﴾ Chapitre 4.3 ﴿ : Le souffle du premier chant
La porte du laboratoire de Ruz s’ouvrit avec fracas, heurtant le mur dans un écho sourd. Dans l’encadrement, Félix apparut, le visage crispé par l’effort. Il portait la jeune fille inconsciente, tremblant sous son poids, tout en essayant de soutenir Adrian. Chancelant, ce dernier titubait, chaque pas l’amenant plus près de la chute.
— Enfin... souffla Félix pour lui-même. C’est pas trop tôt, bordel !
Avec une infime délicatesse, il déposa l’évanouie sur un vieux divan, dont le cuir craquelé émit un grincement sinistre. Adrian parvint à se hisser tant bien que mal jusqu’à l’établi, s’y agrippant comme à une ancre dans une mer de douleur. Ses doigts crispés raclèrent nerveusement le bois, traçant des sillons dans la poussière. Son visage, habituellement paré d’une vivacité tranquille, était exsangue. Les traits tirés, la pâleur de sa peau accentuait les cernes sous ses yeux fatigués. Des gouttes de sueur coulaient en traînées glaciales le long de ses tempes. Chaque souffle prit lui coutait un effort monumental et pourtant, ce n’était pas ce qui l’alarmait le plus.
Sur son avant-bras, la plaie laissée par la morsure continuait à se nécroser, dégageant un voile cendreux presque imperceptible. Le noircissement de ses veines se propageait encore à une vitesse inquiétante. Comme la toile d’une araignée, les sombres lignes remontaient le long de son bras, atteignant déjà l’épaule.
— Fé... Félix, gémit-il d’une voix brisée par l’épuisement et la douleur.
Adrian tentait de se concentrer, mais chaque pensée semblait fuir avant qu’il ne puisse la saisir. Une chaleur intense montait en lui, comme un brasier remontant du plus profond de son être. La fournaise consumait ses forces, le privant de souffle. Celui-ci devenait court, rauque. Son front brûlait de fièvre et avec cela, une autre sensation le gagnait, quelque chose de bien plus sombre, comme si la moindre énergie qu’il pouvait avoir était drainée.
— Merde, attends... Tiens bon, murmura nerveusement Félix en jetant des regards frénétiques atour de lui.
Tout dans la pièce semblait soudain trop étroit, étouffant. Le silence les écrasait. Par les grandes fenêtres, on apercevait les dernières lueurs vacillantes sur le quartier de la Roseraie. Les flammes mourantes finissaient leur danse macabre, laissant derrière elles des braises rougeoyantes dans la nuit noire. Quelques filets de fumée montaient encore vers le ciel et la ville, d’habitude si vivante, semblait figée. Félix alluma quelques bougies à la hâte, leur flamme vacillant un instant avec de se stabiliser, puis il tira les lourds rideaux de velours. Luttant pour garder les yeux ouverts, Adrian fouilla fébrilement les tiroirs de l’établi pour se saisir d’une vieille ceinture. Félix l’aida à la passer autour de son bras, juste sous l’épaule, puis la serra de force. Les muscles d’Adrian se tendirent sous la pression mais cela ne lui apporta qu’un bien maigre répit.
La fièvre qui l’envahissait devenait proprement insupportable. Il se sentait prisonnier d’une fournaise. La sueur ruisselait maintenant le long de son dos, trempé. Il essaya de ralentir son souffle. Sa gorge était sèche, sa bouche pâteuse. Un goût cuivré courrait sur sa langue. Son regard commença à vaciller. Il voyait les contours du laboratoire bouger, devenir troubles, comme les mirages d’un désert brûlant. À travers ces visions déformées, des voix insidieuses résonnaient dans sa tête en de longs murmures qu’il ne comprenait pas. Un vertige violent le prit, l’obligeant à s’agripper plus fermement à l’établi. Habituellement rationnel, son esprit commençait à lâcher prise. La panique, l’impuissance, il se sentait glisser vers un abîme d’où il ne pourrait jamais remonter.
Dans un accès d’espoir, Adrian ouvrit un autre tiroir. Ses doigts trouvèrent un petit objet froid, métallique. Il sortit la seringue à l’armature en laiton, renfermant une petite fiole de verre où s’écoulait un liquide incolore. Le mécanisme se tendit sous la pression de ses doigts. De l’autre main, il attrapa un flacon d’alcool qu’il déboucha d’un geste maladroit. Il pressa un tissu contre l’ouverture et l’imbiba, avant de laisser échapper la flasque qui se brisa sur le parquet. Adrian n’y apporta aucune attention. Sous l’œil inquiet de Félix, il passa le chiffon sur l’aiguille puis, mû par une urgence qu’il ne contrôlait plus, planta la seringue dans ses chaires au-dessus de la ceinture. La piqure lui arracha un gémissement étouffé tandis qu’un déclic injectait le contenu de la fiole. La douleur reflua soudainement et un souffle tremblant lui échappa, comme si le poison avait momentanément perdu son emprise.
Sans un mot, il profita du répit pour attraper les loupes montées sur le bras articulé et examina les contours noircis de la plaie. L’injection avait apaisé la douleur, mais la propagation se poursuivait inlassablement. La marée ébène qui lui remontait les veines atteignait déjà la base de son cou.
— Qu’est-ce qui t’arrive Adrian ? demanda Félix, paniqué. Dis-moi que je peux faire quelque chose.
— Ça... Ça doit être ça... souffla Adrian entre deux respirations lourdes. La malédiction dont parlait Liz...
— Hein ?
— Félix, reprit-il d’un ton grave, si on ne fait rien... Je vais devenir comme eux...
