﴾ Chapitre 4.2 ﴿ : Le souffle du premier chant
Une vague de feu et d’éther déferla sur la Roseraie, éventrant et carbonisant les bâtiments aussi simplement que des châteaux de papier.
Lorsqu’il revint à lui, Adrian sentit un poids écrasant contre sa poitrine au contact des pavés chauds. L’impact contre le mur lui avait coupé le souffle. Leurs corps avaient été projetés comme de vulgaires feuilles lors d’une tempête d’automne. Ses oreilles bourdonnaient, un voile sonore engloutissait chaque bruit. Autour de lui, la chaleur intenable du brasier semblait lui lécher la peau comme un monstre affamé, prêt à les consumer. L’air, lourd et saturé de poussière, portait cette odeur âcre et suffocante de bois brûlé, de chair calcinée, mêlée à celle de l’éther. Le chaos régnait sur la petite place. Le sol était tapissé de débris et de verre brisé. Un déluge de hurlements résonnait au loin tandis que de pauvres malheureux, transformés en torches humaines, cherchaient à mettre fin à leur supplice. Groggy, Adrian chercha à se redresser en s’appuyant sur un coude. Une douleur vive lui arracha une grimace. Ses doigts tremblants se refermèrent sur les pavés brisés puis soudain, son cœur s’emballa.
Félix…
Il balaya les lieux du regard puis ceux-ci se figèrent. Il aperçut son ami, étendu contre une pile de débris. Comme si ses forces lui revenaient, il parvint à se remettre sur pieds et tituba vers lui.
— Félix ! cria-t-il en s’agenouillant à ses côtés. Félix ! Réveille-toi, bon sang !
De longs filets de sang couvraient sa peau halée incrustée de suie. Il lui secoua l’épaule puis, sans réaction, lui claqua les joues à plusieurs reprises. Après ce qui lui sembla une éternité, Félix reprit connaissance avec une quinte de toux éraillée. Ses paupières s’ouvrirent péniblement, et ses yeux, encore embués, rencontrèrent ceux d’Adrian.
— T’es vivant, souffla ce dernier, soulagé. Tu m’as foutu une de ces peurs !
Félix essaya de se redresser mais une pointe de douleur dans les côtes le plia en deux dans un gémissement. Au même instant, l’accalmie mourut dans un cri. Un rugissement rauque et métallique remonta la petite place, attirant le regard des deux garçons. Dans les ombres du brasier, un homme luttait désespérément pour protéger sa femme et leur fils avant qu’ils ne soient tous les trois ensevelis sous une masse fumante de silhouettes. Pétrifiés, Adrian et Félix regardèrent un Garde-ébène planter sa lance dans la poitrine de l’une d’elles. Malgré la plaie béante, la silhouette continua d’avancer, dévorant l’espace entre eux comme si la douleur n’avait plus aucune emprise. Les pieds du soldat glissèrent sur les débris, incapable de la retenir puis il chuta sur le dos. Plusieurs personnes se jetèrent sur lui et il disparut à son tour en poussant un cri glaçant.
— Qu’est-ce que…
Le cœur des deux garçons s’arrêta soudain et les mots de Félix se perdirent dans un souffle. Une femme se tenait à quelques pas d’eux, se mouvant avec une lenteur maladroite. Quelque chose semblait profondément faux dans ses mouvements. Elle tourna la tête dans leur direction et un frisson de terreur pure les parcourut. Dans la pénombre, ses yeux brillaient d’un feu infernal, fendus comme ceux d’un arvalon. Aussi noires que la nuit, ses veines saillaient sous sa peau, parcourues de points incandescents. Son corps tout entier semblait se consumer de l’intérieur. Une aura de cendres s’épandait à chacun de ses mouvements puis bientôt, des pointes d’obsidiennes jaillirent lentement de ses membres comme des excroissances. Adrian resta figé un instant, enchaîné par l’horreur de la vision qui se dressait devant eux. Les pensées se bousculèrent dans sa tête, puis les mots de Liz lui revinrent et tout devint clair.
— Des Ashirs...
Adrian n’eut pas le temps d’en dire plus. La créature se jeta soudain sur eux avec une vitesse étonnante. D’instinct, il referma la main sur une poutre brisée derrière lui et frappa violemment l’Ashir à la tête. Le choc la fit à peine reculer. Elle encaissa le coup sans broncher et, dans un râle guttural, plaqua Adrian au sol de tout son poids avec une force effroyable pour sa frêle constitution. Le monde sembla se rétrécir lorsqu’elle ouvrit une bouche béante, approchant dangereusement de la gorge du garçon. Paniqué, Adrian tenta de se protéger et la créature lui mordit férocement l’avant-bras. La douleur fut instantanée, insupportable. Adrian hurla de douleur tandis que ses vêtements se tâchaient de sang.
