﴾ Chapitre 5.1 ﴿ : Entre deux mondes

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La chaleur pesante de l’après-midi étouffait le jardin du domaine. Les façades blanches baignaient sous un soleil implacable, reflétant l’aveuglante lumière. Une rangée de pins droits s’élevait en sentinelle le long du mur nord. L’écorce sombre contrastait avec le crépi éclatant des murs. Porté par un vent à peine perceptible, l’air chaud se distordait, charriant par vagues légères un parfum résineux mêlé de fruits et de lavande, agitant au passage un petit carillon qui laissait échapper de doux tintements. Près des colonnes couvertes de vignes qui soutenaient le toit du cloître, une vieille fontaine de pierre peinait à rafraîchir l’atmosphère. Victime de la sécheresse, le jet d’eau était réduit à un mince filet qui retombait en gouttes irrégulières. À l’ombre, un banc en rotin vieilli offrait son assise usée à ceux qui cherchaient à fuir les ardeurs du soleil. Le jardin semblait presque endormi, figé dans une tranquillité immobile uniquement interrompue par une série de coups secs.

Loin d’être découragée par l’intense chaleur, Lily enchaînait les coups sur un mannequin avec une intensité implacable. Ses poings fendaient l’air à un rythme soutenu, parfaitement maîtrisé. Ses mouvements étaient nets, féroces, chaque impact donnait l’impression qu’elle cherchait à se tailler un chemin à travers le bois et le métal. En retour, elle esquivait les mouvements du mannequin avec l’agilité d’un fauve. Elle s’essuya brièvement le visage du dos de la main et chassa les mèches de ses cheveux collées à son front avant de reprendre ses enchaînements. La sueur perlait abondamment sur sa peau, traçant de minces rivières le long de ses tempes. Elle porta quelques coups supplémentaires, puis dans un dernier accès de rage, brisa une partie du mannequin d’un coup de pied. Haletante, elle observa les pièces tombées au sol avant qu’un éclat de rire n’attire son attention.

— Tu vas finir par devoir t’entraîner dans le vide si tu continues comme ça, lui lança une voix familière.

Lily écarquilla les yeux, la bouche entrouverte. Elle se retourna, comme si un doute subsistait sur l’identité de la personne qui l’avait rejointe, puis son visage s’illumina.

— Liz ! s’écria-t-elle en se précipitant dans ses bras. Tu es rentrée !

Sous l’impact, Elisabeth recula d’un pas. Elle sentit la sueur traverser immédiatement son uniforme impeccable mais resserra tout de même l’étreinte en retour avec une infinie douceur. Une lueur tendre dans les yeux, sa main passa affectueusement dans les cheveux de sa cadette. Sur la pointe des pieds, elle lui arrivait à peine au menton.

— Tu pourras prendre un bon bain, plaisanta Elisabeth en souriant, tu sens le bouc.

— Ça prouve que j’ai bien travaillé ! protesta Lily en reculant d’un pas, les sourcils froncés.

— Toujours en train de te battre contre le monde, hein ? glissa Elisabeth, amusée. Juges-tu qu’un entraînement n’est bon que si tu transpire comme un bœuf ?

Lily plissa les yeux, regarda un instant de côté puis claqua sa langue en croisant les bras.

— C’est une question piège, je réponds pas.

Surprise, Elisabeth laissa échapper un court rire. Elle détailla une nouvelle fois sa cadette avec affection puis ses yeux se posèrent sur les bleus qui tapissaient ses quatre membres.

— Et tout ça ? C’est aussi parce que tu as bien travaillé ?

Lily baissa le regard vers ses bras, une expression faussement innocente sur le visage, et balaya l’air d’un geste vague.

— C’est rien ça. Quelques mauvais mouvements à l’entraînement. Adrian n’est pas fichu d’équilibrer ce mannequin comme il faut.

Elisabeth ne répondit pas, semblant peu convaincue par ses explications. Elle croisa les bras à son tour. Sous le regard inquisiteur de sa sœur, Lily finit par hésiter. Elle mordilla sa lèvre puis laissa enfin échapper un léger soupir, levant les yeux pour soutenir le regard d’Elisabeth.

— Bon d’accord... je me suis battue, avoua-t-elle.

— Battue ? Avec qui ?

— Cet idiot de Jesse et sa bande.

— Pourquoi ? demanda encore Elisabeth sans une once de jugement dans la voix. Ils t’ont provoqué ?

— Ils se sont moqués d’Adrian, alors je leur ai fait comprendre qu’ils n’avaient pas le droit de dire ça, ajouta Lily, un ton de défi dans la voix.

Elisabeth cligna des yeux, l’expression plus grave, et ses mains retombèrent doucement.

— Ils se sont moqués de lui ?

— Ils l’ont traité de rat de laboratoire et de plein d’autres trucs, marmonna Lily, la voix vibrante de colère. Quand ils ont commencé à dire qu’il était pas normal ça m’a... ça m’a vraiment énervée ! Voilà ! Alors je me suis assurée qu’ils recommenceraient pas.

— Et... tu as gagné ? demanda Elisabeth avec un brin de malice dans la voix.