Sa voix se brisa sur la fin de sa phrase. Félix vacilla. Les créatures qu’ils avaient affrontées dans la Roseraie se dressaient de nouveau dans ses pensées. Il revit leurs visages défigurés, leurs gestes mécaniques dénués de volonté. Sa bouche s’ouvrit d’elle-même mais aucun mot ne parvint à sortir. Son regard resta fixé sur Adrian avant que la peur ne vienne y ramper.
— Adrian... Tes yeux...
Adrian fronça les sourcils, une vague inquiétude perçant ses pensées embrouillées. Il chercha une fois encore le tiroir pour y trouver un miroir. Lorsqu’il y vit son reflet, un frisson d’effroi le parcourut. Ses iris se coloraient d’un rouge profond, brillant, presque incandescent, et ses pupilles s’étrécissaient, fendant progressivement ses yeux en une ligne verticale. La panique monta d’un coup dans sa poitrine. Il lâcha le miroir qui se fendit sur l’établi dans un bruit sec. Adrian se frotta la tête, tentant de se ressaisir, de réfléchir, mais ses pensées se dérobaient. Était-ce la fin ? Allait-il mourir ? L’idée le frappa avec une force brutale. Ses ambitions, ses projets, ses promesses, tout ce qu’il avait toujours voulu accomplir s’effaçait peu à peu.
Au-delà de l’intense angoisse qui lui dévorait les entrailles, une sombre sensation grandissait toujours, quelque chose de bien plus primal, plus terrifiant encore : une soif, lancinante, irrésistible. Chaque fibre de son corps semblait réclamer quelque chose qu’il ne pouvait définir. Il eut l’impression qu’un gouffre béant s’ouvrait en lui, un vide insatiable qu’il devait à tout prix combler. Tandis qu’il commençait à se perdre dans cet abîme, un bruit étrange résonna dans la pièce, un cliquetis régulier.
Adrian tourna lentement la tête en direction du mur de pierre noir au fond de la pièce et se figea. Immobiles depuis des années, les aiguilles sur le cadran du canalisateur d’éther s’animaient, pointant progressivement dans la même direction. Adrian les accompagna du regard, jusqu’au divan où reposait la jeune fille. Il sentit alors une force douce émaner d’elle, presque imperceptible. Une force qui l’attirait, le comblait. Il la ressentait, au plus profond de lui. Ses yeux s’ouvrirent en grand lorsqu’il comprit enfin. De l’éther. Elle dégageait de l’éther. Il pouvait presque le sentir, le toucher. Il flottait autour d’elle, irradiait jusque dans la pierre et pourtant, autre chose attira l’attention du garçon. Les blessures qui couvraient ses jambes après sa chute avaient disparues.
Une idée germa dans l’esprit d’Adrian, aussi dangereuse que désespérée. Ses doigts se resserrèrent convulsivement sur la seringue qu’il tenait encore. La malédiction avançait. La douleur grandissait. Il n’avait plus le temps. Ses yeux s’étrécirent tandis qu’il passait le chiffon une fois encore sur l’aiguille puis il se traîna vers le divan en vacillant. Chaque mouvement était une torture, ses jambes semblaient aussi rigides que le roc. Approchant lui aussi, Félix l’observa faire, méfiant, mais Adrian ne lui prêta aucune attention. Près de la jeune fille, l’apaisement qu’il ressentit confirma ses craintes. Elle était la clé de son salut, d’une manière ou d’une autre. Il prit une profonde inspiration puis lui saisit doucement le bras. Sa peau était froide mais étonnamment douce. Il chercha une veine puis y préleva une petite quantité de sang.
Il se redressa, le regard rivé sur la fiole et sur le liquide pourpre qui y tournait, semblant vibrer à la lumière de la bougie. Félix ouvrit enfin la bouche, une panique contenue dans la voix.
— J’espère que tu sais ce que tu fais.
— Je suis sûr de rien, avoua Adrian dans un murmure.
D’un dernier geste, presque désespéré, Adrian planta une fois encore la seringue dans son propre bras puis s’injecta le sang sans y repenser à deux fois. Lorsqu’il sentit le liquide pénétrer ses veines, une vague de douleur intense le submergea, comme si chaque fibre de son corps se tordait sous une brûlure glacée. Sa vision se brouilla, ses pensées se délitèrent puis soudain, dans un vertige, il se retrouva plongé au milieu d’une forêt où les arbres semblaient toucher les nuages.
Une brume argentée flottait entre les troncs dans un murmure. Devant lui, à l’entrée d’une petite cavité, il aperçut trôner une fleur unique. Ses pétales délicats, aux nuances éthérées de bleu et de pourpre, irradiaient d’une faible lumière. De minuscules particules d’or s’échappaient de son cœur, flottant paresseusement dans l’air avant d’y disparaître. La fleur ressemblait à une étoile tombée du ciel, trop parfaite pour appartenir à ce monde. Adrian n’avait jamais rien vu d’aussi beau, d’aussi pur. L’espace d’un instant, il oublia la peur, la douleur. Un mouvement attira son attention. Une enfant apparut, surgissant du sous-bois. Elle avait de longs cheveux blonds et une robe d’un blanc immaculé. Elle avança sans un mot et, après une courte hésitation, cueillit la fleur. L’éclat doré s’intensifia un instant avant de s’éteindre tandis qu’elle se retournait vers Adrian, révélant deux grands yeux d’un bleu aussi pur que l’éther lui-même. Son regard le transperça, comme si elle le voyait réellement, puis les ténèbres les engloutirent.
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