﴾ Chapitre 5.4 ﴿ : Entre deux mondes

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La tombée de la nuit plongea les rues du Creuset dans un oppressant silence. Derrière les fenêtres du laboratoire et leurs lourds rideaux de velours, Adrian était penché sur l’établi, l’œil démesurément grossi par les loupes articulées à travers desquelles il observait son bras droit. Il bougea les doigts, observant la cicatrice se mouvoir en dégageant une très fine poussière qu’il n’aurait su voir sans leur aide, puis se saisit d’une plume et de son carnet. Il poursuivit l’esquisse sur laquelle il travaillait déjà depuis plus d’une heure, agrémentant le dessin de nombreuses notes, de ratures et de points d’interrogations.

Sur sa droite, Talya se tenait adossée contre le montant de la bibliothèque, un livre entre les mains. Elle ne lisait pas vraiment, glissait sur les mots. Son esprit dérivait. Elle avait trouvé cet ouvrage par hasard en parcourant les étagères poussiéreuses de Ruz, davantage pour se donner une contenance que par réelle curiosité. Elle releva la tête lorsqu’elle entendit Adrian soupirer. Il avait ce sérieux dans son travail, cette intensité qui la forçait presque à l’admiration. Pourtant, la jeune fille voyait bien la crispation dans ses doigts, la tension de son dos, une anxiété qu’il essayait vainement de dissimuler.

Depuis le couloir, un bruit sourd résonna soudain dans la cage d’escalier, suivi du grincement lent et caractéristique des vieilles marches. Adrian redressa la tête, tournant un regard alerte vers Talya.

— Cache-toi, murmura-t-il.

Talya n’attendit pas qu’il le répète. Elle se décala, posa l’ouvrage sous ses jambes et plaqua les genoux contre elle, profitant de l’espace étroit pour se dissimuler. Adrian repoussa les loupes, ferma son carnet et rabaissa la manche pour masquer son bras. Il se retourna juste au moment où la porte s’ouvrit.

Ruz entra, le pas lent. Le vieil homme prit soin de refermer derrière lui. La lumière du laboratoire vacilla sous le courant d’air. Il retira la cape miteuse qui lui couvrait les épaules, la suspendit au crochet derrière la porte, puis se retourna, prenant un instant pour observer la pièce comme s’il n’y avait pas mis les pieds depuis des années. Ses yeux fatigués glissèrent sur les meubles, les étagères, et enfin sur Adrian, dont la posture se raidit imperceptiblement. Il soupira, si fort qu’Adrian pensa l’entendre grogner. Quelques pas confirmèrent au garçon que le maître des lieux avait encore une fois abusé de la boisson. Il tituba jusqu’à son vieux fauteuil qui l’attendait devant la bibliothèque et s’y laissa tomber tandis que ses articulations protestaient dans un craquement. Ses yeux verts et vitreux se fixèrent au mur de pierre noire qui lui faisait face, sur les restes du focalisateur d’éther, puis, après quelques secondes, ceux-ci s’étrécirent.

— Étrange, murmura-t-il. J’aurais juré que ces aiguilles ne bougeaient plus depuis des années.

Adrian sentit son dos se raidir malgré lui au passage d’un long frisson. Il eut envie de détourner les yeux, attraper le premier outil qui lui passait par la main pour s’atteler à de fausses réparations, mais il savait au fond de lui que Ruz avait déjà tout remarqué.

— Je suppose que tu n’es pas là pour dépoussiérer, gamin, lança Ruz d’un ton accusateur qui ne souffrait d’aucune ambiguïté.

— Je… Je travaille sur quelque chose, mentit prudemment Adrian en réponse.

— Intéressant choix de mot, reprit le vieillard en fermant les yeux une seconde. J’espère au moins que tu travailles seul.

Le cœur d’Adrian rata un battement. Il réfréna de toute ses forces un regard vers la cachette de Talya et pria intérieurement pour que la remarque ne lui soit pas destinée.

— Oui, répondit-t-il. Comme vous me l’avez demandé.

— Et pourtant, cela ne t’a pas empêché de laisser entrer ce vaurien. Nous avions un marché, Adrian, des règles.

— Vous savez comme moi que Félix ne ferait rien de mal ici, protesta Adrian, il est…

— Ceux de son espèce n’ont rien à faire entre ces murs ! s’emporta brutalement Ruz en abattant le poing sur la petite table devant lui.

Sous le choc, un verre en tomba et roula aux pieds de Talya qui rentra les orteils comme si elle cherchait à disparaître. Ruz dévisagea Adrian d’un regard noir sous ses sourcils broussailleux en le pointant d’un doigt squelettique.

— Tu as brisé les deux seules règles de ce laboratoire, Adrian. Vas-tu donc finir par me dire ce sur quoi tu travaillais à la fin ?

Adrian déglutit, coupable. Ne pas faire entrer quelqu’un des bas-fonds, ne pas utiliser la moindre source d’éther. Il avait fait les deux. Ruz avait remarqué l’activation du focalisateur, il ne pouvait espérer lui mentir davantage sur ce point. Il n’avait pas d’autres choix que d’avouer quelque chose, en espérant que Ruz ne le flanque pas à la porte lui non plus, ou pire, qu’il ne remarque que les deux sources en question, lui et Talya, se trouvaient encore dans le laboratoire.

— Un inverseur, murmura Adrian en baissant les yeux avec un jeu d’acteur à faire pâlir les habitués du Grand Théâtre.

