﴾ Chapitre 9.3 ﴿ : L'ombre du Trident
AVERTISSEMENT : Ce chapitre comporte des scènes susceptibles d'heurter la sensibilité de certains lecteurs (torture et mutilations).
Félix entra d’un bond, prêt à en découdre, mais s’immobilisa dans la seconde. Une terrible odeur le frappa de plein fouet, une vague fétide et suffocante qui l’obligea à se protéger le nez. Ses yeux s’ouvrirent comme deux oberins. Derrière lui, Adrian se figea, tandis que Talya se retournait pour rendre son déjeuner. Même Adriel et Lily, d’ordinaire impassibles, blêmirent à vue d’œil.
Dans la pièce, la scène qui s’offrait à eux était d’une horreur brute. La vaste étude n’était plus qu’un charnier. Plusieurs corps méconnaissables gisaient au sol dans une mare de sang qui reluisait à la lumière des bougies sur le lustre central. Les murs étaient tapissés de projections pourpres, dégoulinant lentement le long des étagères vidées de leurs livres, dont les pages détrempées s’amalgamaient sur le parquet. Sous la grande baie vitrée qui couvrait le mur du fond, un autre corps reposait derrière un bureau, affalé dans un fauteuil de cuir craquelé. Le cœur de Félix manqua un battement. Ils l’avaient retrouvé. Du moins... ce qu’il en restait.
Les bras tatoués de Milos pendaient mollement de chaque côté du siège, attachés aux accoudoirs par des liens qui lui avaient brûlé la peau. Ses doigts se tordaient à des angles improbables, sûrement brisés un à un. Jamais Félix ne l’aurait reconnu sans son épaisse barbe. Son visage tuméfié était lacéré de plaies béantes. Déshydratées, ses lèvres fendues laissaient échapper de fins filets de sang. La vision devint vite insoutenable pour l’hirondelle qui détourna le regard. On lui avait arraché les ongles, les chairs, on lui avait crevé les yeux. Milos n’avait pas seulement été torturé, on s’était assuré de faire passer un message. Une nausée sourde prit soudain Félix à la gorge. Il s’appuya sur le mur pour ne pas tomber. Si Milos était mort... qu’était-il arrivé à Leona ?
Lily avança dans la pièce, immobilisant le gramophone qui sautait toujours en boucle dans l’une des bibliothèques. Le silence retomba sur leurs épaules, plus lourd que jamais.
— Je... je suis désolée, dit-elle simplement d’une voix hésitante qui ne lui était pas habituelle.
Adriel fouilla l’un des corps au sol et releva un visage grave vers Félix, un papier en main. Le sigle qui y figurait ne laissait pas de place au doute.
— Les hommes de Volk, confirma-t-elle.
Félix secoua la tête, incapable de réfléchir avec les pensées qui l’assaillaient. Qui pouvait bien s’en prendre à l’un des barons les plus dangereux des bas-fonds et tous les terrifier de la sorte ? Pourquoi Volk était-il mêlé à l’attentat de la Roseraie ? Qu’avait-il à y gagner ? Il balaya la pièce du regard, cherchant au-delà de la mise en scène macabre. Ses sens s’agitaient. Quelque chose n’allait définitivement pas, ici. Tout était dans un désordre sans nom, pas comme si l’affrontement avec les hommes de Volk s’était éternisé, mais comme si chaque recoin de la pièce avait été fouillé. Qui que soient les responsables, ils n’étaient pas là pour de simples représailles. Ils étaient à la recherche de quelque chose, sans quoi ils n’auraient pas pris le temps de torturer Milos. Ils avaient retourné les meubles, arraché les livres, éventré les tiroirs des commodes. Avaient-ils seulement trouvé ce qu’ils étaient venus chercher ? Compte tenu de l’état des lieux et de son commanditaire, Félix se persuada que non.
Le jeune homme prit une courte inspiration et enjamba les corps pour rejoindre le bureau. Luttant contre sa nausée, il déplaça le siège où reposait Milos puis commença à fouiller. Des documents jonchaient la surface : affaires habituelles, trafic de marchandises, quelques notes codées, rien de bien nouveau ni de bien compromettant. Un sceau attira son attention. Il dégagea la feuille, marquée de l’aigle des Valors, et parcourut les quelques lignes. Il y était question des mêmes sphères que celles que Félix, Adriel et Leona avaient dérobé chez Donear, mais il s’agissait cette fois-ci d’une cargaison plus importante. Félix perdit un regard dans la pièce. Milos prévoyait sans doute un nouveau coup pour s’en emparer. Peut-être les Valors avaient-ils été informés et avaient pris les devants ? Si c’était bien le cas, par qui ?
Il reposa le document, surpris de ne trouver aucun échange entre Milos et les barons comme il avait pu en voir dans sa planque des Arcades. Son regard se porta sur le bureau dont chaque tiroir avait été minutieusement fouillé ou vidé de son contenu. Si les responsables de ces meurtres n’avaient pas obtenu ce qu’ils étaient venus chercher, alors peut-être qu’ils n’avaient pas cherché au bon endroit. L’hirondelle plissa les yeux. Ses doigts passèrent lentement sur les bords du meuble, effleurant les moulures, tapotant le bois de façon méthodique.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Lily en le rejoignant, inspectant les documents à son tour.
