Au trou
En un rien j’y suis. La porte grince et se referme. J’pige pas ce que je fous en prison. Enfin, si on peut appeler les deux cages métalliques qui jouxtent le bureau du shérif des prisons, plutôt des cellules de dégrisement.
Vraiment, comment j’ai pu faire ça ? Qu’est-ce qui m’a pris ? J’me rappelle avoir avancé, le mouvement de ma main, la chose au fond du trou, le fait de la saisir, c’est dans ma mémoire, y compris l’élan pris et mon lancer digne d’un match de ligue pro au baseball. Par contre je ne me souviens pas de l’avoir décidé.
Du bruit, dehors. J’grimpe sur le lit et presse mon visage entre les barreaux de la fenêtre. Au loin, les triportés décollent en soulevant des poussières qui montent vers les étoiles. Leurs phares retournent vers la colonie. Je sais pas pourquoi — c’est con – mais ça me soulage. Ils seront repartis avec les corps, Vieux-Red leur aura rien dit, préférant gérer la situation avec Bolton sans impliquer les autorités. Je souffle, ma respiration devient nuage en glissant dehors.
Les trois lunes se tiennent, pataudes, dans le ciel nocturne. Rigena, Philarétea et Loukia ont presque la même taille, Loukia a juste un anneau, histoire de se démarquer. Je les appelle Riri, Fifi et Loulou. Plus mignon. Ces prénoms m’font penser à des trucs d’une autre époque — que je connais pas vraiment, mais qui en ont le parfum et c’est bien suffisant. Les trois belles ont leur charme, il faut bien le dire. Elles tiennent bien compagnie.
Au bout d’un temps, je me coule vers le lit miteux. Il y a sûrement des angiophores dans le matelas. Je suis parti pour mal dormir à force de me gratter. Assis pour me préserver, je contemple le carré de lumière hachurée qui gît au sol. Est-ce que je vais rester longtemps dans ce trou ? J’imagine — non, j’espère — que Vieux-Red finira par prouver mon innocence, s’il y pense du moins… J’ai strictement rien à me reprocher. D’ailleurs c’est vrai, non ? J’ai rien voulu de tout ça… C’est l’os… Le bout d’os.
Je crois que c’est lui qui m’a fait faire tout ça.
Il y a quelqu’un dans la cellule d’à côté, j’entends une respiration. Je me redresse d’un coup « Il y a quelqu’un ? ». Mes appels répétés ne font pourtant sortir personne des ombres. Mais je le sens, pas de doute. C’est comme une masse tendue dans l’espace, qui se gonfle. Je scrute, comme un cinglé, sondant les ténèbres. S’il y a quelqu’un, c’est un champion de la dissimulation. Au bout d’un temps, j’abandonne, cœur palpitant. J’ai dû me tromper. J’dois être fou. D’abord mes gestes m’échappent, ensuite je vois des voisins de cellule alors qu’il n’y a là que de vieux courants d’airs.
La nuit passe, je dors pas. Mes idées tournent comme des demi-cauchemars au plafond de la cellule. Parviens pas à penser. C’est l’inverse : les pensées me rongent. Elles me grignotent, infiltrent mon cerveau. Tu aurais pu faire autrement ; même pas capable de savoir ce que tu fais ; répare ! Qu’importe comment, mais fais-le ! Demande pardon, implore ! Elles s’obstinent, comme venant de l’extérieur. Le bout d’os n’est pas loin. Je le sens derrière les murs du bureau, il m’attend. Il y a quelque chose qui gratte dans un coin, c’est peut-être lui, ou un doigt coupé qui creuse sa propre tombe. Parviens pas à dormir, aussi j’me lève. Je cherche un angle parmi les ombres trop denses. Un coin, profond, aigu, acéré, plein des choses sombres qui s’y bousculent. J’y trouve une tête, celle du corps décapité. Je la connais, ce visage, cette moue dédaigneuse, mais le souvenir me revient pas. J’appelle le shérif « J’ai trouvé la tête manquante ». Il bouge, il se traîne. Non, il rampe, derrière la porte. Sa silhouette se découpe dans la lumière glissant sous le battant. Il attend. Je sais ce que je dois faire. La gorge s’ouvre, les jugulaires se gonflent, me glissent « Oui, tu le sais — il faut le regarder — s’y plonger — corps et âme ». Dans la cellule d’à côté, mon voisin apparait enfin : il est assis, sur la banquette, la cavité dans son visage m’observe. Un indigène, un AOI. Sa gueule n’est qu’une spirale, je vois à peine ses yeux. Il n’y a que le trou, d’où sort un cri lent. ÔÔÔaaaaaaaaäääîîîîîîîoooooooooooooooooooooooooooooooooôôôôôô. Ça me vrille les tympans. « Vas-y, fait-le » gargouille la gorge béante de la tête, crachant du sang. « Réveille-toi, allez. Souviens-toi ! ».