— Bien sûr ! explosa Lily en frappant sa paume de son poing. C’était du gâteau !

Elisabeth pouffa puis son visage se détendit, esquissant un sourire mélancolique mêlé de fierté. Elle posa une main sur la tête de sa petite sœur, ébouriffant doucement ses cheveux, puis l’enlaça une fois encore.

— Adrian a de la chance d’avoir quelqu’un comme toi pour veiller sur lui, murmura-t-elle avec douceur. Même si je ne suis plus là, il est entre de bonnes mains. Mais tu sais, parfois, ne pas défendre quelqu’un c’est aussi le laisser apprendre à devenir plus fort par lui-même. Papa disait que les plus grandes batailles ne sont pas toujours celles que l’on gagne avec ses poings.

— Il a vraiment dit ça ?

— À peu de choses près.

Tandis qu’elle rompait leur étreinte, Lily soutint son regard, pensive, sentant le poids de ses mots résonner en elle. Elisabeth lui adressa un sourire empreint d’une gravité douce, comme une leçon à demi-formulée qu’elle pressentait plus qu’elle ne comprenait.

— Menma n’est pas là ? demanda Elisabeth en se tournant vers la maison.

— Elle est au magasin aujourd’hui. Elle rentrera ce soir.

— Alors je passerais la voir après, dit-elle d’une voix plus ténue. Je vais monter voir Adrian.

Elisabeth fit un pas sous le cloître puis s’arrêta, hésitante. Sa longue cape blanche s’enroula autour de ses chevilles.

— Lily ? lança-t-elle finalement en se retournant.

— Oui ?

— Tu as bien progressé. Tu feras une très grande Etherios.

Le visage de la jeune fille s’illumina une fois encore, autant qu’il s’empourpra. Un sourire radieux s’y étendit, puis elle hocha fièrement la tête avant de plaquer son poing contre sa poitrine. Elisabeth lui répondit en posant délicatement le sien au même endroit, puis la laissa reprendre son entraînement en pénétrant dans la maison. Le seuil de la cuisine franchit, une fraîcheur paisible lui caressa la peau, contrastant avec la température du jardin. Elle resta un instant immobile, un sourire discret jouant sur ses lèvres tandis que ses yeux d’un bleu immaculé détaillaient la pièce, baignée d’une douce lumière.

Elle fit quelques pas, laissant sa main effleurer le bois massif de la grande table, chaque nœud, chaque rayure. Sous ses doigts défilaient les entailles fines laissées par leurs couteaux, les tâches d’encre inaltérables des devoirs d’Adrian, et même la marque plus sombre où Lily avait un jour renversé le flacon d’huile de Menma. Les repas partagés, les secrets échangés, ces souvenirs firent naître un pincement dans son cœur. Elisabeth leva la tête vers le manteau de la cheminée où trônait le portrait de famille. Elle s’en approcha, fixant le sourire sérieux mais bienveillant de leur père. Elle portait désormais le même uniforme. Il aurait sans doute été fier. Sur le tableau, Liz et Adrian n’étaient que deux enfants dont le visage était encore baigné d’une lueur naïve et innocente. Elle se souvenait du jour où ce portrait avait été pris, de l’odeur du feu de bois qui crépitait dans l’âtre ce soir-là, et de la manière dont son père avait posé une main réconfortante sur son épaule en lui offrant les mêmes encouragements qu’elle venait de transmettre à Lily : tu feras une très grande Etherios. Si seulement elle avait su ce soir-là que ce seraient les derniers mots qu’ils échangeraient, alors peut-être aurait-elle pu simplement lui dire merci, l’enlacer quelques secondes de plus. Quelle ironie.

Elle prit une grande inspiration pour repousser la mélancolie qui la submergeait comme les vagues d’une tempête. Sans un mot, elle se détourna, ses pas légers résonnant dans le silence de la maison, puis elle traversa le couloir pour rejoindre l’escalier. Elle gravit les marches une à une en épousant de la main les aspérités de la rambarde puis s’avança sur le palier jusqu’à la chambre du fond. Elle trouva la porte entrouverte et n’eut qu’à la pousser pour entrer.

Elle s’arrêta un instant dans l’encadrement, observant le désordre qui régnait dans la pièce d’un air désabusé. Elle évita soigneusement les habits et les livres qui trainaient sur le tapis pour se rapprocher des grandes fenêtres cintrées qui couvraient le mur du fond, surplombant un grand bureau qui, à la différence du reste, était impeccablement ordonné. Elle s’arrêta finalement à hauteur du tabouret où Adrian s’évertuait à réparer un petit mécanisme de métal avec un tournevis. Sur le plan de travail, les outils s’alignaient à la perfection sur les plans et schéma dessinés par le garçon. Ce dernier ne réagit pas à l’arrivée d’Elisabeth, plongé dans une bulle où seule comptait la précision de ses gestes. Ses doigts s’agitaient avec une dextérité instinctive tandis qu’il cherchait à faire glisser un petit ressort sous une plaque de laiton. La lumière tamisée se reflétait sur les verres poussiéreux de ses lunettes.

