﴾ Chapitre 9.5 ﴿ : L'ombre du Trident
Les escaliers des Arcades n’avaient rien perdu de leur raideur, mais ce jour-là, ce n’était pas l’effort qui accélérait le souffle de Félix. C’était la rage. Après deux heures à sillonner les bas-fonds, le jeune Etherios gravit enfin la dernière marche menant à une vieille porte décrépite. Paume tendue, l’épaule secouée d’un léger tremblement, il frappa une première fois. Les secondes s’écoulèrent sans un bruit. Il frappa à nouveau, bien plus fort.
— C’est bon, j’arrive, putain ! grommela une voix pâteuse, étouffée par le bois et son odeur de crasse rance qui suintait des interstices.
Plusieurs verrous cliquetèrent puis la poignée tourna en grinçant. La porte s’ouvrit, révélant un homme d’âge mûr au regard absent. Sa chemise trouée et mal boutonnée laissait entrevoir un ventre bedonnant et flasque, recouvert de poils grisâtres au-dessus d’un tatouage. Il tenait une bouteille à la main, à moitié vide. Félix savait qu’il la pensait à moitié pleine. Son haleine empestait le vinaigre bon marché.
— C’est toi ? gémit-il en raclant sa gorge. T’veux quoi à taper à ma porte comme ça ?
Félix ne réagit pas aux relents d'alcool.
— Où est Leona ? demanda-t-il d’une voix fatiguée.
L’homme le fixa, clignant lentement des yeux. Un rot échappa à ses lèvres. Il se gratta le ventre avec une lenteur paresseuse.
— J’sais pas. J’l’ai pas vue depuis un moment. T’as rien d’autre pour moi ?
Félix ne répondit pas, le dévisageant juste d’un regard glacial, sans aucune autre émotion.
— Alors dégage de là, morveux. Et quand tu la verras, t’y diras que l’rangement va pas s’faire tout seul. Elle a plutôt intérêt à ramener son cul fissa avant que j’me décide à aller la chercher moi-même. Pigé ?
Il allait refermer la porte lorsque le pied de Félix s’interposa d’un geste sec.
— Qu’est-ce que...
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Félix entra d’un coup d’épaule, le repoussant brutalement à l’intérieur. L’homme tituba en arrière jusqu’à percuter le mur. Félix l’approcha et l’empêcha de se redresser en le saisissant par le col d’une poigne de fer. Sa tête heurta le crépi dans un bruit sourd. La bouteille lui échappa et se brisa dans un fracas humide. Des piles de journaux s’éparpillèrent autour d’eux. L’ivrogne balbutia quelque chose, mais déjà la lame jaillissait du gantelet de Félix. Elle se cala sous sa gorge, dans un repli de son cou.
— T’as pété un plomb ! Espèce de...
Il s’interrompit net. Félix pressa la lame si fort que le sang commença à perler sur sa peau sale. L’homme se mit à gémir, la respiration courte et les yeux exorbités.
— Ça y est, tu m’écoutes bien ? souffla Félix à voix basse, menaçant.
Il s’approcha davantage de son visage, si près que les relents de sueur lui piquèrent la gorge.
— Si jamais il lui est arrivé quelque chose, ou si j’apprends que tu l’as encore touchée, je le jure sur ma propre vie... je t’égorge comme un porc. Pigé ?
L’ivrogne hocha la tête, minable. À l’odeur, Félix devina qu’il venait de se faire dessus. Il le relâcha d’un geste sec. Le corps flasque glissa contre le mur et s’écrasa au sol dans un bruit mou. Il resta là, pathétique, recroquevillé dans les tessons de verre à pleurnicher sur sa propre misère. Félix, lui, n’avait plus rien à dire.
Il quitta la pièce sans refermer derrière lui. Le froid qui tombait sur les Arcades l’accueillit, humide, moqueur, mais Félix s’en fichait. Jamais il ne s’était senti aussi vide. Alors qu’il descendait les escaliers à pas lents, il ne pouvait s’empêcher de penser que Leona méritait tellement mieux. Il devait la retrouver. Il lui devait au moins ça.
