rire. Un rire aussi amer que douloureux. Le goût cuivré du sang lui emplit la bouche, mais ce fut bel et bien la défaite qui lui brûla la gorge.
— Ouais... murmura-t-il, les yeux rivés sur le ciel d’un bleu immaculé où la sphère d’argent avait disparu. Dans mon malheur, au moins, aucun de nous n’aura cette foutue qualification.
Jonas haussa un sourcil et, avec un sourire malicieux, fit tournoyer entre ses doigts la sphère rouge saisie au cou du tarvalon.
— Parle pour toi, rétorqua-t-il en admirant son trophée. Moi, j’ai tout ce qu’il me fallait.
Les cornes retentirent dans l’arène comme un glas sinistre, annonçant la fin des épreuves. Tous les candidats pouvant être sélectionnés l’étaient. Le cœur de Félix rata un battement. Il avait échoué. Encore. Un terrible sentiment d’impuissance le terrassa, une vague de honte qui lui fit trembler les poings. Il n’était pas déçu. Il n’était pas en colère. Il était brisé. Le destin, une fois de plus, lui avait tourné le dos.
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