﴾ Chapitre 5.3 ﴿ : Entre deux mondes

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Les rues du Creuset s’éveillaient sous les premières lueurs du jour et le chant des oiseaux. La lumière diaphane du soleil perçait à travers une fine brume matinale, caressant les façades impeccables des bâtiments de pierre blanche. Des milliers de rayons colorés diffusaient à travers les verrières et leurs armatures métalliques. Encore allumées, les lanternes d’éther projetaient de discrets halos vacillants sur les pavés lustrés de l’avenue principale. Comme chaque jour, marchands et artisans installaient leurs étals tandis qu’une alléchante odeur de pain chaud et d’épices montait dans l’air. Une douceur trompeuse pour une ville qui avait connu le chaos la nuit précédente.

La tête encore perturbée par leur discussion, Félix marchait en silence, mains dans les poches, le visage plus fermé qu’à l’accoutumée. Ses yeux sautaient machinalement aux alentours, d’un détail à l’autre, comme s’il cherchait à saisir quelques fragments de ces scènes qu’il connaissait si bien sans pour autant s’y reconnaître. Tout était décidément trop propre, trop ordonné, comme les décors d’un théâtre où se jouait chaque jour la même pièce.

Le garçon ignorait si les évènements qu’ils venaient de vivre en étaient la cause, mais il faisait soudain plus attention aux regards qu’il avait pris l’habitude d’ignorer. Complexes mélanges d’étonnement, de méfiance et de mépris, ils se posaient sur lui en silence, comme des aiguilles de glace plantées dans ses chairs. En le croisant, une femme en robe soyeuse glissa instinctivement la main sur son collier, comme pour s’assurer qu’il était encore là. L’homme en livrée qui l’accompagnait détourna ostensiblement les yeux en resserrant son manteau, une discrétion si étudiée qu’elle en devenait insultante. Dans les hauts quartiers, le désordre et l’imprévu n’avaient pas leur place. Félix et les siens non plus. Les gestes feutrés, l’indifférence, les mots n’étaient pas nécessaires ici. Félix n’était pas le bienvenu. Il ne l’avait jamais été. Le gosse des bas-fonds n’était qu’un grossier éclat de charbon au cœur d’une parfaite mosaïque.

Devant lui, Lily avançait d’un pas aussi régulier que les cliquetis d’un métronome. La cape blanche de son uniforme virevoltait pourtant avec une surprenante lenteur. Pour Félix, elle présentait l’assurance tranquille d’une pièce maîtresse sur un échiquier, incarnait tout ce qu’il n’était pas. Sur son passage, les regards semblaient bien différents de ceux que lui récoltait. Ensemble, Lily et Félix formaient un étrange contraste, deux pièces d’un même puzzle, mal assorties, forcées de s’imbriquer.

— Ça te fait pas drôle parfois de marcher comme si tu possédais l’endroit ? lança Félix d’un ton joueur pour alléger l’atmosphère.

— Et toi ? demanda-t-elle sans se retourner. Ça ne te fait pas drôle de marcher comme si tu attendais qu’on te demande de partir ?

Félix grimaça sans répondre. Elle avait raison, bien sûr. Elle avait toujours raison. Alors que Lily se détournait de la grande rue pour emprunter un petit escalier slalomant entre les habitations, Félix jeta un dernier regard sur le quartier qui s’animait, sur les passants qui défilaient avec une tranquillité presque insolente.

— C’est quand même dingue, lâcha-t-il finalement en descendant à sa suite pour la rattraper. Un tier de la Roseraie est en ruine, tous ces gens sont morts et... Et eux, ils achètent des croissants comme si de rien n’était. On dirait presque qu’il s’est rien passé.

Lily tourna la tête vers lui, l’expression neutre.

— Les gens préfèrent ignorer ce qu’ils ne peuvent pas contrôler. Ça leur donne l’illusion de la normalité.

— Ça doit être bien d’avoir le luxe de faire ça, répondit Félix d’un ton plus tranchant. Je crois que je comprends mieux, ça doit être pour ça qu’ils nous ignorent.

