﴾ Chapitre 6.3 ﴿ : Le Célestium

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Adrian l’ignora, préférant suivre madame Vermont qui, imperturbable, s’engageait déjà dans le couloir opposé, réservé aux garçons. Le décor restait en tout point similaire à celui de l’autre aile : des portes espacées, marquée d’un chiffre gravé sur une plaque de cuivre.

—Gabriel Haldorn et Zaïd Basara, chambre 10, annonça-t-elle d’une voix claire.

Deux jeunes hommes se détachèrent en silence. Grand et bien bâti, le premier avait les cheveux clairs, ébouriffés. Il avançait d’une démarche tranquille, presque nonchalante, mais il émanait de lui une impression de sympathie immédiate. En passant, il adressa un sourire poli au reste des recrues, sincère et désarmant. Le second, Zaïd, lui arrivait aux épaules. Il avait la peau marron et les cheveux noirs, coiffés en arrière, exposant un sévère visage anguleux. Un trait charbonneux soulignait le tour de ses yeux, accentuant leur intensité. À la différence de Gabriel, il dégageait une présence qui mettait Adrian mal à l’aise, sans qu’il ne puisse exactement expliquer pourquoi.

— Ils acceptent vraiment n’importe qui, souffla Félix.

— Tu le connais ? demanda Adrian.

— Oui et non. Les Basara géraient une partie des docks dans les bas-fonds avant qu’ils passent de l’autre côté. On les a pas regretté longtemps, c’était pas franchement des modèles de vertu. Ils trempaient dans à peu près tout. Typiquement le genre de type que t’as pas envie d’avoir dans ton dos, si tu vois ce que je veux dire.

Adrian reporta son attention sur Zaïd, qui, sans un mot, ouvrait la porte avec une aisance arrogante. Gabriel jeta un coup d’œil à son voisin avec une curiosité discrète, mais sans la moindre trace de méfiance. Il adressa un geste amical de la tête à Zaïd qui ne lui répondit pas, puis la porte claqua.

— Il a l’air sympa, commenta Félix tandis que l’intendante se remettait en marche. Tu crois qu’il nous laissera visiter ?

Adrian lui adressa un regard sceptique.

— Oui, oui, soupira Félix, amusé. C’est bon, j’arrête.

— Adrian Tisseciel et Zaresan Mirembe, chambre 11, poursuivit alors madame Vermont devant la chambre suivante.

L’espiègle sourire qui se dessinait au coin de la joue de Félix s’effaça. Il leva un sourcil, perplexe.

— Attends, attends... dit-t-il en levant une main comme s’il entamait un raisonnement difficile. On est pas ensemble, là ? Du coup, ça veut dire que moi...

Il ne termina pas sa phrase. L’évidence se peignit sur son visage comme un masque de terreur. Ses yeux s’arrondirent tandis qu’il cherchait vainement à trouver madame Vermont du regard.

— Non, souffla-t-il précipitamment. Non, non, non... ça peut pas être moi ! Pas lui ! C’est un coup monté ! Tout mais pas ça, je vous en prie ! J’irai à la messe ! Je ferai les sanitaires !

— Rassure-toi Ayamin, trancha une voix glaciale, je ne suis pas ravi non plus.

Félix déglutit et se retourna lentement. L’horreur se lisait dans chaque mouvement. Jonas lui jetait un regard si acéré qu’il aurait pu trancher à travers le marbre.

— Félix Ayamin et Jonas de Valor, chambre 12, énonça l’intendante avec une imperturbable neutralité.

— Génial ! aboya Félix en jetant les bras en l’air. Mettons les ensembles, tiens, qu’est-ce qui pourrait mal se passer ?

— Comme si l’idée de partager ma chambre avec un rat des bas-fonds n’était pas déjà une insulte, rétorqua Jonas avec dédain, la mâchoire crispée. Si tu cherches les ennuis, vauriens, n’hésite pas à me le dire.

— Oh, pitié non, monsieur de Valor ! Je risquerai de salir votre petite réputation de prince parfait !

— Je vais te...

