﴾ Chapitre 4.1 ﴿ : Le souffle du premier chant

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Un vent d’été glissait sur les pierres endormies de la Roseraie, un murmure aussi vieux que le monde. Le quartier du Palais était plongé dans un paisible crépuscule. Comme des milliers de lucioles, les lanternes pendues aux balcons projetaient leur bleu tamisé sur les ruelles. L’air s’imprégnait du parfum capiteux des rosiers tapissant les façades des maisons et charriait les discussions des passants qui, malgré l’heure tardive, déambulaient encore dans les rues sinueuses. Une agitation contenue régnait, palpable mais discrète.

Adrian et Félix avançaient eux aussi d’un pas mesuré, non loin de la Cathédrale d’Aelion. Majestueuses, les flèches effilées de l’édifice perçaient le ciel dans l’ombre. Félix serrait dans sa poche une lettre, reçue deux jours plus tôt, un simple bout de papier, sans blason, sans signature, mais à l’écriture impeccable. Il l’avait lue, relue, retournée des dizaines de fois à la recherche d’un indice, une quelconque information qui aurait pu lui révéler l’identité de l’expéditeur. Il n’y avait rien, juste une invitation à la réception qui se déroulait en ce moment même au Palais de l’Aube, en l’honneur des conquérants de la Sélection.

Mais Félix n’avait pas réussi.

Marchant à ses côtés, Adrian jetait des regards furtifs à son ami. La silhouette de Félix se voûtait plus que d’ordinaire. Son visage, habituellement enjoué n’arborait que l’ombre du doute. Lui qui ne manquait jamais une occasion de se faire remarquer ou de lancer une plaisanterie espiègle restait bien silencieux, perdu dans ses pensées.

— Je continue de penser que quelqu’un t’a fait une fleur, tenta maladroitement Adrian d’une voix douce.

— Et qui voudrait faire ça ? lui répondit Félix sans conviction. Qui se mouillerait pour un rat des bas-fonds ?

— J’en connais une qui le fait régulièrement.

Félix secoua la tête.

— Non. Après ce qui s’est passé, je ne sais même pas si elle daignera m’adresser la parole.

— Ça on le saura vite, elle est de garde au Palais ce soir.

Félix ne réagit pas, mais il semblait certains qu’il redoutait la confrontation à venir.

— Après ce que tu as fait pour Jonas, ça serait peut-être leur manière de te dire merci ? Ce serait vraiment si fou ?

— Les Valor ? laissa échapper Félix après un soupir, les yeux rivés sur les pavés devant lui. Jonas préfèrerait sans doute embrasser le cul d’une poule que prendre mon parti. Non, ça peut pas être eux. Et qui que ce soit, ce serait de la pitié déguisée. Je veux pas d’une telle faveur. Si j’ai pas réussi, c’est parce que j’en était pas capable. J’aurais l’air de quoi si j’intégrais le Célestium après ça ? J’ai pas mérité ma place. Ce serait... honteux.

Bien que calme, la voix de Félix portait en elle une pointe de désillusion.

— Peut-être qu’ils ont vu autre chose en toi, reprit Adrian. Ce n’est peut-être pas qu’une question de réussite ou d’échec. Il y a peu de personnes qui auraient abandonné la victoire pour aider quelqu’un d’autre. Tu peux être fier de toi. En tout cas moi je le suis.

Gêné par le silence que Félix lui retourna, Adrian se gratta l’arrière de la nuque. Il voulait rester optimiste mais ne savait pas comment trouver les mots justes pour consoler Félix. Lui-même sentait un malaise grandir à l’approche du Palais et de cette soirée. Tous les grands noms de Canaan s’y trouveraient. À chaque pas, son estomac se nouait davantage à l'idée des regards qui se tourneraient vers eux, vers lui. Que penseraient les grandes familles en le voyant, lui qui insultait jusqu’à son propre nom en refusant la Sélection ? Adrian restait persuadé qu’apparaître à cette réception serait probablement vu comme un manque de respect pour le sacrifice et la mission sacrée des Etherios. Mais il devait y aller, pour Félix. Il ne pouvait se résoudre à laisser son meilleur ami affronter seuls ces visages où chaque sourire était une lame déguisée, pas alors qu’il semblait ainsi perdu entre ses doutes et son amertume.

