La chute des destins

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  « Je me nomme Vito, et d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu en moi un désir de provoquer le destin. »

N’allez pas croire que la personne qui pense cela souhaite jouer avec sa vie, c’est bien tout le contraire. Déjà enfant, il était considéré comme une boule d’énergie pure avec un esprit particulier. En lui avait toujours résidé un fort instinct de la vie. Il aimait celle-ci.

S’il avait eu en lui de telles déclarations, c’était justement, car il désirait pouvoir un jour disparaitre sans regret. C’était là la preuve ultime qu’il avait vécue, qu’il pouvait affirmer avoir su vivre. Un chemin a une fin, et, sans cette fin, on ne peut pleinement considérer celui-ci.

Un chemin, c’était justement là où Vito se trouvait actuellement. Physiquement, car il se dirigeait vers son habitation, un appartement en centre-ville, mais surtout mentalement, car sa journée avait été particulière.

Au volant de sa voiture, il posa un œil sur son rétroviseur. Il vit son propre regard. Le regard d’un jeune homme de 25 ans. Il observa que ses yeux d’ordinaire joyeux et vifs étaient lourds et fatigués. L’expression de son visage d’ordinaire spontanée était grave et préoccupée. En dessous de son rétroviseur se trouvait un fanion de Florence, la ville d’origine de sa famille. En voyant le symbole italien, il pensa à sa mère. Celle-ci lui manquait. Elle n’avait pas toujours saisi sa perspective unique sur la vie, mais leur relation avait toujours été marquée par des liens profonds et sincères. Il aurait pu l’appeler aujourd’hui pour avoir du réconfort. Mais elle était malade. Il ne voulait pas ajouter à ses préoccupations médicales un fils à porter. Il écoutait de la musique tout en repensant à sa journée. Celle-ci avait été particulièrement éprouvante. Il était pompier. Aujourd’hui, un homme s’était suicidé dans le cours d’eau de la ville. Tout cela malgré l’intervention des sauveteurs. Le malheureux, un quinquagénaire divorcé et peinant à se stabiliser dans la vie, avait vu sa reconversion lui échapper après une baisse de motivation globale. Il avait donc choisi de se jeter dans le fort courant d’eau près des barrages de la ville. Des passants avaient alerté les pompiers le voyant traverser une zone interdite. Ils avaient même engagé le dialogue avec lui. Les pompiers avaient pu venir, mais, après avoir considéré qu’il avait dit tout ce qu’il avait sur le cœur, il s’était jeté dans les tumultes s’offrant à lui.

Vito était au bord de la scène. Il avait hésité à plonger. Il n’avait pas compris et ne comprenait toujours pas le geste de l’homme. Son supérieur lui avait parlé pendant plus d’une heure. Il aurait une journée de repos, et ensuite il devrait se rendre auprès de la cellule psychologique de son service pendant une faible durée. Pour son supérieur, il était compréhensible d’avoir de l’empathie, mais à ce niveau-là, cela pouvait être dangereux. S’il avait agi, il aurait alors mis deux vies en danger. Vito avait aussi appris que l’homme s’était lesté de lourdes chaines et de poids en plomb pour être sûr de ne pas survivre à son geste. Rien de ce qu’aurait pu faire le jeune pompier n’aurait changé quelque chose. Son supérieur avait ensuite dû le laisser rentrer chez lui afin d’aller parler aux journalistes témoins de la scène. De leur point de vue, l’homme s’était alourdi. Vito, lui, n’avait vu qu’un homme malheureux. Son visage hantait ses pensées. Il jeta à nouveau un bref coup d’œil dans son rétroviseur. Il réalisa que c’était très représentatif de sa vie. Tout en avançant sur sa route, son regard et ses pensées étaient tournés vers l’arrière et le passé. Il tenta de se reprendre. Il fallait désormais passer à autre chose, se reprendre, car d’autres vies devaient être sauvées. Il essaya d’esquisser un sourire et de reprendre son habituelle bonne humeur. Il essayait d’oublier tout en rentrant chez lui. Et demain, il tenterait de se changer les idées dans le centre commercial de sa ville.