— Suffit !

La voix de madame Vermont claqua dans le couloir comme un coup de fouet. Les deux garçons se figèrent, surpris par la sévérité de l’intendante.

— Je ne tolérerai aucun conflit au sein de vos sections, encore moins à l’intérieur de ces murs. Vous partagerez cette chambre. Cette décision est irrévocable. Je vous conseille d’y entrer et de vous y installer si vous ne souhaitez pas que je vous trouve des tâches bien moins agréable pour occuper vos journées. Et oui, monsieur Ayamin, vous regretterez le nettoyage des sanitaires.

Les poings serrés de frustration, Jonas garda le silence puis entra dans la chambre. Félix attendit que l’intendante s’éloigne avec ce qu’il restait du groupe pour se retourner vers Adrian d’une expression exagérément théâtrale.

— Aide-moi. Pitié.

Après avoir observé la scène avec un mélange de lassitude et d’amusement, Adrian haussa les épaules, incapable de retenir un rictus.

— On récolte ce qu’on sème, répondit-il. J’en connais une qui doit bien rire dans sa chambre.

— Avec madame regard de glace ? J’en doute.

— Vous allez bien finir par trouver un terrain d’entente, va.

— Ah ça oui bien sûr ! Et on y enterra le survivant.

Adrian soupira en secouant la tête, épuisé. Il n’était pas coutumier d’une si grande agitation. Il ne s’était pas posé depuis le début de la matinée. Il avait eu l’impression de courir la moitié du pays en parcourant le dortoir. Ses pieds endoloris se rappelaient d’ailleurs à lui avec bien trop d’insistance.

— Je vais aller dans ma chambre si ça ne te dérange pas, dit-il en attrapant la poignée de celle-ci. Je te conseille de faire de même. Le reste de la journée va être éprouvant.

— Elle l’est déjà ! protesta Félix.

Adrian ne releva pas et poussa simplement la porte. Il rentra dans la pièce puis ferma derrière lui, profitant enfin d’un silence libérateur. Bien qu’élégants, les lieux demeuraient simples, contrairement au reste du Célestium. Deux lits parfaitement faits s’alignaient de part et d’autre d’une grand fenêtre cintrée qui inondait le parquet de la douce lumière des jardins extérieurs. On avait apporté leurs affaires, laissées sur les draps. De chaque côté de la pièce, un bureau occupait le mur du fond, accompagné de chaises rembourrées et d’une haute bibliothèque. Celle d’Adrian était remplie de vieux ouvrages. Peut-être y trouverait-il quelque chose pour occuper ses soirées. Tout dans la pièce respirait l’ordre et la sérénité, mais Adrian ne put s’empêcher de ressentir malgré tout une étrange mélancolie. L’espace avait beau être chaleureux et réconfortant, il ne pouvait s’empêcher de penser à sa propre chambre, ainsi qu’au laboratoire de Ruz. Quelque chose lui manquait.

— Adrian Tisseciel, c’est bien ça ? demanda une voix grave en le tirant soudain de ses pensées.

Le garçon se retourna vers son voisin qui défaisait déjà la veste de son uniforme pour la placer sur un portant de bois sombre. Zaresan était imposant, large d’épaule et aussi musclé qu’un bœuf. Ses cheveux d’un noir d’onyx s’assemblaient en de nombreuses tresses fines, décorées de bagues d’argent ciselées. De grands tatouages blancs aux formes géométriques serpentaient le long de ses bras jusque sur ses épaules. Les yeux d’Adrian s’étrécirent lorsqu’il posa le regard sur son avant-bras. Comme le reste de ses camarades à présent, un petit cristal était incrusté sur sa peau, au centre de veines noires qui s’étendaient comme les racines d’un mal profond. Adrian sentit un frisson lui remonter l’échine, se rappelant la morsure sur son bras.

— Zaresan Mirembe, se présenta ce dernier en tendant une main ferme mais amicale. Tu peux m’appeler Zar.

Adrian hésita une seconde puis serra la main de son camarade avec un sourire timide.