Il erra comme un fantôme dans les ruelles, serpentant à travers la foule qui s’activait encore avant que le soir ne tombe. Ses pas le guidèrent, davantage par habitude que consciemment. Il s’engagea dans une venelle plus calme, bordée de murs décrépis et d’escaliers tordus. Là, blottie contre d’autres, une petite maison se présenta, couverte de poteries d’argile. Félix s’arrêta à quelques pas, fixant la porte sans oser l’approcher. Ses doigts se refermèrent lentement. Pourquoi son ventre était-il aussi noué ? C’était chez lui. Il aurait dû courir, entrer sans même frapper et ouvrir les bras pour enlacer les siens. Alors pourquoi ne pouvait-il pas bouger ?
Il baissa les yeux, s’apprêtait à reculer d’un pas quand un choc sur le flanc le fit tituber. Une silhouette frêle venait de le heurter. Par réflexe, il tendit les bras, retenant la vieille femme avant qu’elle ne s’écroule au sol.
— Oh, pardon... dit-elle d’une voix tremblante. J’suis désolée mon garçon, j’regardais pas où j’allais...
Les mains tremblantes, elle épousseta les vêtements de Félix comme si elle cherchait à en retirer une poussière qui ne s’y trouvait pas. Félix observa l’objet derrière elle, un vieux chariot aux roues grinçantes, couvert d’un drap usé sous lequel pointaient quelques miches de pain. Félix la reconnut aussitôt. Cela faisait des années que Mama Tana arpentait les Arcades, distribuant les restes de fournée aux enfants les plus affamés. Il se souvenait de ses mains, sèches mais étrangement douces, qui lui avaient si souvent ôté la faim.
— Mama, est-ce que ça va ? demanda-t-il.
Elle ne répondit pas. La vieille femme semblait perdue. Elle continuait à frotter les fripes de Félix avec une insistance maladive, jusqu’à ce que ses mains ne révèlent le blanc éclatant qui se terrait sous les tissus poussiéreux. À la vue de l’uniforme des Etherios, elle s’arrêta. Hésitante, ses doigts ridés effleurèrent la noble étoffe. Son souffle s’étrangla.
— Mshindi... murmura-t-elle.
Félix croisa son regard, figé. Un silence étonné sembla saisir toute la ruelle. Autour d’eux, les gens s’arrêtèrent petit à petit. Un vieil homme au pas traînant, une mère et son enfant, un groupe d’ouvrier pliant une bâche. Partout, les têtes se tournaient, attirées par le nom.
— Mshindi...
Le mot se répéta de lèvres en lèvres, comme un vieux chant qui retrouvait son écho. D’abord lentement, un à un, puis par grappes, ils approchèrent, surgis des portes, des porches, d’autres venelles. Des mains se tendirent vers Félix, prudentes, timides, pour toucher ses manches, frôler ses bras, se poser sur ses épaules. Le jeune Etherios voulut parler, leur dire d’arrêter, qu’il n’avait rien fait, qu’il n’était pas celui qu’ils voyaient, mais sa voix mourut dans sa gorge.
Les regards se posaient sur lui, teintés de respect, d’espoir. Certains pleuraient, les autres souriaient en silence. Il ne comprenait pas. Et puis, alors qu’il s’apprêtait à les fuir, la porte de la maison s’ouvrit face à lui. Sur le seuil, une femme magnifique à la peau hâlée se présenta, les cheveux tirés en arrière, quelques mèches blanches s’échappant d’un foulard usé. La surprise sur son visage exprima bien vite autre chose. Le regard qu’elle lui lança dépassa tout le reste : joie, fierté, amour.
Félix sentit ses jambes trembler. Derrière elle surgirent deux tornades aux cheveux bruns qui se ruèrent sur lui en criant son nom. Il les vit venir, n’essaya même pas de les arrêter. Elle se jetèrent dans ses bras, l’étreignirent comme si leur vie en dépendait. Et Félix... Félix ferma les yeux. Il s’effondra à genoux dans la poussière, les bras serrés autour de ses sœurs, le cœur trop lourd. Là, au milieu des siens qui murmuraient encore son nom, Mshindi, celui qui avait réussi, laissa couler ses larmes. Celles qu’il avait retenues. Celles qu’il ne comprenait pas. Celles qu’il portait en lui depuis trop longtemps.
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