Ruz sembla se calmer puis s’adossa à nouveau dans le fauteuil. Dans un long soupir, il fouilla sa poche et en sortit une petite flasque qu’il porta brièvement à ses lèvres.

— C’est pas croyable. Je suppose qu’Elisabeth aurait dit que c’était dans ton sang, lança-t-il un brin moqueur.

La mention de ce nom fit tiquer Adrian. Il y avait dans le ton de Ruz une nuance particulière, quelque chose de doux et d’amer à la fois.

— Liz croyait en ce que l’éther pouvait accomplir s’il était utilisé de la bonne façon, répondit Adrian d’un ton défiant. Vous aussi avant…

Ruz leva une main pour l’interrompre. Son visage se ferma brusquement, comme une porte claquant sous l’effet du vent.

— Avant que ça ne m’arrache tout ce qui comptait pour moi, lâcha-t-il sèchement. Ton héroïne de sœur avait beau avoir des principes, elle savait que certaines batailles ne valaient pas le prix à payer.

Un silence s’installa, plus lourd encore qu’une enclume. Adrian sentit son cœur se serrer, mais Ruz n’en avait pas terminé.

— Lyrian, reprit-il plus bas, le regard perdu quelque part entre les ombres de la pièce. Il admirait ta sœur, il l’aimait, plus que tu ne pourrais l’imaginer. Et je comprends pourquoi. De toute ma vie, je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi douée qu’elle. Elle avait ce don… celui de faire croire qu’on pouvait toucher les étoiles. Et lui, comme un idiot, il a fallu qu’il tende la main…

Ruz détourna les yeux vers un point invisible sur le mur. La douleur palpable dans sa voix trahissait une plaie béante, toujours ouverte.

— Elle ne voulait pas ce qui est arrivé. Je le sais. Mais l’éther… l’éther ne pardonne jamais ceux qui s’en approchent de trop près.

Adrian ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun mot ne lui vint. Il ne savait pas quoi dire, sentait que poser la moindre question serait une erreur. Mais pour une fois, il refusait de se défiler.

— Je sais le danger que ça représente, dit-il finalement pour rompre le silence, que ça peut mal tourner. Mais ce n’est pas une raison pour tout abandonner. Liz était persuadée qu’on pouvait combattre la malédiction d’une autre façon, qu’on pouvait changer les choses. Vous aussi vous avez cru en elle, sans quoi je ne serais pas ici aujourd’hui, dans ce laboratoire. Vous pensez vraiment qu’elle aurait voulu que vous le laissiez tomber en ruine ?

Ruz éclata d’un rire sec, presque cruel. Il se leva brusquement et s’approcha d’une étagère, fouillant parmi les objets et la poussière. Il en retira une croix de métal pendant au bout d’un tissu de soie qu’il jeta négligemment dans les mains d’Adrian.

— Tu veux parler d’héritage ? Regarde cette médaille. Voilà ce qu’il advient de nos espoirs : des morceaux de métal froids et rouillés. Guérir ? Protéger ? C’est ce qu’on croyait tous, oui, moi le premier. Jusqu’à ce que mon fils ne suive des gens comme toi, des gens qui croyaient pouvoir sauver le monde. Regarde où ça l’a mené !

Adrian se redressa, les poings serrés.

— Peut-être. Mais si on abandonne, alors quoi ? Lyrian est mort pour rien ? Liz est morte pour rien ? Vous pensez vraiment que rester là, à regarder le monde brûler, c’est mieux ? Je refuse... Ce serait leur manquer de respect.

Ruz le fixa longuement, le regard sombre étiré par une lassitude écrasante. Pendant un instant, Adrian pensa qu’il voyait quelqu’un d’autre à travers lui.

— Tu lui ressemble tellement, tu sais… Têtu, idéaliste, prêt à te jeter dans les flammes d’un combat que tu ne comprends même pas. Il croyait pouvoir changer les choses, lui aussi. Mais ce que tu ne vois pas, Adrian, c’est que ce ne sont pas les outils qui sont pourris. Ce sont les hommes. Et ça, ni Elisabeth, ni toi, ni personne ne pourra le changer.

Ruz revint vers son fauteuil et y posa la main. Son regard se figea soudain vers la bibliothèque qui le jouxtait, là où Talya se cachait en taisant jusqu’à sa respiration. Il ne bougea pas, ne fit aucun commentaire, mais au fond de lui, Adrian comprit que son silence en disait long.

— Tu veux te battre, Adrian ? demanda alors Ruz d’un ton différent. Très bien, alors fais-le. Mais n’oublie jamais une chose. Ce monde ne te doit rien. Il ne t’épargnera jamais pour tes beaux idéaux.

Sur ces mots, Ruz se détourna vers la porte par laquelle il était entré. Il l’ouvrit, saisit sa cape puis se retourna une dernière fois à la lumière vacillante des bougies, les yeux emplis d’une triste compassion.

— Et quand tu échoueras… reviens ici. Ce laboratoire sera toujours là pour les rêveurs qui se cassent la gueule.

Sans attendre de réponse, Ruz reprit une dernière gorgée de sa flasque et quitta la pièce pour aller dormir, laissant Adrian seul avec ses pensées. Ce dernier tourna la tête vers Talya qui le regarda longuement avant d’esquisser un discret sourire réconfortant. Adrian soupira avant de le lui rendre tristement, puis se plongea une fois encore dans ses dessins.

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