— Adrian Tisseciel. Enchanté.

Zaresan le fixa, un sourire illuminant son visage grave.

— Tisseciel, répéta-t-il avec une sorte de profond respect. Ce nom est plutôt connu par ici. C’est un honneur de partager cette chambre avec toi.

Adrian ne sût s’empêcher de rougir, mal à l’aise. S’il savait à quel point il se trompait de personne, Zaresan ne se présenterait sans doute pas avec tant d’égard. Mais quand bien même, Adrian sentit émaner de lui une véritable sincérité, un respect mutuel naître entre eux, et cela suffit à apaiser une partie de ses inquiétudes.

— Merci, répondit-t-il simplement.

Son camarade hocha la tête d’un regard chaleureux, puis reprit de déballer ses effets personnels. Une série de coups discrets retentirent alors sur la porte. Celle-ci s’entrouvrit, et Adrian vit Lily lui faire signe d’approcher. Le garçon jeta un coup d’œil à Zaresan, assis silencieusement sur son lit à plier ses affaires avec soin, puis s’éclipsa discrètement en refermant la porte derrière lui. Dans le couloir, il rejoignit Lily, accoudée à la barrière. Elle observait les étages inférieurs sans vraiment prêter attention à ce qui s’y déroulait.

— Comment tu te sens ? demanda-t-elle.

Adrian réfléchit et haussa les épaules.

— C’est étrange, avoua-t-il. Je m’étais toujours dit que je ne viendrais jamais ici. Ça fait vraiment bizarre. C’est comme je l’imaginais, en plus grand, et plus guindé. J’ai l’impression d’être un peu... décalé.

Lily esquissa un air compréhensif, se détournant du vide pour se concentrer sur son frère.

— Ça m’a fait pareil.

Devant le regard dubitatif d’Adrian, Lily se sentit obligée de se justifier.

— Je te jure ! Pendant des semaines je me suis demandée ce que je faisais là, toute seule, sans toi et Menma. Et puis, tout finit par rentrer dans l’ordre. On rencontre des gens auxquels on ne pensait pas autant tenir, ajouta-t-elle avec une retenue qui n’échappa pas à Adrian. On se met au service de quelque chose de plus grand. Quelque part, on se sent utile. Je n’ai aucun doute que tu t’y feras. Donne-toi du temps, d’accord ?

Adrian acquiesça mollement puis la considéra avec une tendresse à laquelle elle ne s’attendait pas.

— La section treize alors... C’est un signe tu crois ?

Un sourire naquit au bord des lèvres de Lily, mais avant qu’elle ne puisse répondre, une voix irritée s’éleva de la chambre voisine.

— Et pourquoi c’est toi qu’aurais la fenêtre, hein ? T’as qu’à dormir dans le placard, ça t’ira mieux, princesse !

La porte de la chambre s’ouvrit brutalement et Félix en surgit, rouge de colère, puis il la claqua sans la moindre délicatesse.

— C’est toi, hein ? lâcha-t-il immédiatement en repérant Lily. C’est toi qui m’as mis avec m’sieur précieux ? T’aime me voir souffrir, avoue !

Lily arqua un sourcil, faussement offusquée.

— Bien sûr, Félix. Manipuler les affectations des chambres pour ton malheur personnel, c’est exactement la priorité qui m’occupe en ce moment.

Elle et Adrian se trouvèrent d’un regard complice et ne purent se retenir de pouffer plus longtemps. Félix trembla d’agacement.

— Ça va les frangins, vous avez fini ? Vous allez me faire vriller ! C’est quoi alors, hein ? Encore le destin qui veut me faire passer un message ?

Lily haussa les épaules, un rire contenu au coin des lèvres.

— Faudrait penser à te poser la question, oui.

— Vois le bon côté des choses, le taquina Adrian. T’arrêtes pas de répéter que t’aimerais bien partager la chambre d’une princesse, t’as été exaucé.

— Très drôle, rétorqua Félix en laissant échapper un rire sarcastique. Je vais voir qui pour changer de chambre ?

