﴾ Chapitre 9.4 ﴿ : L'ombre du Trident

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Il secoua la tête, rappelé à la réalité. Voyant qu’Adrian et Talya reprenaient lentement leurs esprits, il décocha un regard plus que sérieux à Adriel.

— Occupe-toi d’eux. Je le sens vraiment pas.

Sans lui laisser le temps de répondre, il se jeta à son tour dans le vide. Son brassard laissa échapper un court déclic accompagné d’un sifflement métallique tandis que son grappin se tendait. Après une chute plus ou moins maîtrisé, il s’écrasa à moitié au sol mais se jeta sur pied dans la seconde, dévalant lui aussi le sentier en direction du portail.

Dans les ruelles étroites du Tertre, Lily poursuivait toujours le fuyard. Les venelles s’enchaînaient autour d’eux comme un labyrinthe étouffant. Les pavés glissants, les ombres sous la pâle lumière du jour, les murs trop proches et irréguliers... Tout semblait conspirer pour la ralentir. Elle ne semblait pas gagner du terrain. Pourtant, elle allait vite. Très vite. L’éther vibrait le long de ses muscles qui répondaient avec une force décuplée. Devant elle, le garçon courrait comme un diable, bondissant sur les obstacles, glissant sous des ouvertures qu’elle n’aurait même pas remarquées. Il lançait régulièrement un regard en coin, comme s’il savait qu’elle ne le rattraperait pas. Jusqu’à ce qu’il commette une erreur.

Au détour d’une énième intersection, il déboucha dans un cul de sac, ceinturé de murs d’enceintes hauts et trop lisses pour être escaladés facilement. Il jeta un regard à droite, à gauche puis se retourna vers l’entrée de la ruelle. Lily s’y immobilisa en dérapant sur le sol humide puis approcha d’un pas lourd, les jambes encore parcourues d’arcs azurés.

— Arrête, lui lança-t-elle. C’est terminé.

Le garçon ne bougeait pas. Ses yeux brillaient dans l’ombre, trop froids pour être ceux d’un enfant. Lily confirma ce qu’elle avait perçu près du manoir. Quelque chose n’allait pas. Il émanait de lui une aura d’éther oppressante.

— C’est toi, c’est ça ? demanda-t-elle. Le manoir, les corps. C’est toi qui as fait ça ?

Il ne répondit pas. Des filaments brûlants gagnèrent les bras de Lily tandis que son regard se faisait chaque seconde plus sombre.

— Adrian, Talya, c’est aussi à cause de toi ?

Le garçon plissa soudain les yeux. L’air se mit à vibrer en réponse. Sur le sol, la poussière roula entre les pavés, aspirée vers ses pieds. Autour de lui, les gravats frémirent. Un souffle ancien semblait s’éveiller dans la pierre elle-même. Lily s’arrêta, méfiante. Les murs commencèrent à s’éroder, rongés par des siècles d’usure en quelques secondes. Le sable se détachait de la roche, filait vers le centre de la venelle. Vers le garçon. Bientôt, il s’éleva d’un mètre dans les airs, entouré d’un véritable cyclone de poussière qui se rassemblait derrière lui pour former une immense vague de sable suspendue.

— Qu’est-ce que...

Lily fit un pas en arrière. En une fraction de seconde, la tempête lui fut projetée en pleine poitrine. L’Etherios eut à peine le temps de croiser les bras devant elle, se protégeant dans un crépitement bleuté. Le souffle la frappa de plein fouet et la projeta plusieurs mètres en arrière comme une poupée de chiffon. Elle heurta brutalement les pavés. Une douleur sourde éclata dans son dos, ses épaules, son crâne, ses jambes. La poussière lui masqua la vue et lui coupa le souffle, puis soudain, le silence se fit sur la ruelle.

Lily eut bien du mal à rouvrir les yeux. Les poumons et la gorge en feu, une toux violente la plia en deux. Elle eut presque l’impression que l’une de ses côtes s’était brisée sous l’impact. Lorsqu’enfin, la poussière se dissipa, elle découvrit les lieux, vides. Une large brèche avait éventré le mur de l’impasse, là où s’était enfui le garçon. Des pas précipités résonnèrent.

— Lily !

À l’entrée de la ruelle, Félix surgit, le souffle court. Ignorant la plaie béante face à lui, il se précipita à genoux à ses côtés et l’inspecta brièvement avant de l’aider à se relever.

— Tu vas bien ? Qu’est-ce qui s’est passé ? C’était qui ?

Elle ne répondit pas tout de suite, fixant la brèche, prise d’un tremblement.

— Je n’en sais rien... laissa-t-elle échapper dans un souffle rauque. Il manipulait l’éther, mais ce n’était pas comme un Etherios.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— J’ai déjà senti ça. C’était...