Comme s’il émergeait soudain d’un mauvais rêve, Félix se jeta sur le dos de l’Ashir. Il la frappa de sa dague à de multiples reprises dans une sauvagerie désespérée. L’épaule, la nuque, le visage, aucun de ses coups ne parvint à lui faire lâcher prise, jusqu’à ce qu’un dernier, droit dans le cœur, ne lui fasse pousser un nouveau cri bestial. La créature lâcha prise en hurlant puis s’écroula lourdement sur le sol, inerte. Le feu qui courait ses artères sembla s’apaiser, puis son corps se désagrégea lentement en poussière. Haletants et secoués par l’adrénaline, les deux garçons échangèrent un regard terrifié. Ils n’étaient pas tirés d’affaire.
Autour d’eux, des dizaines de silhouettes grotesques approchaient lentement, émergeant des flammes et de la fumée. Adrian ignora le terrible supplice qui lui déchirait le bras pour se relever. Ils étaient encerclés, sans aucune échappatoire. La force de ces choses dépassait l’entendement. Félix avait eu le plus grand mal à se débarrasser de la première, comment diable pourrait-il venir à bout d’autant d’entre elles ? La tension devint insoutenable puis soudain, au milieu du chaos, un étrange silence se fit.
Presque imperceptible, une vibration raisonna dans l’air, un bruit de carillon, comme une goutte d’eau tombant à la surface des eaux calmes d’un lac. Une vague de lumière révéla progressivement la petite place, l’arrachant aux ténèbres. Des particules dorées, minuscules et scintillantes, flottèrent autour d’eux, comme si les étoiles elles-mêmes étaient descendues du ciel. Les deux garçons levèrent les yeux, stupéfaits. Pas un mot n’échappa à leurs lèvres tandis qu’au-dessus de la fontaine, une apparition descendait en lévitant, une jeune fille vêtue d’une simple robe blanche. À l’image de ses yeux, son corps entier irradiait comme le soleil. Des filaments d’or brûlants se déployaient de son dos et flottaient paisiblement dans l’air, semblables à deux grandes ailes. Félix ne put s’empêcher de penser qu’ils ressemblaient à ceux des Etherios.
Envoutées, les créatures se tournèrent vers elle, bras tendus, comme si elles imploraient une bénédiction. La jeune fille éleva lentement la main devant elle puis, d’un simple geste des doigts, libéra une onde éthérée. Elle traversa les Ashirs comme une lame silencieuse, les réduisant en poussière. Le souffle des garçons se bloqua tandis que l’onde passait à travers eux, mais elle ne leur fit aucun mal. Au contraire, une vague de bien être les enveloppa, une sensation de paix absolue qui chassa la douleur et la peur comme une caresse céleste.
Aussi soudainement que tout avait commencé, la lumière s’éteignit. La jeune fille chuta lourdement sur le sol comme un poids mort. Félix et Adrian restèrent là, abasourdis, avant que ce dernier ne se précipite vers celle qui venait de les sauver. Revenant soudain à lui, Félix le rattrapa et le ceintura pour l’empêcher de s’approcher davantage
— Adrian, attends ! protesta-t-il.
— Qu’est-ce que tu fous ? répondit Adrian en se débattant. Elle a besoin d’aide !
— Besoin d’aide ? Mais y te manque une case ou quoi ? T’as vu ce qu’elle vient de faire ?
— Elle nous a sauvé, répondit-il simplement.
— C’est pas une raison ! On sait même pas ce qu’elle est ! Et si elle était comme eux ?
— Elle l’est pas.
— Mais qu’est-ce que t’en sais ? Et c’était quoi ces horreurs ?
— Des Ashirs.
Les mots de Félix moururent dans sa gorge. Il libéra Adrian.
— C’est pas possible, murmura-t-il du bout des lèvres. Ils ne peuvent pas passer les murs. Ils sont pas censés être là !
Le regard d’Adrian se durcit. Il détourna les yeux de la jeune fille et plongea le regard dans ceux de Félix.
— Je sais, dit-il à voix basse, presque rauque. Mais c’est eux, j’en suis sûr. Ça correspond en tout point à ce que racontait Liz.