Lily ne releva pas, se contentant de poursuivre la descente des escaliers pour rejoindre les artères en contrebas. À mesure qu’ils s’éloignaient peu à peu des hauteurs du Creuset, l’élégance du quartier s’estompa. Les pavés devinrent moins lisses, les façades perdirent un peu de leur éclat et les arbres qui poussaient le long des murs semblèrent moins entretenus. Pourtant, le soleil qui gravissait peu à peu le ciel offrait à la ville un charme apaisant.

— Et donc au final, ce fameux plan ? interrogea Félix en brisant une fois encore le silence. T’as prévu quoi exactement ?

— Moins fort, Félix, soupira-t-elle en jetant un œil furtif aux alentours. Je te l’ai dit, quelqu’un me doit une faveur.

— Une faveur ? insista le garçon en plissant les yeux, sceptique. Ça sonne bien, mais concrètement ? Tu fais passer ça comme si c’était un truc super simple. On parle de faire rentrer deux personnes là-dedans, Lily, deux ! Dont une qui sort de nulle part ! T’as des gars qui vendraient père et mère pour mettre les pieds au Célestium, et toi tu me dis que tu peux nous sortir deux tickets de ton chapeau ?

Un rictus amusé et fugace effleura les lèvres de l’Etherios.

— Tu serais surpris des choses qu’on peut obtenir avec la bonne influence, répondit-elle.

Félix secoua la tête, incrédule.

— J’ai du mal à te croire.

— Tu as du mal à croire en quoi que ce soit.

— C’est pas faux, commenta Félix d’une moue désinvolte. Et si ton plan foire ? On fait quoi ?

— Il ne foirera pas.

La voix droite de Lily ne trembla pas, mais Félix ne put s’empêcher de remarquer sa main venir saisir le petit médaillon d’Aelion qui pendait à son cou. Il baissa les yeux et garda le silence, mordu par un soupçon de culpabilité. Comment avait-il pu oublier qu’à l’image du reste des hauts quartiers, l’assurance de Lily n’était sans doute rien de plus qu’une façade ? À vouloir se rassurer lui-même, il n’avait pas remarqué qu’il nourrissait chez elle le même doute qui lui rongeait les entrailles. Tous les deux avaient besoin d’y croire, bien plus qu’il ne voulait l’admettre. Il s’arrêta, hésitant, avant que Lily ne s’immobilise à son tour pour le regarder. Un discret sourire étira le visage du garçon tandis qu’il plongeait les yeux dans l’émeraude de ceux de sa camarade. Celle-ci inclina la tête de côté.

— On te fais confiance, souffla enfin Félix d’un air convaincu. Si c’est toi, ça peut que marcher.

Un éclat de surprise traversa le regard de Lily. Son visage s’empourpra alors qu’elle se retournait pour reprendre la marche.

— Evidemment, idiot, lança-t-elle, déstabilisée. Je n’arrête pas de te le répéter.

— Oh tu sais, j’écoute pas toujours, répliqua Félix en retrouvant son habituel air espiègle.

— Ça j’avais bien remarqué.

Félix s’empressa de descendre le reste des escaliers avec elle. Ils atteignirent bientôt les rives de l’Itharion. L’imposant fleuve aux eaux sombres serpentait paresseusement sous le pont qui séparait la grandeur de Canaan de l’atmosphère oppressante des bas-fonds. L’Arche d’Union, comme il avait été nommé il y a bien longtemps, était un édifice imposant. Trois séries de piliers colossaux taillés en pierre blanche supportaient la structure et ses balustrades de fer orné. La fine brume portée par les eaux en contrebas offrait à l’ensemble un aspect irréel. Pourtant, au-delà de la beauté de l’ouvrage, une désagréable odeur stagnante montait des flots.

Epuisé par des décennies d’abus, l’Itharion portait les marques de la pollution de la ville. Félix posa les coudes sur la balustrade, observant les remous et les tourbillons paresseux de l’eau qui charriaient morceaux de bois, tissus effilochés, déchets, nappes de liquides colorés et une épaisse couche d’écume collant à la surface. Il écouta les vagues se briser contre les piliers du pont, levées par l’incessant passage des navires à voile et vapeur qui gagnaient les docks en libérant de longues colonnes de fumée.