— Réveille-toi, péquenot !
Mes yeux s’ouvrent sur la vieille tête fatiguée de Bolton qui me nargue derrière les barreaux. D’instinct, je regarde dans tous les sens, mais surtout dans la cellule d’à côté. Il n’y a aucun AOI dans la cage. Juste après, tandis que le shérif ricane, les démangeaisons se pointent. L’horreur absolue.
— Gosh ! On a encore oublié de laver les matelas, désolé petit.
L’est pas désolé du tout, le shérif. Au contraire, il jubile.
— C’est bon ? fais-je en me grattant comme jamais, j’suis libéré ?
— Non, grogne-t-il en ouvrant la porte. Plutôt suspect numéro un (il la referme derrière), en attendant que je pige ce qu’il se passe.
— Mais… J’étais avec vous dans la salle d’autopsie !
Il s’approche, pot-pourri de tabac, de sueur et de bière.
— C’est pas toi, OK, mais rien n’empêche que tu sois l’complice.
Je suis fatigué, tout mon corps me chatouille, j’ai envie de pisser et de crever. J’ai pas besoin de ces conneries maintenant !
— Mais j’ai même pas de mobile, shérif !
— Ça, c’est toi qui le dis, mon gaillard, répond-il du tac au tac. J’vais te reposer les mêmes questions qu’hier et on verra si ton histoire tient !
Puis-je dire non ? Pfff… De toute façon, il m’balance son haleine aigrie en même temps que ses points d’interrogation. Tout y passe, ma date de naissance, le nom de mes vieux, là où j’habitais, pourquoi j’y suis plus, qu’est-ce que je fous ici, dans le trou du cul des Terre Neuves ; depuis quand je connais Vieux-Red, qu’est-ce que je fais avec lui, qu’est-ce qu’on a fait le seize octobre, le dix-huit novembre, le vingt-quatre mai de l’année passée — ah ah, c’t’un piège il y a pas de vingt-quatrième jour en mai sur NA — il me prend pour un con, feint après de me prendre au sérieux, avant de m’humilier. D’un sourire, il finit par me demander, au bout du parcours, presque épuisé lui-même « Pourquoi tu l’as lancé ? »
— C’était comme une voix, réponds-je aussi franchement qu’hier. Elle venait du bout d’os. Elle m’a dit de le faire. Non ! Elle m’a commandé de le faire.
— Pourquoi ?
— ‘cune idée, chef.
— Comment ça se fait qu’on l’a pas entendu dans ce cas, hein ?
— Z'étiez trop occupés à chercher ?
— Ressemblait à quoi, ton bout d’os ?
— La forme d’une bastos de flingue, une coque en os, munie d’un trou, comme un petit œil sournois ; et comme des muscles en dessous, visibles entre les interstices.
— C’est précis…
— J’ai son image gravée dans ma tête, shérif. Ce truc m’a foutu les boules. C’est peut-être une créature locale, une espèce qu’on n’a jamais vu, qui perce les vitres, tue les gens. Faut chercher, Sherif !
— Mouais, ça t’arrangerait bien.
— Mais non ! Et puis pourquoi ce serait pas possible ? Il y des espèces qui communiquent entre elles selon des canaux qu’on n’a jamais pigés. C’est Vieux-Red qui me l’a dit !
— Ce truc t’aurait commandé de le jeter par la fenêtre, c’est ça ?
— Pourquoi pas, c’est la seule explication pour moi...
Il me regarde bizarrement.
— Mais alors, gamin… Qu’est ce qui te permet d’affirmer que ce que tu me baves-là n’a pas été commandé par ce fameux bout d’os ?
À part lui offrir ma gueule ouverte, j’ai plus rien à proposer. Bonne question. Merde…
— Tu vas rester encore un petit peu au mitard, mon pote. T’as pas encore gagné ta liberté.
Annotations
Versions