﴾ Chapitre 6.2 ﴿ : Le Célestium
Les bottes martelèrent par dizaine le marbre des couloirs et des escaliers du Célestium. L’écho indiscipliné soulignait la cadence imposée par madame Vermont, une cadence que même Lily et les autres responsables de section peinaient à suivre. Derrière eux, les recrues se pressaient en groupe pour ne pas se perdre dans l’imposant dédale. L’intendante ne ralentit le pas qu’à l’approche de grandes portes en bois, encadrées par deux montants sculptés d’épées et de plumes. Elle poussa les battants avec une gestuelle travaillée, dévoilant un énième couloir, parcouru de colonnes de pierre blanche et d’arches voutées. Sur leur droite, de hautes fenêtres reflétaient la lumière rassurante des pierres d’éther, fixées dans les appliques murales. Elles présentaient une vue dégagée sur les jardins verdoyants d’un immense cloître, détouré de haies soignées. Une série de fontaines agrémentaient les chemins pavés et les parterres de fleurs. De fines gouttelettes s’en échappaient, scintillant sous les rayons du soleil comme des milliers d’étoiles. À l’ombre des arbres, un groupe d’Etherios en uniforme échangeait quelques éclats de rire, assis sur les bancs.
L’atmosphère qui régnait dans les quartiers privés tranchait avec l’austérité du Grand Hall. Ici, l’air détendu vibrait d’une énergie plus chaleureuse, plus humaine. Absorbées, les recrues découvraient les lieux avec émerveillement. Tandis que madame Vermont poursuivait leur visite, des chuchotements s’élevaient çà et là. Les Etherios plus anciens s’échangeaient quelques messes basses, s’adressaient parfois à eux d’un ton taquin. Leurs regards inspectaient les nouveaux venus avec un mélange de curiosité, de chaleur et de défi, comme s’ils évaluaient déjà cette nouvelle génération intimidée. En passant devant un groupe de jeunes femmes, Félix ne put s’empêcher un sourire dont il avait le secret, leur arrachant quelques éclats de rire. Talya leva les yeux au ciel mais déjà, madame Vermont entrait dans le prochain corridor.
— Vous trouverez ici les espaces communs, dit-elle d’une voix monotone dont chaque mot portait l’assurance d’une femme habituée à diriger sans laisser la moindre place à l’hésitation. À gauche se trouvent les bureaux de vos responsables de section. À droite, les réfectoires.
L’intendante ne ralentit pas le pas le moindre instant. Son implacable cadence forçait les recrues à rester attentives.
— Vous prendrez vos repas aux heures suivantes, reprit-elle sans se retourner. Petit-déjeuner à sept heures, déjeuner à midi et dîner à dix-neuf heures. Aucun retard ne sera toléré.
— J’ai hâte de voir ce qu’il y a au menu, lança Félix en passant une tête pour observer les longues tables qui s’alignaient derrière les portes. Je meurs de faim.
D’un simple regard autoritaire glissé en coin, madame Vermont le fit rapidement déglutir et rentrer dans les rangs. Amusée, un sourire narquois étira le visage de Talya.
— Je crois que c’est toi qui vas finir au menu.
D’une grimace ridicule, Félix secoua la tête pour l’imiter, répétant la phrase comme un enfant contrarié.
— Vous rejoindrez les salles à votre gauche à huit heures précise, chaque jour, poursuivit madame Vermont sans relever leurs chamailleries. Vos emplois du temps vous seront communiqués dès demain. Les leçons incluront des cours théoriques, ainsi que des entraînements que vous pratiquerez sur les terrains qui se situent aux extrémités des bâtiments. Les sous-sols vous sont interdits sans autorisations.
