Au fond du trou
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Personne ne peut imaginer ce que ça fait d’être au fond d’un canon de flingue prêt à tirer.
Vous pouvez faire l’exercice mental, allez-y. Mais vous aurez du mal, croyez-moi, à ressentir ce que ça fait d’avoir la tronche engoncée dans un long tube froid, serré, le regard calé dans des rayures spiralant jusqu’au trou final, à viser le monde comme un cyclope. Et bon courage pour imaginer ce que c’est d’avoir le cul calé dans une douille en attente d’être percutée, prêt à vous faire allumer à tout moment et être projeté à une vitesse à vous en crever les yeux dans la caboche de quelqu’un. Non, vraiment, essayez donc. Et encore, j’vous parle ni de la douleur, ni l’impuissance crasse.
La congrégation tremble, ils viennent d’être marqués. Les visages affolés défilent au bout du trou, j’peux rien rater, pas possible d’échapper au désespoir qui se dessine sur leurs traits. Je vais rencontrer l’un d’eux.
Ce sera qui ? Y a quasi que des gueules connues. Peu d’honnêtes gens, là-dedans. Et même certains que ça me gênera pas de faire éclater — des vrais connards. D’autres, plutôt rares, que j’estime. Puis un bon paquet que ça me débecterait de trouer. Et puis… non… — son visage, merde ! — la seule personne qui en vaut un peu la peine dans ce monde… Juste là, au bout du canon qui lentement cesse de chercher.
Merde, pas elle. Pas Ronha.
J’entends Le Morne cracher sur le dallage. Le parfum d’église l’émeut pas. Les anges, il les consume sans s’inquiéter. Il veut pas de témoins. Mieux que ça, il veut de la matière pour argumenter. Il veut des morts qui marchent, des fruits indubitables de la puissance de Dieu. OK, si tu veux, chef. Mais, pitié, pas Ronha. Pas cet ange-là.
— T’as qu’à l’éviter, gamin. Ma parole, t’es toujours aussi con. Évite sa jolie face.
Même mort, Vieux-Red m’emmerde encore. Il est dans la chambre d’à côté, il sera tiré après moi. Je soupçonne que ce vieux con jubile quand il perce les corps. C’est son côté sadique. Il va bien avec Le Morne. Ces deux-là, ils chérissent leurs retrouvailles. Ils vont avancer vers la colonie, prêts à démontrer leur vérité et fonder leur nouvelle religion. Le Morne en sera le pape décédé. Mégalo, il incarnera le fils ; Vieux-Red le Saint-Esprit. Quant à Dieu, le père, il continuera à tirer les ficèles derrière le voile du réel, comme d’hab. Pour lui, ça change pas. Il reste un prétexte à toutes les dérives.
Ronha est là, au bout du trou. Son beau visage impassible me contemple. On dirait même qu’elle me voit, au fond du canon. C’est alors qu’elle parle. Qu’elle me parle.
— J’ai attendu assez longtemps, c’est bon ? Tu me sors enfin de là ?
— Oui, ma chérie, je lui hurle, par le biais de nos âmes entremêlées. Ce n’est pas la libération que je voulais t’offrir... Mais ce sera bien, tu verras. J’hésitais, mais maintenant je suis sûr. Je vais te donner une vraie mort, quelque chose de digne. Je percerai ton crâne de façon à ce qu’il soit irrécupérable, ce sera l’amour qu’on n’aura jamais fait, tu ne pourras pas devenir comme ces monstres, non. Tu seras préservée, mon ange. Ma chérie.
— C’est bien la déclaration romantique le plus cucul que j’ai jamais entendu, marmonne Vieux-Red. L’autre Morne a dû bousiller l’aire qui produit la poésie dans ta tête d’attardé. J’la plaint, pauvre gamine.
— Ta gueule ! hurle mon âme.
Si dans la lointaine grotte où gisent nos cadavres, je pouvais seulement me détacher, arracher ces câbles et ces électrodes pour aller massacrer Vieux-Red, putain je le ferais !
— Chut, c’est fini, me glisse Ronha sous le regard étonné des otages en sursis.
Quelqu’un réagit. Le Morne le frappe, puis aboie sur les membres de la congrégation. À la chapelle de Black County, ils se croyaient en sécurité. Ils l’étaient jusqu’à ce que la caboche du prêtre vole en éclat et gicle sur le crucifix de quatre mètres qui orne le fond de la salle. Ce truc que la congrégation a payé une fortune. V’là le sang du Christ. Le sacrifice. Bon sang, Le Morne sait parfaitement comment fonder une religion sur un terrain traumatique. Il a tout compris. Sans violence, pas de dévotion. Et la vierge de cette secte nouvelle se trouve devant moi, au bout du canon. Elle en sera la martyre. Elle l’a compris. Sa douce bouche s’entrouvre.
— Tu me le passes, papa ?
Dans le flingue, dans mon crâne bardé de capteurs, dans mon corps tremblotant, tout se crispe. Papa ?
— T’as assez trimé, Ronha. Tu n’auras plus à me rabattre de candidats. On passe à la vitesse supérieure, ma chérie. Tiens.
Un flingue tombe par terre. Comprenant tout, là où moi je traîne, l’âme de Vieux-Red éclate de rire. La main blanche de mon ange saisit le Ruger. Je le reconnais, c’est le mien. Elle brandit mon arme et sourit.
— Enfin, murmure-t-elle.
Le Morne ouvre le barillet de son revolver. Il me retire de la chambre, ses doigts sont moites, je l’insulte, mais il ne s’en soucie pas. Ronha lui tend la main. Elle me presse dans sa paume tendre et chaude, puis me porte à ses lèvres et m’embrasse.
— Tu es à moi, Lapin.
Tout à toi, pour toujours. Ma chérie.
Le Morne se met à entonner une prière d’une voix vibrante. Ronha m’enfonce dans le barillet de sa toute nouvelle arme, qu’elle glisse dans un étui sous sa robe, le long de sa hanche, contre sa peau si douce, légèrement suante. La litanie s’élève, Vieux-Red singe le cantique, mais participe avec les âmes errantes qui flottent ou peuplent les revolvers. Un à un, les membres de la congrégation se voient percer par la lame enduite de synches. « C’est votre second baptême », leur dit Le Morne. Ensuite, alors qu’il scande le pater, les tirs retentissent. Bang ! gémit le Colt. Je ne le vois pas, mais je sais que chaque membre de l’église y passe. Bang ! Ils ne crient pas, ils savent qu’ils seront ressuscités. Bang ! Les synches dans leur sang leur offriront un aller simple pour la vie éternelle.
Bang ! c’est comme une percussion. Bang ! Plus rien ne compte. L’important est que Ronha vive. Bang ! Ronha est avec moi. Je ferai tout pour elle. Bang ! Tout.
Contre sa peau, j’entends son cœur battre à travers sa chair. Bang ! Il est régulier, malgré sa vitesse. Il bat, telle une séquence. Bang ! Elle complète la mesure du chant, les tirs réguliers, bang ! et une autre fréquence, discrète. La séquence de Dieu bat elle aussi la mesure, mélodie souterraine.
Sur son rythme lent nos âmes communient, Ronha. . ...... . .
La colonie, notre rêve n’est plus très loin. . .. .
À dos de flag défile le paysage. .. . Crêtes et bassins s’alternent... . . ..
Là-bas, où s’échouent les ondes, on pourra enfin s’aimer… .. ..
… . ..
Là-bas, nous ne serons plus qu'informations. Séquences emmêlées. .. . .
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Je t’aime.. ..
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Bang !
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