En vérité, Adrian se sentait coupable, coupable de ne pas être à la hauteur, de ne pas savoir apaiser les tourments de celui qui l’avait toujours libéré des siens. Félix attendait son soutien, et Adrian ne faisait que craindre qu’on lui reproche ce qu’il n’était pas, qu’on le compare sans cesse à ce qu’il ne pourrait jamais égaler. Le vent souffla doucement dans la ruelle. Noyé par l’odeur des roses, une pointe de lavande lui parvint. Son cœur se serra tandis qu’une chaleur bienveillante semblait tomber sur ses épaules comme un voile éthéré.

— Merci, Adrian, répondit enfin Félix en prenant une grande inspiration avant de se claquer les joues. Allez ! On va pas faire une tête de six pieds de long toute la soirée à cause d’un bout de papier et d’un examen raté, hein ? Y’a des petits fours et des filles qui nous attendent !

Adrian soupira en riant tandis qu’ils poursuivaient leur marche vers l’ombre imposante du Palais de l’Aube. En atteignant la fontaine d’une petite place bordée d’échoppes fermées pour la nuit, un reflet attira soudain l’attention de Félix. Au coin d’une ruelle sombre, une silhouette capée s’affairait autour d’une grande jarre de terre cuite. Ses mouvements, son allure, une étrange sensation gagna Félix et un nom passa la barrière de ses lèvres sans qu’il ne puisse le retenir.

— Leona ?

À peine eut-il prononcé son nom que la silhouette se figea, puis s’éclipsa en un éclair au milieu des ombres. Les sens en alerte, Félix plissa les yeux, l’instinct de l’Hirondelle prenant le dessus. Il s’engouffra dans la ruelle à son tour puis, découvrant les lieux vides, s’arrêta finalement après quelques pas.

— Qu’est-ce que tu fais ? lança Adrian d’un ton surpris en le rejoignant. Tu as vu quelqu’un ?

— J’en sais rien, répondit Félix d’un ton troublé tandis que son attention se rivait déjà sur la jarre qui jouxtait l’imposant mur d’un grand bâtiment.

Il s’approcha et hésita avant d’en soulever le couvercle. Une odeur âcre et piquante lui saisit les narines et la gorge, une odeur soufrée, persistante, qui l’obligea à reculer en se protégeant le visage. Il remarqua alors la lumière opaline qui baignait les lieux, une lueur étrangement familière qui n’avait rien à voir avec l’éther des lanternes de la rue principale. Il s’accroupit et passa la main derrière la jarre. Ses doigts effleurèrent un temps l’argile puis se saisirent enfin de ce qu’il recherchait. La sensation électrique qui lui parcourut le bras le fit déglutir. Il se redressa, une bille d’ambre aux éclats d’argent reposant dans sa paume.

— C’est quoi ? s’étonna Adrian. Je n’ai jamais vu une sphère pareille.

— C’est l’une des sphères de Donear, murmura faiblement Félix sans comprendre.

Il tourna alors la tête puis ses yeux se figèrent soudain en remontant la ruelle avec une fascination morbide. Plusieurs dizaines d’autres jarres couvraient le mur. Un frisson parcourut lentement chacune de ses vertèbres. Il laissa échapper la sphère et le temps lui-même sembla ralentir. À peine perceptible, un bourdonnement remplaça le silence. L’éclat de la sphère s’intensifia, aveuglant. Le regard de Félix croisa celui d’Adrian et les deux garçons comprirent. En une fraction de seconde, une peur primale leur hurla de fuir. Ils se retournèrent, courant à toute jambe pour s’éloigner le plus possible. Les pavés résonnèrent sous leurs talons comme un lent décompte. Le monde autour d’eux sembla se dissoudre. Mais jamais le bourdonnement ne les quitta. Il s’intensifia à chaque instant, plus oppressant, plus imminent, puis, dans un éclat assourdissant, le ciel de Canaan s’embrasa.

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