  

  Seul, tard dans la nuit, James rentrait chez lui. Il passa le seuil de sa porte et s’assit dans son appartement. Il était logé à la rue du Commencement. « Cela est ironique », pensa-t-il, car il avait le sentiment d’être à la fin. Il regarda autour de lui. Comme si un filtre négatif était superposé en permanence sur ses yeux, il ne semblait voir que le négatif du décor s’offrant à lui. Un canapé neuf, une table avec deux chaises, la deuxième servant surtout à ses vêtements et une télévision rarement utilisée. L’impression globale était impersonnelle, austère. Tout autour de lui semblait trop froid. Il s’assit sur le canapé. Il était malheureux dans sa vie. Il lui avait fallu du temps pour admettre être en dépression. D’abord, c’était un manque d’envie pour les gestes du quotidien qui s’était manifesté. Maintenant, chaque minute passée à son travail lui pesait comme une couronne de plomb sur les tempes.

Il était cadre, dans une entreprise du numérique. Venant d’Angleterre, il avait été au départ ravi de venir dans ce pays qu’est la France, mu par la soif d’aventure. Il ne pensait pas que sa famille lui manquerait. Aujourd’hui, c’était le cas. Son ennemi était cette solitude permanente. Dans ses pensées, son plus gros regret était de ne pas avoir consacré assez de temps à sa vie personnelle. Tout autour de lui respirait la solitude. Ne souhaitant pas compliquer la montée de sa carrière, il avait fait une croix à sa vie sentimentale avec son nouveau travail. Quand la solitude se faisait trop grande, il agissait comme pour tout le reste : il payait. Mais avec le temps, il avait fini par se lasser des achats à répétition pour ce domicile que lui seul habitait et que personne ne partageait avec lui, jusqu’à ce qu’il ne reste que le minimum. Il ne profitait plus des avantages de son travail et ne profitait pas plus de la vie. Il n’avait jamais voulu consulter de médecin. Il continuait donc son travail dans une spirale qui ne pouvait s’améliorer. Il avait fait ce choix, car, après tout, son travail c’était tout ce qu’il avait. Il n’arrivait pas à se séparer de ce qui causait son état.

Il se dirigea vers la salle de bain. Là, il se confronta à son reflet dans la glace. Le miroir était fissuré, témoignage d’un évènement qui avait profondément marqué James. Un jour semblable où il s’était vu, il s’était tellement considéré pitoyable qu’il avait failli ingurgiter tous les médicaments à sa portée. Mais dans un sursaut de vie, il avait donné un coup de poing dans la glace. La douleur lui avait redonné son esprit. Après la douleur était apparue la honte. C’était un cercle vicieux. Aujourd’hui encore, il ressentit ce mélange de honte et de souffrance en jugeant son reflet. Son mètre quatre-vingt-dix lui apparaissait comme trop grand. Ses cheveux qui, dans le temps étaient bien soignés lui semblaient tristes et mornes. Son visage, il ne pouvait plus le supporter, surtout à travers les craquelures. L’aspect qu’il avait de lui-même était à l’image de la glace. Un corps et un cœur en morceau, brisés.

Tentant le tout pour le tout, il chercha à se divertir, il alluma la radio sur son téléphone. Les informations arrivèrent. Un homme s’était suicidé en public. Dans un premier temps, James le jugea, avant de finir par l’envier. Au moins, lui avait vécu quelque chose d’autre qu’une routine aujourd’hui. Il savait toutefois que son raisonnement n’était pas optimal. La soirée s’annonçait aussi colorée que les précédentes. Au fur et à mesure que les heures passaient, il ne cessera de penser plus fortement à ceci. Et si la mort était le moyen de vivre une dernière fois ? Il continua d’y réfléchir longuement, et décida que demain serait une journée qui sortirait du sentier quotidien.

  Debout, dans les transports en commun, une jeune femme écoutait dans son casque la 5e symphonie de Beethoven. Elle peinait à lire ce qui était affiché sur les panneaux publicitaires. Sa vue ne faisait que diminuer. Elle n’en avait pas une bonne à l’origine, et son travail ne l’aidait pas. Plutôt que de lire les affiches, elle tourna son regard autour d’elle. Des gens assis rentraient chez eux. Ils étaient en petit nombre, elle avait de la place. Son reflet lui apparut alors que ses yeux s’arrêtèrent sur le métal des poignées du métro. Elle prit le temps de s’observer. Son visage qu’elle avait trouvé jovial et doux lui paraissait désormais fatigué et routinier. Le métal déformait son corps d’un aspect peu flatteur. Elle estimait qu’elle faisait plus vieille que ses vingt-huit ans. Cette femme s’appelait Mélodie.

