Chapitre 20 - 2

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Karel se figea et se tourna lentement vers Raël.

— Je ne te cache pas que cette histoire de silence m’intrigue au plus haut point. Même en supposant que nous ne nous entendions pas… mes souvenirs me montrent que nous vivions sous le même toit. Je veux savoir qui est ce « Maître » dont nous avons parlé.

Le Sorcier hésita. N’était-ce pas dangereux, au vu de la situation ? Serymar n’avait-il pas justement effacé la mémoire de ses serviteurs pour éviter d’être retrouvé par Œil-de-Sang ? Raël sembla percevoir son trouble et ajusta ses lunettes.

— Cette organisation recherche des personnes comme moi, en plus de toi. Si je parviens à briser le sort, je pourrai plus facilement me cacher et ne pas exposer mon amnésie. Veux-tu bien m’y aider ?

Karel réfléchit. Son regard glissa sur son bras caché dans la manche de la chemise. Serymar l’avait soigné avec son propre sang. Ce même sang qui parvenait à réveiller les esprits des Dragons prisonniers de leur malédiction. D’après Whélos, certains poisons étaient utilisés pour servir d’antidote sur leurs propres effets dévastateurs. Ce principe se vérifiait sur les Dragons. Et si… ?

Il effectua un pas vers Raël. Karel le regarda sévèrement dans les yeux et découvrit son bras marqué par la blessure qu’il s’était faite, enfant. Il indiqua à Raël de la toucher. Karel ignorait si cela allait fonctionner, mais qui ne tentait rien…

— Je te remercie.

Raël posa le bout de ses doigts sur la cicatrice. Une décharge fit sursauter Karel. Les marques argentées apparurent progressivement à partir de sa cicatrice, telle une plante grandissante. Les lignes se courbaient, formant de délicats arabesques. Raël tremblait. Son visage était encore tordu de douleur. Mais le serviteur de Serymar lutta et saisit le bras de Karel, luttant pour ne pas s’évanouir. Karel se sentit mal à l’aise. Causer de la souffrance était contraire à ses principes. Mais la poigne de Raël ne laissait aucun doute quant à sa détermination. Les filaments argentés atteignirent sa main, puis remontèrent jusqu’à son épaule.

Après de longues minutes de plus en plus intenses, Raël lâcha Karel en gémissant. Il recula, la tête entre ses mains. Karel se rapprocha vers le fauteuil le plus proche et l’aida à s’asseoir. Un silence tendu s’abattit dans la pièce.

Karel ne le brisa pas. Il surveilla Raël du regard, craignant qu’il ne se sente de nouveau mal. Au bout d’un long moment, Raël releva son visage vers Karel, qui fut choqué par l’expression lasse du serviteur.

Beaucoup de culpabilité se lisait dans les yeux de Raël, ainsi qu’une tristesse telle qu’il en eut les larmes aux yeux.

— Par les Dragons, Karel, je suis tellement désolé ! s’écria-t-il soudain, surprenant le Sorcier qui sursauta. Tellement !

Karel n’osait pas laisser Raël ainsi. Il était en danger, lui aussi. Raël s’adossa contre le fauteuil. Il semblait épuisé.

— Je me souviens. De tout. De mon passé… de ma rencontre avec le Maître.

Raël marqua une courte pause, ému.

— Je me souviens encore de ses premières paroles à mon encontre : « Il est dommage qu’une intelligence comme la tienne disparaisse aussi prématurément, alors qu’elle ne demande qu’à se développer davantage. Mais fait comme tu l’entends. » J’ai alors choisi de le suivre, curieux de voir où il voulait en venir. Il m’a donc pris sous son aile, et je t’ai rencontré, avec Elma et les autres. Tu n’avais que six ans, je crois.

« Je m’en souviens, oui. »

Ce jour-là, Karel avait été convoqué par Serymar. Lorsqu’il était descendu jusque dans la pièce où il devait s’entretenir, tous les serviteurs avaient été présents, en plus de Raël. Serymar l’avait présenté officiellement sans faire durer les choses. Karel se souvenait d’un adolescent de dix-huit ans à l’expression sombre, qu’il essayait de masquer derrière une façade polie. Puis, le temps passant, la dépression avait fini par déserter ses traits.

Maintenant que Raël avait retrouvé ses souvenirs, Karel ne voyait plus de raison de s’attarder.

— Je commence à comprendre. J’ignore si cela t’aidera, mais… Tu sais, le Maître nous a toujours vivement reproché de ne pas avoir fait l’effort d’apprendre la langue des signes. Crois-moi, il nous l’a bien fait payer, via du mépris et en nous mettant dans des situations où notre égo en a pris un sacré coup.

« Je m’en moque. C’était avant, qu’il fallait se repentir. C’est trop facile, après quelques années passées, en ayant laissé la personne vivre avec cette plaie tout ce temps ! Surtout quand elle ne peut répliquer et faire valoir le respect qu’elle mérite. »

Il se sentit suffoquer et toisa Raël avec froideur.