Les regards échangés entre les recrues fluctuaient, de l’appréhension à la détermination. Adrian, lui, n’écoutait que d’une oreille, essayant tant bien que mal de penser aux journées à venir. Chaque mot de madame Vermont sonnait comme une promesse de défis dont il ignorait encore s’il serait en mesure de les relever. Mais dans sa tête tournaient encore les images du bracelet de Zane, et tout ce que cela pouvait impliquer. Il revoyait les plis du métal, leur éclat. Il ne pouvait pas y avoir d’erreur. Zane de Valor était bel et bien l’Etherios de la Roseraie.
— Vous porterez vos uniformes en toutes circonstances, résonna une fois encore la voix stricte de l’intendante, en intérieur comme en extérieur et ce dans un état irréprochable. Vous représentez cette institution. Montrez-vous en dignes. Toute altercation est bien entendue proscrite. Tout comportement inapproprié ou indiscipliné sera sévèrement sanctionné. L’usage de l’éther en dehors de vos entraînements n’est pas autorisé.
Sur ces mots, la tension dans l’air s’épaissit sensiblement. Ils approchèrent de grandes portes de bois, sculptées du symbole du Célestium. Elles s’ouvrirent d’elle-même à leur passage, dévoilant un nouveau hall, dominé par un large escalier central en marbre poli. De fines gravures travaillées parcouraient ses rampes, où des motifs sinueux évoquaient des filaments d’éther. Un grand lustre surplombait les nouveaux venus. Les étages supérieurs s’étendaient en cercles ouverts, délimités par des balustrades métalliques aux arabesques complexes, rappelant des balcons suspendus au-dessus du vide. Sur les murs, de grandes plaques présentaient les numéros des différentes sections. L’ensemble baignait dans la lumière qui filtrait des vitraux.
— Vous serez répartis par section, deux par chambre, poursuivit madame Vermont en attaquant les grandes marches blanches sans ralentir. Le choix de votre voisin n’est pas négociable. Vous vous y rendrez chaque jour avant le couvre-feu, à vingt-deux heures précises. J’attends de vous une cohabitation respectueuse et le maintient d’une propreté exemplaire. À l’appel de votre nom, vous disposerez d’une heure pour vous installer. Vos responsables se chargeront ensuite de vous faire visiter les lieux en détail. Le reste de la journée vous permettra de vous familiariser avec vos nouveaux quartiers et vos camarades. Un repas d’accueil aura lieu ce soir, à dix-neuf heures.
Arrivée à la première intersection, madame Vermont s’arrêta enfin pour se saisir d’une liste et ajuster ses lunettes.
— Section huit. Dorian Vael et Marcus Altrel, chambre vingt-six.
Deux jeunes hommes quittèrent les rangs pour rejoindre les portes latérales en se jaugeant nerveusement du regard, comme deux animaux prêts à s’écharper.
— Bon courage, chantonna Félix pour lui-même en les observant disparaître au coin du mur.
Talya se retourna, lassée.
— Quoi ? protesta Félix en levant les mains d’un air innocent. Je les encourage, non ? C’est pas simple d’habiter du jour au lendemain avec quelqu’un qu’on connait pas.
— Je suis bien placée pour le savoir, fit-elle remarquer à voix basse. Je suis obligée de te supporter. Tu rigoleras moins quand ça sera ton tour.
— Oh ça je me fais pas trop de soucis, tu sais ? Je suis sûre que Lily m’a mis avec Adrian, alors... j’ai juste à attendre et voir avec qui ils ont bien pu te caser, qu’on rigole un peu.
— On ne le saura probablement jamais vu que tu fais tout ce que tu peux pour nous faire repérer, rétorqua-t-elle d’une grimace. Tiens toi tranquille.
Toujours pensif, Adrian ignora leur joute verbale et ne revint pleinement à la réalité qu’une fois devant le couloir de leur section. Leur groupe avait alors déjà diminué de moitié.
— Section treize, annonça l’intendante en consultant sa liste. Isabella Daelys et Asha Emberlain, chambre 10.