Elle marqua une pause, le visage fermé.

— Chez Ruz avec Talya.

Félix releva lentement la tête vers la sortie qu’avait emprunté le fuyard. D’autres voix résonnèrent bientôt derrière eux. Adriel déboucha dans la ruelle, suivie de près par Adrian et Talya. Les deux avaient un teint particulièrement pâle, se remettant à peine de leur malaise. À leur vue, Lily ignora la douleur qui l’étreignait encore et accourut vers Adrian pour le serrer sans retenue contre elle.

— Tu m’as fait une peur bleue, espèce d’idiot.

Adrian la serra doucement en retour, puis elle recula, s’agitant à nouveau.

— Il vous est arrivé quoi à toi et Talya ? Vous vous êtes effondrés comme si on vous avait arraché l’âme !

Adrian eut un regard pour Talya qui, nerveuse, n’arrivait toujours pas à lever les yeux. Il déglutit.

— J’ai vu quelque chose, tenta-t-il d’expliquer. Une vision. On aurait dit un souvenir mais... c’était pas le miens.

Il plongea la main dans sa poche, sortant l’une des lettres qu’ils avaient découvert, marquée du sceau du trident.

— C’était ça... C’était là, dans ma tête.

Peinant à reprendre ses esprits, Lily se tourna soudain vers Talya. Elle la saisit par les épaules, plus brusquement qu’elle ne l’aurait voulu.

— Tu as dit que tu connaissais ce symbole ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi ce gamin avait des pouvoirs comme les tiens ?

Elle la secoua, les yeux grands ouverts, plantés dans les siens.

— Tu es quoi, Talya ? Hein ? Tu es quoi, à la fin ?

Tremblante et perdue, Talya ne répondit pas. Ses épaules s’étaient contractées sous les mains de Lily, mais elle n’avait pas cherché à se libérer, elle n’en avait pas la force.

— Ça suffit, Lily ! intervint Adrian en essayant vainement de lui faire lâcher prise.

Mais Lily ne réagit pas. Elle semblait absente.

— Lily, s’il te plait... répéta Adrian avec plus de douceur, le ton presque suppliant.

Il s’interposa doucement entre elles, dégageant Talya d’un pas protecteur. Cette dernière s’agrippa à son bras, les larmes aux yeux. Lily se figea soudain comme si elle émergeait d’un mauvais rêve. Elle recula, jura en se détournant et envoya son pied fracasser une caisse contre le mur. Un silence pesant retomba sur la ruelle. Le vent soulevait des volutes de sable entre les immeubles du Tertre, comme pour effacer leur passage.

— Milos, les sphères, ces lettres et maintenant ça... tout tourne autour de Volk, réfléchit Félix à voix haute. Si on veut avoir une chance de retrouver Leona et de comprendre ce qui se passe, c’est lui qu’il faut trouver.

Les mâchoires serrées, Lily prit une longue inspiration pour essayer de se calmer. Elle releva les yeux vers Félix, toujours crispée.

— Tu crois vraiment que c’est le moment de jouer les petits justiciers ? s’emporta-t-elle avec une véhémence inhabituelle. Tu crois qu’on a le luxe de jouer les détectives ? Regarde ce qu’il s’est passé ! On est dans la merde jusqu’au cou et toi tu veux continuer à creuser ? Par les grâces d’Aelion, Félix ! Si quelqu’un apprend qu’on était ici, on est morts ! Tu comprends, ça ?

Félix eut tout le mal du monde à ne pas exploser à son tour. Il se força à taire sa voix, mais son ton trahit une tension sourde.

— Tu veux qu’on fasse quoi, alors ? Qu’on rentre ? Qu’on se taise ? Qu’on salue bien bas en faisant des courbettes comme si Leona avait jamais existé ? C’est ça que tu veux ? J’ai l’impression que t’en as juste rien à foutre de ce qui peut lui arriver ! Je vous ai pas demandé de me suivre ! C’est Adriel et moi que ça regarde ! Je me fous complètement de risquer ma peau ! Je donnerai ma vie pour elle ! Comme pour chacun d’entre vous !

Surprise par l’intensité de sa réponse, Lily demeura muette. Félix sentit son souffle se raccourcir. Il manquait d’air. La colère lui tordait les côtes, mais c’était surtout l’angoisse qui lui tordait les entrailles. Adriel s’avança, hésitant à s’immiscer entre eux.

— Je la laisserai pas non plus toute seule dans ce merdier, dit-il avec plus de douceur. Ce qu’on vient de trouver... c’est énorme. Volk est peut-être bien le seul lien qui nous reste. Moi je dis qu’on le suit.

Félix hocha lentement la tête, les yeux assombris.

— Tu sais où chercher ? demanda-t-il. Je doute qu’il se laisse trouver facilement après tout ça.