Elle travaillait dans un cabinet d’expertise juridique. Son travail était prenant, chronophage. Elle avait lutté pour l’avoir. Pourtant, aujourd’hui, après tout ce temps, elle ne se sentait pas satisfaite de la tournure qu’avait prise sa vie.

Lorsqu’elle était adolescente, après une enfance ponctuée par les entrainements, elle avait manifesté un fort potentiel à la musique. Douée sur plusieurs instruments, ses professeurs lui manifestaient un grand intérêt. Elle avait un élément de plus par rapport aux autres, le génie de l’improvisation. Mais un défaut surgit à travers le temps en elle. Chaque fois qu’elle se sentait jugée, elle manifestait une terrible pression et perdait complètement ses moyens. Plusieurs auditions catastrophiques et moments gênants lui avaient fait abandonner cette voie. Complètement découragée, elle continuait désormais à composer et jouer seule chez elle, avec pour unique et chanceux public son chat noir. Elle se souvenait de l’expression désemparée de ses professeurs, jurant que, si elle ne pouvait pas voir le public, tout serait plus simple. « Si seulement tu étais aveugle », répétait souvent son professeur.

Prise d’un moment de solitude, elle choisit d’appeler sa meilleure amie. Parler de banalités et du quotidien, partager ses désirs et angoisses l’aidait à aller mieux.

Le lendemain, son amie lui avait proposé d’aller faire les magasins au centre commercial de la ville. Elle avait accepté, cherchant à occuper son jour de pause et à changer ses regrets quotidiens.

  James avait fini sa promenade au centre commercial. Il avait acheté tout ce qu’il lui fallait pour son projet. Il avait d’abord lu le journal, et c’est là qu’un plan précis s’était implanté dans son esprit.

Il avait commencé par le magasin de sport. Il y avait obtenu son matériel. Ensuite venait le choix du lieu. Il voulait un endroit discret et en lien avec la nature. Il ne connaissait pas excellemment bien les environs, il l’avait donc choisi à l’office de tourisme. Il savait que de fortes pluies allaient survenir en fin d’après-midi, ce serait parfait pour lui.

  Vito avait un mauvais pressentiment. Il avait choisi de passer la matinée dans les magasins pour se changer les idées. Mais logiquement, les éléments de la veille ne faisaient que ressurgir dans son esprit et il avait eu une sérieuse interrogation.

Le jeune homme adorait le sport, notamment le rugby. Pour se faire plaisir, il avait choisi de finir sa tournée des magasins avec celui qui était spécialisé en articles de sport. Là, il avait observé les rayons à la recherche de crampons. Il avait alors croisé cet homme.

La première chose qui l’avait marquée était le physique de l’homme. Il savait que ce n’était pas bien de juger, mais il ne pouvait s’empêcher d’observer les physiques dans ces lieux dédiés au sport. L’homme n’avait pas l’air musclé. Son visage marqua Vito. Il semblait triste, mais avec des éclairs contrastants de son attitude. Les éléments les plus curieux étaient les articles qui l’intéressaient. Cet homme ne regardait que les poids. Pourtant, il n’avait pas le corps qui allait avec les exercices que provoquait ce matériel. Il n’avait apparemment pas non plus le niveau qui allait avec. Directement, des flashs de la veille lui revinrent en tête. Le voyant acheter des ceintures lestées pour chevilles et corps, ses doutes s’intensifièrent.

À la sortie du magasin de sport, Vito décida de suivre plus longuement cet inconnu. Celui-ci visita l’office de tourisme. Le pompier observa de l’extérieur le lieu où l’homme s’était rendu et les brochures examinées. Ses craintes ne faisaient que s’intensifier au fil du temps.