— Ça m’a toujours amusé que tu sois si ordonné pour certaines choses et pas pour le reste, lança Elisabeth d’un ton léger pour le sortir de ses pensées. La prochaine fois, tu vas peut-être construire une machine qui nettoie ta chambre.

— Déjà fait, marmonna Adrian sans détourner l’attention de son travail. C’est pas si simple et ça marche pas.

Elisabeth ne répondit pas, posant les yeux sur les différents engrenages qu’il avait monté et démonté encore et encore. Elle voyait l’intensité inhabituelle dans ses gestes, les tremblements anormaux qui trahissaient bien plus qu’une simple frustration technique.

— Ton travail est impressionnant, poursuivit-elle doucement. Tu t’es encore amélioré.

Adrian lâcha finalement un soupir. Il détourna le regard des rouages pour la fixer un instant. Aussi bleus que ceux de sa sœur et habituellement brillants d’une curiosité insatiable, ses yeux étaient ce jour-là voilés d’une ombre.

— C’est faux, répondit-il d’un ton amer. Rien ne fonctionne comme j’en ai envie. Je suis désolé, Liz, vraiment. J’aimerais pouvoir t’aider comme je te l’ai promis et enfin faire quelque chose d’utile mais... y’a rien à faire. J’y arrive pas.

Impassible, Liz s’appuya sur le bord du bureau et lui adressa un sourire rassurant. Elle se saisit de l’un des croquis qu’il avait griffonné et l’examina, comme si elle y découvrait des trésors invisibles à ses propres yeux.

— Il n’y a pas lieu de s’excuser, murmura-t-elle. L’important, c’est de continuer, de ne pas abandonner, même lorsque tout nous semble impossible. Je sais que tu y parviendras. Tu es doué, bien plus que tu ne le pense. Il faut simplement persévérer.

Adrian baissa les yeux. Son visage se ferma un peu plus. Il laissa aller le tournevis qu’il tenait d’un geste désabusé.

— C’est facile à dire pour toi, lâcha-t-il d’une voix tremblotante.

Il sembla chercher ses mots. Ses épaules retombèrent finalement.

— Laisses tomber, tu peux pas comprendre.

— Je peux toujours essayer, lui répondit Elisabeth avec douceur. Lily m’a raconté ce qu’il s’est passé.

— Ils se moquent de moi, et ils ont raison. Tout le monde s’attend à ce que je sois comme toi, comme papa. Un vrai Tisseciel. La vérité c’est que je t’arrive pas à la cheville. Même Lily, elle est tellement meilleure que moi... Je sais que je n’y arriverai jamais et... quelque part je pensais que je l’avais accepté. Je me disais que je pourrai faire quelque chose de différent, que j’avais un quelque chose de spécial avec tout ça.

D’un revers de la main, il chassa les plans hors de sa vue.

— Je pensais que je pourrai au moins t’aider, mais je dois me rendre à l’évidence. Je n’arriverai jamais à rien.

Il détourna la tête pour cacher la rougeur qui colorait ses joues et l’humiliation qui le gagnait. Elisabeth resta silencieuse un moment, laissant son regard errer sur les objets qu’il avait créés, s’imprégnant de chaque fragment qui faisaient ce qu’il était. Elle finit par tendre une main et la posa délicatement sur l’épaule de son petit frère.

— Adrian, je vais te dire ce que papa m’avait dit à moi aussi. Être un Tisseciel, ce n’est pas être quelqu’un d’invincible ou de parfait. C’est être quelqu’un qui a le courage d’être soi-même, même quand les autres ne le comprennent pas, expliqua-t-elle d’une voix apaisante. Tu as une force infinie en toi. Elle ne te semble peut-être pas aussi visible que celle de Lily ou la mienne, mais elle est là. Et elle est précieuse.

Adrian l’écoutait, sans oser la regarder, se contentant de sentir cette chaleur familière qui irradiait sur sa peau, celle-là même qui l’apaisait comme rien d’autre. Sa gorge se serra sous le poids de l’émotion et il ne put répondre, pris de sanglots. Elisabeth se pencha vers lui et, avec la plus grande tendresse, referma les bras sur ses épaules comme si elle cherchait à lui transmettre une part de sa force, un soutien silencieux qu’il pourrait emporter avec lui. L’odeur de lavande qui émanait d’elle flotta dans la pièce et Adrian ferma les yeux, ancrant en lui cette étreinte qui semblait tout lui offrir et tout lui dire à la fois.

— Je suis fière de toi, Adrian, chuchota-t-elle à son oreille. Fière de la personne que tu es, pas de celle que tu pourrais devenir ou celle que les autres voudraient que tu sois. Alors promets-moi de ne jamais douter de ça. Depuis tout petit, tu ne cesses de me répéter que chaque pièce a sa place. Je sais que tu trouveras la tienne.

Adrian acquiesça faiblement en reposant sa tête contre l’épaule de sa sœur, absorbant sa chaleur sans voir les larmes qui coulaient à présent le long de ses joues. Son regard s’était perdu quelque part, loin, bien au-delà de la petite chambre. Ce jour-là, Adrian l’ignorait encore, mais plus jamais il ne la reverrait.

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