﴾ Chapitre 6.4 ﴿ : Le Célestium
Alors qu’au loin, les cloches de la chapelle d’Aelion résonnaient par huit fois, Adrian observait son propre reflet dans le vitrail. Autour de lui, le couloir pavé de marbre était désert. Tout le monde se trouvait encore dans la salle du banquet, donné en l’honneur des nouvelles recrues. Le bruit, les rires, les éclats de voix, toute cette agitation s’était effacée derrière lui. Adrian avait quitté la pièce sans un mot, submergé par une sensation d’étouffement qu’il ne parvenait plus à réprimer. Comme depuis le début de la matinée, il n’éprouvait que le profond sentiment d’être à la mauvaise place. En dehors de sa section, le repas n’avait été que messes basses et regards, parfois furtifs, parfois appuyés. Adrian y avait vu des yeux remplis de respect, d’envie tout autant que de méfiance. Le nom de Tisseciel semblait inspirer des attentes qu’il savait ne pas pouvoir combler.
Lorsque les cloches cessèrent, le garçon s’éloigna de la fenêtre à pas lents pour arpenter une fois encore le couloir. À son passage, les douces lumières des lampes d’éther dessinaient des ombres vacillantes sur les murs ornés de bas-reliefs. Bientôt, le Grand Hall se présenta à lui dans toute sa splendeur. Depuis le balcon où il se tenait, Adrian avait une vue dégagée sur l’immense cristal qui trônait en plein centre et qui inondait les lieux de lueurs changeantes. Sur le marbre, les bottes du jeune homme propageaient un écho indiscret. L’assourdissant silence qui régnait sur les lieux le fit frissonner.
En poursuivant le long des balcons, Adrian passa bientôt derrière l’une des nombreuses statues de marbre noir qui, tournées vers le hall, veillaient comme des sentinelles sur les visiteurs. Kaelion Azuras, Velma Itharan, les yeux d’Adrian glissaient sur les noms des héros du Célestium sans vraiment parvenir à les saisir. Arrivé au centre du balcon, il s’arrêta enfin devant une statue plus grande que les autres, dominant le hall, celle d’une femme à la cape flottante, épée levée pointant vers les étoiles. Son visage était sculpté avec une telle minutie qu’il semblait vivant, figé d’une sereine autorité. Adrian sentit un poids écrasant tomber sur ses épaules, une chaleur qui l’enlaça comme une étreinte. Un souffle tremblant échappa à ses lèvres. Il n’avait pas besoin de lire le nom qui figurait sur la petite plaque, vissée à la base, mais ses yeux se posèrent malgré tout sur les lettres d’or : Elisabeth Tisseciel.
— Adrian ?
Surpris, Adrian se retourna en sursaut. Il avisa Talya, en retrait, l’air soucieux autant qu’hésitant. Adrian ne l’avait pas entendue. Ses cheveux noirs détouraient la pâleur de son visage où brillait une sincère inquiétude.
— Tu m’as fait peur, soupira-t-il.
— Je... Je suis désolée, bafouilla-t-elle. Je t’ai vu partir, et... je voulais juste m’assurer que tout allait bien.
Gêné, Adrian détourna le regard.
— J’avais besoin d’être un peu seul, murmura-t-il. Trop de monde. Trop de bruit.
— Je comprends, répondit-elle doucement. Je peux... partir, si tu veux.
L’espace d’un instant, Adrian eut la curieuse impression de regarder dans un miroir. La dernière chose qu’il souhaitait était lui donner l’impression qu’elle le dérangeait. Il secoua la tête.
— Non, non... reste.
Hésitante, Talya approcha finalement, observant au passage la statue avec curiosité.
— Pour être honnête, j’avais aussi besoin de m’éloigner, avoua-t-elle en croisant les bras. Félix est... insupportable. Je ne sais pas comment tu fais avec lui. Il n’a pas arrêté de parler. Il fait son intéressant dès qu’il y a la moindre fille autour de lui, il ne peut pas s’empêcher la moindre blague et encore moins de s’écharper avec Jonas. Je crois même qu’il a déjà réussi à se faire quelques ennemis supplémentaires.
Adrian esquissa un sourire fatigué mais teinté d’affection, le genre que l’on réserve à ceux que l’on connaît par cœur.
— Du Félix tout craché, répondit-il. Il peut sembler pénible les premières fois.
— Seulement les premières fois ? ironisa Talya en haussant un sourcil.
— Peut-être un peu les suivantes aussi, reprit Adrian avec une pointe d’amusement. Félix est comme ça. Il taquine parce qu’il ne sait pas montrer autrement qu’il tient à quelqu’un.
Talya roula des yeux d’une façon exagérément théâtrale.
— Tu veux dire qu’il se paye ma tête parce qu’il m’apprécie ? lança-t-elle d’un ton sarcastique. Il y a quand même des façons plus simples pour le montrer.
— Si tu trouves une méthode qui fonctionne, je suis preneur. Moi, j’ai tout essayé.
Talya étouffa un léger rire, puis ses traits se détendirent.
— Vous avez l’air proche.
— On l’est, répondit Adrian d’une voix plus chaleureuse. On se connait depuis tout petits. Son père était Garde-ébène. Le mien était Etherios. Lorsqu’ils partaient tous les deux hors du mur, Félix passait souvent du temps avec nous à la maison. Sa mère travaillait beaucoup alors... elle ne pouvait pas toujours le garder avec ses sœurs. On a quasiment grandi ensemble et puis... après que nos pères...