Une jeune fille frêle aux cheveux noisette se détacha des autres recrues. Autour de son cou, Adrian reconnut un collier d’aigue-marine arborant la fleur blanche des Daelys. Prise de discret tremblements, elle se présenta à sa voisine de chambrée en tenant difficilement la prestance qui incombait à sa lignée. D’une tête plus petite qu’elle, la peau halée comme le sable du désert, Asha avait les cheveux noirs, bouclés et courts. Elle la salua d’un signe de tête et toutes deux rentrèrent par la première porte.
— Anya Malova et Astrid Thorsen, chambre 11.
Adrian suivit du regard les deux jeunes filles qui quittaient les rangs. Il reconnut immédiatement Anya, aussi petite et fragile que dans ses souvenirs. Fille du médecin de famille, il ne l’avait rencontrée que par deux fois il y a de cela des années. Déjà à l’époque, Anya se montrait discrète, mais il n’aurait jamais pensé qu’elle le deviendrait plus encore. Elle avançait à pas mesurés, presque hésitants, ses longs cheveux noirs glissant sur ses épaules comme une cape. À ses côtés, Astrid incarnait tout l’opposé. Grande, athlétique, elle paraissait taillée pour la bataille. Ses cheveux blonds, rasés sur la droite de son crâne et tirés en arrière, dégageaient un visage sévère mais captivant, décoré de deux yeux d’un gris glacial. Adrian ne put s’empêcher de la comparer à Lily : la même aura de force tranquille, ce même regard acéré qui semblait peser sur tout ce qu’il croisait. Elle posa une main sur l’épaule d’Anya qui lui sourit chaleureusement en retour.
— Talya Tisseciel et Mei Akino, chambre 12.
— Oh oh, lança soudain Félix d’un ton trop sérieux pour une blague.
— Quoi ? s’inquiéta Talya en se retournant.
— Rien, rien... marmonna-t-il avec un sourire qui annonçait clairement qu’il n’allait rien lui dire de rassurant.
— Mesdemoiselles, lança madame Vermont en avançant vers le couloir d’en face, je n’ai pas toute la journée.
Talya lança à Félix un regard noir en quittant le groupe. Elle redressa les épaules et se cambra le dos pour s’offrir un air assuré qu’elle n’avait pas, approchant de Mei qui l’attendait déjà à l’entrée de leur chambre. Adrian observa la scène, inquiet. Mei était tout ce qu’il avait entendu des Akino, peut-être même un peu plus. Leur nom avait forgé l’histoire militaire de la cité comme des génies de la stratégie. Influent commandant des Garde-ébènes et membre permanent du Conseil de l’Aube, le père de Mei passait pour l’un des hommes les plus puissant de tout Canaan. Sa fille semblait taillée dans le même moule.
À peine plus petite que Talya, Mei dégageait une autorité naturelle. Ses cheveux noirs, coupés au carré, encadraient un visage aux traits précis, sans éclat particulier. Elle portait des lunettes fines, soulignant un regard aussi calculateur qu’incisif. Elle ne souriait pas, même par courtoisie. Chacun de ses mouvements semblait mesuré, chaque regard pesé et chaque mot économisé.
Talya s’arrêta devant sa nouvelle voisine de chambrée. Adrian vit ses doigts se crisper sur le bas de son uniforme tandis que Mei semblait l’évaluer, la juger et la catégoriser en une fraction de seconde.
— Il y a un problème ? demanda nerveusement Talya.
Mei ne répondit pas immédiatement. Elle inclina légèrement la tête, ajustant ses lunettes d’un geste mécanique longuement répété, puis fixa Talya avec une froideur implacable.
— Aucun, répondit-elle finalement d’un ton plat. Après toi.
Talya tourna les talons sans un mot, la mâchoire serrée, puis rentra dans la chambre. Mei lui emboîta le pas d’un air parfaitement calme, comme si l’échange ne l’avait pas véritablement concernée.
— Arrête, souffla Adrian avant même que Félix, pris d’un rire nerveux, n’ouvre la bouche. C’est pas le moment pour une blague.
— Allez ! Elle est excellente.
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