Félix déglutit, cherchant ses mots. Sa respiration se fit plus rapide, un frisson de panique commença à le parcourir. Il fit un pas en arrière, regardant tour à tour la jeune fille inerte, Adrian et les décombres en proie aux flammes autour d’eux. Il passa les mains dans ses cheveux, réalisant petit à petit toute l’ampleur de ce qui venait d’arriver. Que faisaient de telles créature derrière les murs de Canaan ? Pourquoi quelqu’un avait-il provoqué une explosion au cœur même de la Roseraie ? Dans quel intérêt ? Quel rapport avec les sphères de Donear ? Qu’avait à voir Leona avec tout ça ? Les questions s’enchaînèrent, sans fin.
— Qu’est-ce qu’on fait Adrian ? demanda-t-il finalement d’une voix presque suppliante.
— J’en sais rien...
Sans qu’Adrian n’ait le temps de poursuivre, des bruits de pas retentirent soudain au loin, résonnant sur les pavés. Félix déglutit une fois encore. L’éther vibrait dans l’air. Le frémissement qui lui parcourut la peau, si semblable au labyrinthe, lui confirma la nature de celui ou celle qui s’approchait. Ils auraient dû être soulagés, se sentir enfin en sécurité, mais rien n’y fit. Une étrange appréhension s’emparait d’eux. Adrian jeta un coup d’œil rapide à la jeune fille, toujours évanouie, puis se décida brusquement. Sous le regard impuissant de Félix, il la prit dans les bras et tous les trois trouvèrent refuge derrière une charrette renversée, jouxtant l’entrée d’une petite ruelle.
Les bruits de pas se rapprochèrent, martelant les pavés avec une cadence méthodique. Le crépitement des flammes masqua le souffle lourd des garçons qui cessèrent de respirer lorsque le nouvel arrivant s’arrêta enfin au centre de la petite place. Immobiles, ils attendirent, jusqu’à ce qu’une femme ne se traine à son tour sur la place depuis l’autre côté. Ses vêtements en lambeaux étaient couverts de sang. Son visage, fou et emplis de panique sembla renaître en apercevant l’Etherios.
— Aidez-moi ! s’écria-t-elle d’une voix désespérée en se précipitant dans sa direction. J’ai été mordue ! Aidez-moi ! Aidez...
Dans un souffle, un crissement métallique glaça le sang des garçons. Un silence brutal tomba comme un couperet avant qu’un bruissement accompagné de petits échos secs ne se rapproche. Quelque chose roula en vacillant aux pieds d’Adrian, s’immobilisant contre sa botte. Son estomac se noua et ses yeux s’ouvrirent en grand comme deux oberins lorsqu’il posa le regard sur la tête qui gisait à présent sur les pavés. Adrian faillit vomir sur le coup, tandis que Félix, le visage blême, plaquait une main contre sa bouche pour ne pas crier.
Les pas reprirent et s’arrêtèrent non loin d’eux. L’ombre de l’Etherios se dessina à travers la fumée, impassible. Il ne prononça pas un mot. Aucun autre bruit ne passa le crépitement des flammes, rien d’autre que le lent et terrifiant tintement de son armure de nacre. Adrian sentit son cœur battre si fort qu’il craignit un instant qu’on puisse l’entendre à travers les débris où ils étaient adossés. De leur cachette, il ne distinguait guère plus que les jambes de l’Etherios, mais un détail attira son attention : un bijou de métal, simple, torsadé, couvert d’inscriptions.
Les secondes s’étirèrent et semblèrent durer une éternité, si bien qu’Adrian et Félix commencèrent à manquer d’air. Finalement, l’Etherios se détourna. Ses pas s’éloignèrent jusqu’à disparaître de la petite place. Le calme revint, relatif. La tension ne quitta pas les corps des deux garçons. Félix poussa un long soupir en jetant un œil nerveux hors de leur cachette. Ses mains tremblaient encore. Alors qu’il s’assurait que la voie était dégagée, un long gémissement attira son attention. Le front en sueur, Adrian serra les dents avec tant de force qu’elles auraient pu se briser. Félix se précipita pour l’aider, inspectant son avant-bras. Le sang y ruisselait en longue traînées tandis que des marques noires, sinueuses, remontaient le long de ses veines comme une implacable infection. Horrifié, Félix releva lentement la tête pour croiser le regard blême d’Adrian.
— Merde...
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