Sa voix s’éteignit dans un soupir. Le cœur plus lourd, son regard s’était perdu quelque part dans le passé. Talya attendit en silence, comme si prononcer le moindre mot était une erreur.
— Félix est quelqu’un de bien, reprit simplement Adrian. Tu peux lui faire confiance. Oui il est insupportable, c’est vrai, mais... Il a aussi ce truc en plus... cette légèreté. Pour être honnête, je crois que je l’envie parfois.
— Tu l’envies ? interrogea-t-elle, sceptique.
Adrian hocha la tête, un sourire mélancolique effleurant ses lèvres.
— Il a cette manière de vivre pour lui-même, sans trop se soucier des attentes des autres. Moi...
Il fit une pause, fixant un point invisible en haut de la statue qui leur faisait face.
— Moi j’ai toujours eu l’impression d’avoir un poids sur les épaules, acheva-t-il à voix basse.
Une fois encore, Talya resta silencieuse. Son regard accompagna celui d’Adrian, puis descendit sur le nom d’Elisabeth. Les mots échangés entre Adrian et Ruz au laboratoire lui revinrent en mémoire, puis elle comprit enfin ce dont parlait son camarade.
— C’est elle, c’est ça ? demanda-t-elle avec la plus infinie douceur.
Adrian tourna la tête, le regard chargé d’une peine qu’il portait depuis trop longtemps. Le cœur de Talya se serra dans sa poitrine.
— Oui, souffla-t-il. Liz était ma sœur.
— Je suis désolée, murmura Talya. Je n’aurai pas dû...
— Ce n’est rien, répondit-il en forçant un faible sourire. Elle est partie en mission il y a sept ans. Elle n’est jamais revenue. Depuis ce jour-là, rien n’a plus été comme avant. Liz était tout pour moi. Tout ce que je ne suis pas. Elle était forte, courageuse, pleine de vie.
Sa voix se mit à trembler.
— Elle n’aurait jamais dû mourir. Pas elle... Elle avait tant à accomplir.
Les yeux rougis, Talya décolla les lèvres, mais une voix grave la devança.
— Elle a accompli plus que quiconque.
Dans le silence oppressant qui régnait sur le Grand Hall, les mots explosèrent à leurs oreilles comme le fracas de l’orage. En se retournant, les deux recrues se figèrent sur place, puis, dans un élan de lucidité, claquèrent les talons en saluant d’un poing sur le cœur. Le général Darius Grisemont approchait à pas lents, les bras derrière le dos. Adrian n’osa pas bouger d’un cil mais se demanda comment diable faisaient-ils tous pour ne pas faire le moindre bruit en approchant. Lui et Talya reculèrent d’un pas tandis que l’imposant guerrier se présentait entre eux, se perdant dans la contemplation solennelle du marbre noir. Sans relever leur réaction, il poussa un profond soupir.
— Elisabeth était la femme la plus brillante qu’il m’ait été donné de connaître, reprit-il plus calmement. La plus grande Etherios que ce monde n’ait jamais porté.
Adrian et Talya s’échangèrent un regard, ne sachant pas si leur général attendait une réponse.
— Mais elle n’était pas la plus grande parce qu’elle était la plus forte, poursuivit-il. Elle était la plus grande, parce qu’elle savait partager cette force. Ta sœur avait un don. Celui de faire croire. Celui de ne pas laisser mourir l’espoir.
Il marqua une pause et Adrian fut surpris d’entendre sa voix se teindre de tristesse.
— Ce qu’elle a fait pour nous tous... Je lui en serai redevable jusqu’à mon dernier souffle. Tu peux être fier du nom que tu portes.
Le général Grisemont resta un instant de plus puis, comme s’il achevait une prière personnelle, détacha le regard de la statue pour prendre congé. Alors qu’il commençait à réaliser que Darius s’était uniquement adressé à lui et non à Talya, Adrian émergea soudain de sa torpeur, écarquillant les yeux. Il ne pouvait poser la question directement, mais il devait en avoir le cœur net.
— Général ! lança-t-il pour l’arrêter.
Sa voix se perdit en écho dans le hall, tandis que Darius s’immobilisait. Sans se défiler, Adrian poursuivit, choisissant ses mots avec soin.
— Cette dette que vous avez envers Liz, dit-il avec tout l’aplomb qu’il pouvait rassembler, est-elle honorée à présent ?
Un faible sourire naquit au bord des lèvres du général.
— Beaucoup se sentent étrangers en franchissant ces portes, répondit-il avec une étonnante affection. Ta sœur n’y a pas fait exception. Ce n’est que dans l’adversité que l’on révèle ce que nous avons au fond de nous-même, et que nous trouvons notre place. Tu n'es pas ici par hasard, Adrian.
Darius se retourna une dernière fois avant de partir. Ce qu’Adrian vît ce jour-là dans ce regard, jamais il ne l’oublierait.
— Tu lui ressembles tellement. Bien plus que tu ne le pense.
Un poids sembla soudain se briser à l’intérieur d’Adrian. Assaillit par un tourbillon de pensées, sa gorge se noua, tout remonta : la douleur, la perte, le vide, ses espoirs et ses rêves, tout ce qu’il avait si profondément enfoui. Une douce chaleur roula le long de ses joues. Les larmes coulèrent en silence, puis ses épaules s’affaissèrent, prises de sanglots irrépressibles. Alors qu’il s’effondrait à genoux, Talya hésita, puis, doucement, posa une main sur son épaule avant de l’enlacer sans un mot. Adrian s’accrocha à cette présence, laissant enfin le poids de son chagrin s’exprimer. Et, à l’ombre protectrice de la statue d’Elisabeth, son frère pleura.
Annotations