— Milos, les barons... ce sont des gens prudents, répondit Félix en poursuivant l’inspection du bureau. Je connais leurs méthodes. S’il y a la moindre trace d’information ici, elle sera pas dans un tiroir.
— Nous ne devrions pas rester ici, reprit-elle en saisissant la lettre des Valors d’un air préoccupé. Nous ne sommes pas en sécurité.
— T’as bien regardé ce qu’ils ont fait à Milos ? Crois-moi, Lily, si j’ai le moyen de savoir de qui je dois me méfier pour pas finir comme lui, je vais pas me faire prier. On doit comprendre ce qui se passe, et retrouver Leona avant qu’il lui arrive la même chose.
En approchant de l’angle, sa main accrocha alors l’un des ornements métalliques qui pivota légèrement. Intrigué, Félix s’agenouilla pour inspecter la pièce et plaça l’oreille contre le bois. En tournant la pièce, il perçut un infime cliquetis, probablement celui d’un petit mécanisme.
— T’as quelque chose ? interrogea Adriel qui finissait d’inspecter les corps.
— Je crois, confirma Félix en analysant la séquence. Il faut juste que... j’arrive à comprendre comment... dans ce sens-là ?
Après une dernière rotation, un clic sonore retentit de l’autre côté du bureau. Un sourire de satisfaction aux lèvres, Félix rejoignit l’autre montant, où l’une des fleurs ornant les dorures était ressortie. Il s’en saisit, lui fit faire un tour complet puis l’enfonça à nouveau. À l’avant du meuble, un minuscule tiroir secret s’ouvrit.
— Et voilà le travail ! s’exclama-t-il.
Le jeune homme se releva, découvrant un petit rouleau et quelques oberins qu’il prit soin de mettre dans sa poche.
— Quoi ? lança-t-il à Lily qui le dévisageait. C’est pas comme s’il allait encore en avoir besoin.
Il ouvrit le parchemin, dévoilant une simple série de chiffres. Il n’y avait rien d’autre.
— Qu’est-ce que c’est ? murmura Adriel en se joignant à eux.
— J’en sais rien. On dirait une sorte de code.
Tandis qu’il la laissait se saisir du papier, son regard fut attiré par un infime détail. Sur le fond du tiroir, la poussière avait été effacée de l’un des coins. Son instinct prit le dessus. Il se saisit de l’une de ses dagues et la glissa le long du rebord avant de l’incliner, révélant un faux fond et derrière lui, une petite clé complexe à six faces. Il la porta devant son visage, puis balaya la pièce des yeux en s’y avançant.
— Décidément rien ne t’échappe, le taquina Adriel, moqueuse.
— Je vois vraiment pas pourquoi tu en doutais...
Adriel parcourut les lieux elle aussi. Comme Félix l’avait si justement rappelé, Milos et Volk n’étaient pas le genre à laisser traîner les choses importantes à la vue de tous. Tout avait été fouillé dans la pièce, mais un trou de serrure pouvait aisément être passé inaperçu. Intriguée, la jeune fille approcha des étagères poussiéreuses. Quel meilleur endroit qu’un recoin sombre pour dissimuler un accès. Elle examina le bois une rainure à la fois, inclinant la tête aux quatre coins de la bibliothèque. Sans succès, elle s’attaquait aux murs, surveillant la régularité des plaintes, lorsqu’une voix l’interpella.
— Je crois que j’ai trouvé quelque chose.
Mal à l’aise à la vue des corps, Talya avait eu tout le loisir d’inspecter les étagères de l’autre côté. Dissimulé en dessous de celle jouxtant la baie vitrée se découpait un minuscule interstice hexagonal. Adriel approcha pour inspecter l’ouverture.
— Bien vu, dit-elle en se tournant vers Félix. Elle a l’œil ta nouvelle copine. Talya, c’est ça ? T’es pas à la recherche d’un boulot, à tout hasard ?
— La chance du débutant, répondit Félix en se glissant entre elles pour insérer la clé. Et c’est pas ma copine.
— Tu m’as fait peur, rétorqua Talya en simulant un frisson, j’ai cru que c’était le cas pendant un moment.
Sous les gloussements d’Adrian, Félix marmonna dans sa barbe en imitant sa dernière phrase comme un enfant puis tourna finalement la clé. Un cliquetis se propagea derrière le mur, suivi d’un grincement. La bibliothèque se décala alors d’un pouce. L’hirondelle saisit le montant et tira pour la faire pivoter, dévoilant une cavité étroite creusée à même la pierre. Un souffle d’air glacé s’en échappa. L’odeur de poussière sèche et de roche humide leur monta au nez.
— C’est pas du grand art, commenta Félix en inspectant le mécanisme qui permettait à une partie du mur de suivre la bibliothèque, mais quelqu’un voulait clairement que tout ça reste difficile à trouver.