—Écoute, soupira Lily avec plus de sérieux. Les affectations ne sont pas négociables. Je n’y suis pour rien et je ne pourrais rien y changer. J’ai déjà pris suffisamment de risque. Je suis désolée, tu vas devoir faire avec.

— Super, grogna-t-il. Vraiment super !

— Je vais passer voir les autres recrues, reprit Lily. Je viendrai vous chercher après, tâchez d’avoir terminé d’ici là.

Tandis que Lily s’éloignait en direction des autres chambres, Adrian la retint par reflexe.

— Lily ?

Son ton plus grave fit pivoter la jeune fille dans la seconde. Le voyant hésiter, elle s’approcha, méfiante.

— Oui ? demanda-t-elle.

Adrian baissa les yeux un instant, repensant à la cérémonie. Ce n’était sans doute pas le bon moment pour elle, mais Lily devait absolument être mise au courant. Il s’avança, entraînant les deux autres dans un cercle plus rapproché.

— Tu te rappelle quand nous t’avons dit qu’il y avait un Etherios à la Roseraie ?

Les yeux de Lily s’étrécirent alors qu’elle comprenait progressivement où Adrian voulait en venir. Elle jeta un court regard aux alentours, comme pour vérifier qu’aucune oreille indiscrète ne pourrait les surprendre.

— Qui ? souffla-t-elle en redoutant déjà la réponse.

— Zane, lâcha Adrian après une courte pause.

Le visage de Lily sembla soudain perdre toute composition, trahissant une vive inquiétude qu’elle tenta maladroitement de garder pour elle. Elle secoua machinalement la tête, cherchant probablement à se persuader que son frère se trompait. Bientôt, l’inquiétude se transforma en peur, une peur qui prit également Adrian et Félix. Jamais ils n’avaient vu Lily à ce point secouée, pas même lorsqu’ils lui avaient révélé les évènements de la Roseraie.

— Comment tu le sais ? murmura-t-elle sans le remettre en question.

— Son bracelet, répondit Adrian d’une voix tendue. C’est le même que celui que j’ai vu là-bas.

Il tourna la tête vers le couloir d’en face.

— Je ne sais pas pourquoi, mais Talya était terrorisée quand il est passé près de nous.

— À raison, reprit Lily en prenant une profonde inspiration. C’est une très mauvaise nouvelle.

— Mauvaise comment ? risqua Félix.

— Très mauvaise, insista-t-elle encore d’un regard appuyé. Zane est le second des Etherios, et c’est un Valor. Il est influent, respecté, et... dangereux. S’il a quelque chose à voir avec tout ça...

Adrian et Félix échangèrent un regard qui en disait long.

— Alors on fait quoi ? demanda Adrian, inquiet.

— Rien, répondit immédiatement Lily, catégorique. Absolument rien. Vous ne l’approchez pas. Vous ne lui parlez pas. Quoi qu’il arrive, vous devez rester aussi loin que possible de lui.

— Mais...

— C’est un ordre, Félix, coupa Lily d’un ton sans appel.

Le silence retomba sur le couloir, aussi lourd qu’une chappe de plomb.

— Pour l’instant, le plus important est de vous mêler aux autres, de suivre vos entraînements et surtout, de ne pas attirer l’attention. Faites-vous discrets. C’est bien compris ?

Les deux garçons acquiescèrent lentement. Lily les dévisagea un moment, puis relâcha un soupir, tâchant de se convaincre elle-même.

— Je viendrai vous chercher tout à l’heure.

Félix l’observa s’éloigner puis posa les mains sur ses hanches.

— Je résume. Bienvenue au Célestium. Essayez de pas vous faire remarquer par un psychopathe en uniforme. Oh, et au fait, tu partageras ta chambre avec son petit frère.

— T’as vraiment un don pour l’optimisme, souffla Adrian.

— Je tiens ça de ma mère, répondit-il avec un sourire ironique. Bon, je ferais mieux d’y retourner avant que monsieur parfait ne s’approprie toute la chambre. Si j’ai pas donné signe de vie dans l’heure, envoyez la cavalerie.

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