« Cette conversation est terminée. Tu refais ta vie, tant mieux, c’est tout le bonheur que je te souhaite. Mais ne me demande pas plus. Je t’ai rendu tes souvenirs, tu peux avancer, désormais. »

Raël se leva, et le rejoignit. Karel frissonna. Décidément, il aurait besoin d’encore un peu de temps pour accepter le repentir du serviteur de Serymar. Il lui tendit un calepin.

— Tu m’as rendu mes souvenirs, je t’en remercie. Il n’est que justice que je réponde à tes questions. Je suppose que tu as appris à lire et à écrire, depuis. J’ai eu la bêtise de ne pas apprendre la langue des signes, et de n’avoir aucune empathie envers un être innocent à l’époque. Je ne connais pas toute la vérité, mais je te répondrais de mon mieux.

Ses mots eurent au moins le mérite de lui faire retrouver son calme. Karel prit le temps de reprendre une respiration normale, jusqu’à ce que son pic d’émotion redescende.

« Bien. »

Il arracha le bloc des mains de Raël et se laissa tomber dans un fauteuil. Il griffonna une question d’un geste trahissant les restes de sa colère. Raël attendit patiemment et en profita pour sortir un tissu de sa poche pour nettoyer ses lunettes. Karel se leva et lui rendit sèchement le calepin.

— Ah, Elma… elle est restée avec le Maître.

Une bouffée de soulagement envahit Karel, en même temps que de l’inquiétude. Il était rassuré de ne pas la savoir elle aussi abandonnée quelque part sur Weylor et livrée à elle-même. De l’autre, cela signifiait qu’elle serait au-devant du danger avec Phényxia, si ce n’était pas déjà le cas.

Raël parcourut une autre ligne.

— Le Maître nous a effacé la mémoire pour ne pas que l’on nous retrouve. Il a brisé les pactes pour ne pas que les démons s’en servent contre lui. La situation est ironique. Ces pactes étaient censés nous protéger, et au final, les briser et nous éparpiller sur Weylor constituait la meilleure des protections.

Raël observa Karel, qui demeura de marbre.

— Je lui suis reconnaissant, tu sais, même si je suis assez triste à l’idée de ne plus jamais le revoir. Je le respecterai toujours. Avant de nous quitter, il nous a dit qu’il nous récompenserait pour nos services, et il l’a fait. Je rêvais de vivre dans un endroit où je pourrai mettre mes capacités en avant. Le Maître m’a envoyé ici, et j’admets que je ne me suis jamais senti aussi épanoui. Je gère l’administration de ce site, et ça me plaît bien. Orën voulait servir dans une garde de ville, je suppose donc que le Maître lui a offert cette opportunité sur un plateau. Et Elma… Elma voulait rester à ses côtés. Il a donc exaucé son souhait, à elle aussi.

« Mais il a commis des massacres… Il vous obligeait à… »

— Je vois à ta tête que tu as du mal à comprendre. Laisse-moi te rappeler une chose : tu n’apprends rien si je te dis que beaucoup de choses n’étaient qu’illusion.

Karel se renfrogna, réprimant la douleur liée à cette sombre découverte. Raël le regarda dans les yeux.

— Même ses actes atroces l’étaient. Il y avait des dissensions entre nous. Tu n’as pas été le seul à avoir manqué de te faire tuer, là-bas.

La surprise déforma les traits de Karel. En effet. Il se souvenait de l’agression du serviteur dans la serre. Après avoir essayé de le brûler vif dans la pièce, Karel était parvenu à éteindre le feu. Le serviteur s’était alors jeté sur lui et avait essayé de l’étrangler. Il n’avait que huit ans.

— Le Maître s’est débarrassé de ceux qui cherchaient à nuire aux autres, lui confirma Raël avec gravité. Pour nous protéger. Et pour te préserver, toi.

Karel se figea. Les souvenirs envahirent son esprit. Ceux de son enfance, puis ceux de son voyage. Notamment celui où Whélos avait découvert que Serymar l’avait protégé de l’attaque mortelle du gourou dans son dos.

— Karel, dis-moi comment je peux mériter ton pardon.

Le Sorcier inspira longuement. Karel planta son regard dans celui de Raël et signa. La gêne déforma les traits du serviteur, qui n’y comprenait rien. Après sa tirade silencieuse, Karel reprit le carnet pour griffonner dessus avant de le rendre à Raël.

« Retiens ces mots de ma part. Retiens-les bien. Si tu es sincère, un jour, tu en comprendras le sens. »

— Tu as raison, capitula Raël. Les mots ne suffisent pas. Je ferais cet effort d’apprendre. Je te le promets, Karel, je ne ferais jamais plus semblant de ne pas voir les différences des personnes comme toi, parce que c’est plus facile que d’essayer, et de se tromper.

« C’est un début prometteur », approuva Karel.

Il sortit de la pièce et referma la porte en poussant un soupir. Toute cette discussion l’avait épuisé.

« Cette seconde chance est, en effet, le plus beau cadeau qu’il ait pu vous offrir. Si tu le respectes vraiment, fait en sorte de la mériter. »

L’avenir lui dirait si Raël se montrerait digne de ce présent.

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