— Non, admit Adriel. Mais je peux peut-être trouver un moyen de l’approcher. J’ai besoin de quelques jours. Je demanderai à mes contacts. Si Volk est encore dans les parages, je le saurai vite.

Félix se tourna vers Lily, l’air suppliant.

— Laisse-nous quelques jours, c’est tout ce que je demande. Je dois savoir qu’elle va bien... je t’en prie, Lily. Je te promets de vous faire courir aucun risque. Si je dois le faire seul, je le ferai.

Lily sembla hésiter. Elle resta silencieuse un instant qui dura trop longtemps.

— On a pas ce temps, répondit-elle.

— Je sais que notre permission s’arrête aujourd’hui, soupira Félix. Mais peut-être que tu pourrais... personne ne remarquera rien si je disparais deux ou trois jours, non ?

Lily ferma les yeux en prenant une nouvelle inspiration.

— Non, tu ne comprends pas. Ce n’est pas une question de permission.

Elle le fixa soudain d’un regard moins assuré. L’hirondelle frissonna.

— La section treize est mobilisée, asséna-t-elle enfin.

Le silence s’abattit sur le groupe comme un couperet.

— Quoi ? lâcha Félix dans un souffle.

— Comment ça mobilisée ? renchérit Adrian.

— Je l’ai appris ce matin, avoua Lily.

— Et ça t’es pas venu à l’idée de nous le dire plus tôt ? grogna Félix.

— Je... je n’ai pas trouvé le bon moment, bégaya-t-elle, coupable. Les sections les plus expérimentées ont été déployées sur les points sensibles du front. On nous confie une mission d’escorte. Une vraie. Pas un exercice.

— Mais ils sont complètement dingues ! s’exclama Félix. On a même pas encore révélé nos sigmas !

— Je sais. C’est pour ça que je dis qu’on n’a pas le temps. Vous devez à tout prix vous entraîner.

Félix recula d’un pas, comme s’il venait de prendre un coup derrière la tête. Il plaqua ses mains sur ses cheveux.

— Non... non, non, non, non... Je peux pas la laisser, Lily. Je peux pas. Je t’en supplie...

— Je suis désolée.

Il n’y avait plus rien à ajouter. Un silence lourd les enveloppa à nouveau. Lily se pencha pour ramasser la lettre tombée aux pieds de Talya. Le sceau du trident brillait faiblement à la lumière pâle du ciel. Dans sa poche, la sphère trouvée dans le bureau de Milos pesait lourd. Il n’y avait aucune certitude, seulement des éclats de vérité, des blessures mal refermées... et Leona, quelque part là-dehors.

— Alors on fait quoi ? murmura Adrian. Félix a raison, on peut pas la laisser.

Adriel se redressa, plus résolue que jamais.

— Je vais mener l’enquête, dit-elle avec aplomb. Je vais me débrouiller pour approcher Volk. Toi, dit-elle encore en fixant Félix, tu retournes au Célestium. T’as intérêt à revenir entier de cette mission.

Sa voix flancha.

— Je te jure que s’il t’arrive un truc, je viendrai te botter le cul où que tu sois, t’as compris ? Je veux pas de deux disparus sur les bras.

Félix baissa les yeux. Il se sentait prisonnier. Il n’aimait pas ça. Pas du tout. Au fond de lui, il savait pourtant qu’elle avait raison. Il savait que Lily avait raison, et cela lui faisait d’autant plus de mal. Il acquiesça, à contrecœur.

— Est-ce que j’ai au moins le droit d’aller voir ma mère avant de rentrer ? demanda-t-il.

Sa voix sonna si creuse qu’Adrian se tourna vers lui, l’air inquiet.

— Tu es encore en permission, lui souffla Lily après une courte hésitation. Fais simplement attention à toi.

Félix se redressa, plongeant les mains dans ses poches.

— Je suis toujours prudent.

— Je n’ai pas dit prudent, corrigea-t-elle. J’ai dit attention.

Il hocha lentement la tête. Adrian s’approcha, posant une main chaleureuse sur son bras. Félix sentit la chaleur se diffuser sur sa peau.

— On t’attendra là-haut, murmura Adrian. D’accord ?

Derrière lui, Talya adressa à Félix un discret sourire pâle. Il le lui rendit à moitié puis tourna les talons, laissant ses camarades sans un regard en arrière. Il s’enfonça dans les méandres du Tertre, le cœur plus lourd que jamais. Tout devenait flou, incertain, mais une chose, elle, était sûre. Il releva la tête, un air mauvais sur le visage. Il n’avait pas abandonné son idée. Il retrouverait Leona. Il comprendrait ce qui se trame, même si pour cela, il plongerait plus profondément encore dans l'ombre.

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