Trou à rats
Black County la douce n’est jamais qu’un ilot de bâtiments mal torchés, rassemblés au milieu du néant. Ils gâchent pas trop la vue, y a rien à regarder dans le coin, sinon, au loin, la colonie et ses lumières éventrant le ciel. Cette bourgade moisie est notre chez nous depuis quelques semaines, à Vieux-Red et moi. Un vrai trou à rats, et j’parle pas au figuré, là ! Y a bien des rats dans le désert de New America. Ces trucs qui grouillent et filent dans les rues à tout berzingue sont eux aussi les colons de ce monde. Les hommes pensaient conquérir seuls la planète, ils se rendaient pas compte qu’ils tiraient dans leur sillage un cortège de plaies : Rats, chats, chiens, moustiques, araignées, mouches, cafards ; et plus petit, virus, bactéries, champignons… Toute une ménagerie de saletés qui nous collent aux basques depuis des milliers d’années sans qu’on l’sache. Elles ont donc trouvé un nouveau terrain de jeu en nous suivant.
Tout ça pour dire que Black County est un trou à rats, mais aussi à chats qui font que pondre plus de chats, puis des chiens qui forment des saletés de meutes — qui heureusement se font bouffer par les meutes locales, faisant difficilement le poids. Quant aux microbes, on sait pas trop ce qu’ils provoquent, mais ils doivent sûrement joyeusement frayer avec les pourritures locales. D’ailleurs, les oiseaux de mauvais augure passent leur temps à dire que de nouvelles pandémies nous pendent au nez.
Bref, tout ça on s’en fout. Faut bien crever d’un truc ou l’autre. Enfin, de certains trucs plus que d’autres, vu ce à quoi on vient d’échapper Vieux-Red et moi. On a bien failli y passer ce coup-ci. Et lui, ça le fait rire.
— Si t’avais vu ta gueule quand le tétra avançait vers toi… Mon Dieu. J’ai cru que t’allais te pisser dessus.
Il croit pas si bien dire, le vieux. Sauf que je lui fais pas l’honneur de confirmer.
— On n’a presque rien pris sur le tétraconte, on a failli y passer juste pour quelques vieux organes tout pourris.
— C’est ta gueule qui est toute pourrie, gamin. Ces sacs à venin, ces organoïdes à surmen, puis ces petites boules, là — je sais plus comment ils les appellent —, ça vaut une blinde. Une blin-de !
J’y crois pas et surtout j’aime pas son regard. Vieux-Red, il a un problème avec les néodollars. Dès qu’il en a trop, il devient fou. Fait que marteler tout ce qu’il compte se payer avec, puis il les joue. S’il gagne, il largue tout, et va s’exploser à la colonie. Il va « investir » qu’il dit, ça veut dire qu’il va courir la pute de luxe. Toujours, il perd tout et revient, reprendre ce qu’il sait si bien faire. Toujours, il dit que la prochaine fois ce sera différent. Vieux-Red parle beaucoup, il prétend construire un nouveau monde ; il veut juste vivre intensément.
— Y aura assez pour investir, chef ?
— Ah, ça, crois-moi, investir on va s’en donner à cœur joie, petit, surtout quand j’aurai doublé la mise.
Les jours se suivent et se ressemblent. Vieux-Red va donc tout dilapider. Aucune surprise. J’espère juste qu’il va me filer ma part, cette fois. J’compte pas finir comme sa grande gueule, moi ! J’ai un projet.
— Allez, viens, éclate-t-il, trop content pour me rassurer. On va trouver Biorn Demi-corps. Saura nous écouler ces merdes gluantes.
Mes pieds sont en panade avec les bornes qu’on vient de se manger. Je suis plein de merde de tétraconte et puis j’ai l’impression qu’on a récupéré qu’une fraction des richesses que l’molosse gardait dans ses tripes. C’est nul, merde. Vieux-Red gambade presque alors qu’on passe sous l’écriteau annonçant « Black County : Là où les opportunités naisent ». Savent pas écrire dans les confins…
On le sent tout de suite quand on rentre dans Black County. Si le vent la balayait pas sans cesse, elle puerait grave. Charogne, sang, sexe. Y aurait pas moyen d’respirer si le soufflant lavait pas le terrain, même avec un bâillon sur la bouche. Les gens errent dans les rues sales. Pour la plupart des gagne-petit, comme nous. Ici tout le monde survit, en essayant de tirer parti de ce désert sans âme. Les citoyens sont pas franchement heureux, mais ils se forcent.
Tous les regards sont sur nous. Ça fait que causer : « Salut Vieux-Red, t’as toujours ton apprenti ? », « Hé, le vieux, tu l’as mis où ton flag ? », « La monture ou la vie ? Baisé par les AOI ? », sans compter les rires gras.
— Ouais, vos gueules les bouseux, répond invariablement Vieux-Red.
C’est sa réponse à tout faire. Les autres s’en formalisent pas. Après avoir traversé une bonne partie de la ville, l’échoppe branlante de Demi-Corps se pointe. On se fait happer du regard par les prostituées du coin, qui nous appellent à venir les honorer ce soir. L’autre se marre.
— Pourquoi ce soir, mesdames ? Enlevez d’jà vos culottes ! Vieux-Red arrive.
Elles nous laissent partir, nous envoyant des baisers. Des baisers commerciaux.