Adriel fouilla la sacoche à sa ceinture pour en sortir un petit morceau de quartz qu’elle secoua. Le cristal d’éther s’illumina, parcouru de filaments blancs.
— Tu sais que c’est illégal ? interrogea Lily d’un ton détaché.
— Je crois qu’on a passé ce stade, souffla Adriel en examinant leur découverte.
La cavité n’était pas bien grande. Deux hommes pouvaient à peine y tenir debout. La lumière azur du cristal dansait sur les parois irrégulières, révélant des étagères remplies de documents soigneusement agencés. Sur l’une d’elle se trouvait également un coffret noirci, cerclé de métal terni. Félix en effleura la surface. Une fine couche de suie couvrit ses doigts. Il commença à comprendre ce qui se trouvait probablement à l’intérieur. L’alliage était utilisé pour masquer la présence de l’éther. Le couvercle grinça à l’ouverture, alors qu’une lumière opalescente baignait soudain les lieux. Bien qu’ébloui par son intensité, l’hirondelle n’eut aucun mal à reconnaître le petit objet que contenait le coffret : l’une des sphères de Donear.
— Je suis pas vraiment surpris, glissa-t-il pour lui-même en inspectant plutôt les liasses de papier.
Des registres de contrebande, des noms, des dates, des sommes, le tout méticuleusement annoté à la main. Trafic d’éther, corruption, pot-de-vins, extorsion, vols... cette fois-ci, tout y était. Félix s’intéressa de plus près à un petit casier métallique, fermé par un loquet. À l’intérieur, il trouva une pile de lettres jaunies, déchirées par endroit, où ne figuraient aucune date ni expéditeur. Leur contenu était tout aussi obscur. Elles étaient rédigées dans un alphabet qu’il ne connaissait pas. Chaque missive portait le même cachet : un trident, enfoncé dans la cire.
— Quelqu’un sait ce que c’est ? demanda Félix en passant l’une d’elle de main en main.
— On dirait un langage codé, lui dit Adrian en fronçant les sourcils. Je ne vois pas de logique à première vue. Vous avez déjà vu quelque chose comme ça ?
— Jamais, confirma Adriel. Ça ressemble à aucun code que je connaisse.
Talya attrapa la lettre à son tour. Elle parcourut les symboles courbés. Les lignes de texte semblaient danser devant elle, comme si son cerveau cherchait à les saisir sans y parvenir puis ses yeux s’arrêtèrent enfin sur le trident. Ses lèvres remuèrent alors d’elle-même.
— Je connais ce symbole...
À peine cessa-t-elle de parler que ses pupilles se dilatèrent. Elle serra soudain la lettre contre elle, à court de souffle et les mains crispées comme jamais. Elle eut l’impression qu’on l’arrachait à la pièce avec une force terrible tandis que dans son esprit, des fragments éphémères s’enchaînaient frénétiquement : elle vit le trident, un visage sans nom, un sous-sol obscur noyé dans l’éther, une voix étouffée par les cris... puis plus rien.
— Talya !
Adrian fut le premier à réagir. Il l’attrapa pour l’empêcher de s’effondrer. Elle agrippa son bras avec une force décuplée, haletante et terrifiée. Au même instant, Adrian eut alors l’impression que le sol sous ses pieds s’ouvrait pour l’engloutir. La même vision que sa camarade lui apparut, accompagnée d’un terrible mal de crâne. Il vacilla à son tour, retenu de justesse par les deux hirondelles.
— Hé ! s’écria Félix en les aidant à s’assoir au sol. Est-ce que ça va ? Vous m’entendez, tous les deux ?
— Qu’est-ce qui leur prend ? s’étonna Adriel. Fais quelque chose !
— T’es marrante, j’en sais foutre rien, moi !
Le cœur battant la chamade à côté de la baie vitrée, Lily s’apprêtait à leur porter assistance lorsque son attention fut attirée par un discret mouvement. Une silhouette se découpait sur la terrasse en contrebas. Dans la pénombre du jardin envahi par les herbes hautes, un garçon la fixait avec une intensité glaçante. Elle plissa les yeux, une désagréable sensation s’emparant lentement d’elle tandis qu’il tournait déjà calmement les talons pour s’éloigner.
Occupé à s’assurer qu’Adrian et Talya allaient bien, Félix sursauta quand un terrible vacarme retentit dans la pièce comme un coup tonnerre. Sans la moindre hésitation, Lily venait de fracasser la fenêtre. Après une courte chute, elle atterrit lourdement sur le perron, éventrant la pierre dans un véritable déluge de verre et d’éther, puis releva un regard prédateur vers l’inconnu. Ce dernier écarquilla les yeux et s’enfuit en dévalant la propriété à toutes jambes. Les membres parcourus d’arcs azurés, l’Etherios se jeta à sa poursuite.
Félix observa la plaie béante dans le mur d’un air niais. Quelques morceaux de bois et de verre brisé se balançaient encore au-dessus du vide. Il soupira.
— Et c’est à moi qu’elle demande d’être prudent...
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