— Dire qu’il y a encore des gamins qui pêchent là-dedans, marmonna-t-il en secouant la tête. Ils appellent ça survivre. Moi, j’appelle ça du suicide.

Les cheveux agités par un faible vent, Lily accompagna le regard de Félix vers l’autre côté de la rive, là où les bas-fonds s’étendaient comme une plaie béante. Il y avait quelque chose de terriblement mélancolique dans l’Itharion, un miroir de ce qui attendait au-delà. La symbolique qu’on avait probablement voulu donner à l’Arche d’Union n’avait ironiquement jamais traversé ce même pont. Dans les bas-fonds, on l’appelait la Fracture.

— Tout le monde n’a pas le luxe d’avoir un choix, répondit-elle.

— Ouais. Parfois je me dis que c’est mieux, ajouta Félix en reprenant leur traversée. Au moins, t’as rien à regretter.

Ils approchèrent le milieu du pont, où l’imposant poste des Gardes-ébène se dressait, immuable, rigide, comme l’ordre qu’il prétendait incarner. Les bannières de Canaan y flottaient mollement. Devant les lourdes grilles, plusieurs soldats armés filtraient le passage, postés comme des chiens de garde. Instinctivement, Félix ralentit à leur approche, contournant la foule agglutinée avant qu’une main calleuse ne lui intime de s’arrêter. Les traits fatigués de dédain, le Garde-ébène jaugea le jeune homme de haut en bas, s’attardant sur ses vêtements usés qu’il écarta du bout d’une matraque pour vérifier qu’il ne cachait rien en dessous. Un autre soldat, bien plus jeune, croisa le regard vide de Félix, mal à l’aise, mais ne réagit pas. Le garçon se laissa faire sans protester, comme toujours. À quoi bon ? Ce genre de scène ne nécessitait aucun mot. Ce n’était pas un contrôle, mais un verdict déjà rendu.

Sa fouille achevée, le Garde-ébène releva la tête vers Lily, acquiesça, puis plaqua un poing sur son plastron. Le passage leur fut accordé dans l’instant. La grille s’ouvrit dans un grincement sinistre. Félix observa les autres contrôles autour de lui sans oser affronter les regards envieux qui le dévisageaient, conscient du traitement de faveur dont il bénéficiait. Il plongea une fois encore les mains dans ses poches et reprit sa marche. Pas un mot ne fut échangé avant que lui et Lily ne quittent le poste. Derrière eux, les grilles se refermèrent avec la lourdeur d’un couperet. Le même scénario, les mêmes regards, les mêmes jugements. Félix sentait ce poids s’alourdir davantage à chaque fois, cette étrange lassitude s’emparer de tout son être. Ce monde n’était pas fait pour ceux des bas-fonds, et il savait que, pour beaucoup, il ne le serait jamais.

Après s’être suffisamment éloigné et approchant de la limite du pont, Félix remarqua que Lily ne le suivait plus. Son regard s’était perdu sur les eaux troubles qui glissaient sous leurs pieds. Il s’arrêta lui aussi puis remonta à sa hauteur.

— Tu sais, si t’as vraiment si peur de te faire détrousser en allant plus loin, j’ai encore quelques astuces pour leur apprendre la politesse, lui dit-il en plaisantant.

Lily esquissa un court sourire.

— Si cela arrivait, je pense qu’apprendre la politesse serait le cadet de leurs soucis, répondit-elle. Non, je réfléchis à ce qui nous attend.

— Je vais te dire ce qui nous attend. C’est un foutoir monumental. Mais t’as pas à t’inquiéter, je sais gérer ça. C’est l’histoire de ma vie.

— Tu n’as jamais peur que tout ça explose en plein vol ? reprit Lily d’un ton soudain plus hésitant. Toi, Adrian, moi ?

Les lèvres de Félix se décollèrent légèrement. Rien ne l’avait préparé à une telle question. Il réfléchit un court instant puis la réponse lui sembla évidente.

— Si je devais avoir peur à chaque décision, je crois que j’aurai jamais survécu jusqu’ici.