— Ta petite putain n’y était pas, gamin. L’est peut-être occupée… Pas trop déçu ?
Je lui réponds pas. Ronha, elle vaut mieux que tout ça. Elle a rien à faire dans un bordel. Il peut me chambrer autant qu’il veut, il obtiendra rien de moi.
Sur le perron du marchand, un homme nous attend. Quand la fumée de sa vape se dissipe, on reconnait une célébrité locale.
— Salut shérif, s’esclaffe Vieux-Red.
— T’as paumé ton flag ? ricane-t-il à travers un nuage de vapeur. Ça empêche pas la récolte d’être bonne, on dirait…
— T’as toujours dit que j’étais le meilleur. Tu m’veux quoi, Bolton ?
— Il était temps que tu reviennes, le vieux. On a un macchabée sur les bras.
— Sans blague, t’as tout le temps paquet de morts ici, pourquoi ce serait mon problème.
— Parce que c’est toi l’expert, Dr Redwan.
Le shérif a du mal à dissimuler son sourire. Vieux-Red brandit son index comme un flingue.
— Hé ! Pas ce nom, ça c’est fini ! (Il se tourne vers moi, d’un coup) T’as rien entendu, gamin ! T’as pigé !
— Rien entendu, chef, j’lui déclare, content de découvrir une nouvelle façon de l’emmerder en cas de besoin.
Vieux-Red est furieux, mais il se retient. Ces deux-là se connaissent depuis des siècles.
— C’est quoi ton clamsé ?
— L’est au légiste, continue le shérif Bolton, rangeant sa vape parfum malaise. T’expliquerai là-bas.
Vieux-Red bouge pas. Tout son enthousiasme vient de se casser la gueule. Je sais pas si c’est bon ou pas.
— Moi et le gamin, on avait des projets.
Bolton crache par terre. Le sol d’ébène avale volontiers son molard. Il pleut jamais sur ces cendres, elles ont soif.
— Les putes vous attendront. Font que ça, c’est leur job. Allez, Red, rends-moi ce service.
Pause. Vieux-Red allume sa propre vape, goût Rien à secouer, et fixe son copain. Après deux tafs, il annonce « OK », et on commence à le suivre dans un nuage de fumée. Adios les biftons, à bientôt Ronha.
Les gens qui débarquent ici pensent que pour trouver le légiste, avec toute sa technologie, il faut se farcir la colonie. Avant, c'était vrai. Mais vu la quantité de morts dans les terres neuves, les grosses têtes ont décidé de construire un beau labo en plein Black County. Enfin, un tout petit peu en périphérie, tout de même, histoire de prétendre que les deux endroits n’ont rien à voir. Bon, le bâtiment jure un peu ; tout propre tout net, les mêmes polymères autoformés que les autres baraques, mais les siens, bien mieux arrangés.
Après un couloir lumineux marquant le passage d’un monde à l’autre, de jolies portes vitrées automatiques s’ouvrent, une voix sexy nous balance « Bienvenue au laboratoire Pranesh & son », avant de se refermer en un tendre chuintement. On se croirait en pleine colonie. Tout est blanc au point que ça vous fait mal aux yeux. Le monde de dehors n’existe plus. Tout ici n’est que perfection des mesures, harmonie dans l’œil, confort et beauté, même les angles sont arrondis. Et nous, on traîne nos groles pleines de boue visqueuse dans ce paradis. « Veuillez vous installer dans la salle d’attente, des magazines sont à votre disposition ». Sur les accoudoirs sortis d’usine brillent des tablettes, trop rares dans les confins. Elles sont presque inutiles sans le réseau aérien, mais celles-ci sont chargées à bloc d’informations pas trop anciennes.
— Ah, tu sais lire, gamin ? plaisante Vieux-Red. Ou c’est juste sa voix qui te fait bander ? Elle est nulle part, tu sais.
Bon Dieu, je réponds pas, mais qu’est-ce que ça me démange !
— Venez, insiste Bolton, on s’en fout de cette machine. Ouvre l’accès, Machine, Sandar m’attend.
— Je regrette, susurre l’interface d’une voix de miel.
— Ouvre la porte ou je flingue tes capteurs.
Silence de la machine. J’me ronge les ongles. Red pouffe dans sa moustache. Bolton bouillonne. Une musique irréelle essaie de nous endormir l’esprit. Finalement une porte vitrée s’ouvre.
— Pas la peine de détruire du matériel que vingt ans de votre salaire ne sauraient payer, Bolton, intervient un maigre monsieur à lunettes en rentrant dans la salle d’attente. Je vous attendais, en effet. Vous, par contre, n’avez aucune patience, shérif.
— Sandar, s’avance Bolton, pour lui serrer la main — mais le bonhomme garde précautionneusement ses doigts noués dans le dos. Excusez-moi, se reprend-il, je tenais à convier mon vieil ami Red, il connait bien les bêtes de la région, il aura peut-être une idée.
— Je l’espère, shérif, répond-il, concis. Néanmoins, j’en doute.
Il nous dévisage, Vieux-Red et moi. Ses lunettes n’en sont pas. En réalité ses yeux sont des lentilles optiques. Les mirettes de ce gars valent aussi quelques salaires de shérif.
— Bien, suivez-moi, décide-t-il. Ariane, ouvre le sas du local 23.
— Avec plaisir, s’enthousiasme la dame.
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