Lily considéra sa réponse quelques instants d’une expression indéchiffrable, puis hocha la tête en plongeant la main dans sa poche. Elle en sortit une lettre pliée et scellée de cire qu’elle lui tendit.

— Tiens, dit-elle avec une douceur qui surprit Félix. Je crois que ceci est pour toi.

— Qu’est-ce que c’est, encore ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.

— Lis.

Félix déchira le sceau et déplia le papier. À mesure qu’il lisait, ses traits se relâchèrent. Une fois la lecture achevée, il releva les yeux, incrédule. Adrian avait donc bien raison.

— C’est une blague ? reprit-il sans pouvoir contenir un rire nerveux.

— Félicitations, Félix. Tu as enfin réussi.

Félix relut chaque phrase, chaque mot. Il devait y avoir une erreur.

— Non mais... pourquoi ? Ils ont pété un plomb ? J’ai échoué, une fois de plus. Alors, pourquoi ?

— Tes actes lors de la Sélection ne sont sans doute pas passés inaperçu. On t’a vu te battre. On t’a vu survivre. On t’a vu renoncer à tout ce que n’importe qui aurait saisi pour protéger quelqu’un dans le besoin. Certains pensent probablement que ça mérite une chance.

Félix secoua la tête, la mine soudain plus sombre. Il avait enfin réussi. Il aurait dû être heureux. Il aurait dû sauter de joie. Mais rien n’y faisait, il n’arrivait pas à se réjouir.

— Ça n’a pas l’air de te plaire, commenta Lily qui semblait s’être attendue à cette réaction.

— Tu crois qu’ils vont me voir comment, là-bas ? Un rat des bas-fonds, qui a échoué à la Sélection, pistonné par je-sais-pas-qui. C’est pas comme ça que je voulais réussir. Je serai jamais reconnu. Je serai jamais légitime. Ils vont me déchirer en morceaux.

— Peut-être, admit Lily avec une certaine réserve. Mais tu es là pour une raison. Tout à l’heure, tu m’as dit une chose avec laquelle je ne suis pas d’accord. Tu as le choix, et c’est une chance que beaucoup ici n’ont pas. Si tu hésites, si tu as peur de regretter, alors c’est une bonne chose, car cela veut dire que quelque part, au fond de toi, tu comprends ce que tout ça implique.

Le regard de Lily changea tandis qu’elle commençait à déboutonner la manche de son uniforme. Félix l’observa faire avec une appréhension grandissante, refoulant les pensées qui affluaient. Les souvenirs de la veille se mêlèrent à la réalité dans un terrible tourbillon alors que Lily dévoilait enfin son avant-bras, confirmant les craintes du jeune homme. Sous le choc, il recula d’un pas, la bouche entrouverte. Sur la peau pâle de Lily, des veines noires comme l’onyx s’étendaient comme des racines, en tout point similaires à celles qui étaient apparues sur le bras d’Adrian. En plein centre, un petit cristal d’éther greffé pulsait faiblement. À court d’air, Félix déglutit, cherchant des mots qui ne vinrent jamais.

— C’est...

— Voilà en quoi consiste le baptême, reprit Lily d’un sérieux sans faille. Être un Etherios, ce n’est pas un honneur, Félix. C’est une responsabilité. C’est un fardeau. Un fardeau qu’Adrian n’a pas choisi. Toi, tu as encore le choix. Tu peux rester ce que, à tort, tu as toujours pensé être, un rat des bas-fonds, un survivant. Ou bien tu peux décider de protéger ceux qui te sont chers et agir de l’intérieur, montrer à tous que c’est possible de faire bouger les choses.

Félix prit une longue inspiration. Ses craintes, ses doutes, ses regrets, ses espoirs, tout ce qu’il avait toujours nourri l’assaillait comme un raz de marée. Mais au milieu de la tempête, il ne voyait plus que les visages d’Adrian et de Lily. Il releva la tête, plus sérieux qu’il ne l’avait jamais été, puis, comme un défi, esquissa son habituel sourire.

— Alors, c’est là que ça commence vraiment, hein ?

— Oui, acquiesça Lily. Et il n’y aura pas de retour en arrière.

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