Quand il sortit du bâtiment, il pénétra à son tour dans l’office. Il obtint rapidement ses réponses. La crainte devint plus vive que jamais. Il avait peur que l’homme ne cherche à commettre un acte terrible. Il repensa au visage de l’homme qui s’était tué, un visage déterminé. Il devait le suivre. Il ne laisserait pas un autre individu faire un tel acte sans chercher à agir.

Il ne le trouvait plus du regard. Mais cela n’était pas grave, car il savait où se rendre pour l’attendre et le trouver.

  Mélodie était avec son amie dans un bar. Celui-ci était situé à côté de l’office de tourisme et d’un magasin de vêtements, sur les côtés de la place centrale du lieu commercial. Les deux femmes avaient bien écumé les différentes enseignes, mais sans acheter pour autant. Le vrai plaisir avait été de se voir et de discuter.

Après avoir abordé tous les sujets possibles, elles quittèrent leur bar. Mélanie remarqua un détail qu’elle n’avait jamais observé au centre de la place. Une petite plaque nominative était inscrite. On pouvait y lire : « Croisement des destins ».

Elle fit part des interrogations que lui provoquait ce nom à son amie. Celle-ci ne le comprenait pas plus. Elles s’interrogèrent alors sur ce qu’elles feraient cet après-midi.

Son amie ne voulait pas se promener, car de la pluie était prévue. Mais une envie étrange de se balader était implantée dans l’esprit de la jeune femme. Ses yeux se posèrent alors sur une scène étrange. Un homme entrait dans l’office de tourisme. Au loin, un autre semblait l’observer. Elle prêta attention à ce que l’homme consultait. Il semblait à la recherche de quelque chose. Quand il finît par la trouver, il quitta les lieux. L’autre homme pénétra alors et parcourut les mêmes endroits. Il finit par s’en aller lui aussi.

Mélodie fut prise de curiosité. Elle entra à son tour dans le bâtiment. Elle avait situé l’endroit où les deux hommes avaient trouvé leurs informations. Elle ne tarda pas à en faire de même. Et là, elle sut où elle allait se rendre cette après-midi.

  Vito, assis sur un banc, observait l’océan. Les vagues de plus en plus violentes se jetaient contre les rochers dans un fracas semblable à un ensemble de percussions. Il réfléchissait. Le temps était passé sans qu’il y prête attention. Des nuages menaçants s’amassaient à l’horizon. Bientôt, de fortes pluies allaient s’abattre sur le lieu. Il se trouvait à la pointe du Dénouement.

Cette pointe était connue dans la ville pour être une promenade avec une vue imprenable sur les côtes de la cité et de ses environs. Aujourd’hui, seule une femme marchait le long de la côte. Vito, quant à lui, attendait de voir avec appréhension s’il avait eu raison de s’inquiéter sur le mystérieux homme. Le bout de la pointe donnait sur une chute de dix mètres. Avec de la chance, on évitait les rochers, mais il fallait alors espérer ne pas avoir de fortes vagues, sinon celles-ci en finissaient vite avec n’importe quel nageur.

Il ne voyait toujours pas l’homme arriver. Peut-être s’était-il trompé sur lui ? Il savait que, dans son esprit résonnait encore le suicide récent auquel il avait été confronté. Mais il ne pouvait ignorer son instinct. S’il y avait une chance qu’elle puisse sauver une vie, cette dernière devait prévaloir sur tout le reste.

  Mélodie se promenait, seule, à la pointe. Son amie n’avait pas été emballée par la perspective d’une balade en ce lieu. Mais cela n’avait pas empêché la jeune femme de s’y rendre. Elle cherchait à faire le vide dans sa tête et souhaitait pouvoir voir ce qui était essentiel dans sa vie sans que le superflu s’interpose. Et pour cela, il n’y avait rien de mieux que le bruit régulier des vagues contre les falaises. Son esprit ne pouvait s’empêcher de chercher un rythme, une mélodie à mettre par-dessus le tempo donné par la nature.

Au milieu de tout ce bruit, elle aperçut du mouvement près du bout de la falaise. Un jeune homme qui, auparavant était assis s’était soudainement levé. Mélodie le reconnaissait, c’était le deuxième homme à avoir pénétré l’office de tourisme. Son regard était dirigé vers un autre homme, qui se rapprochait du bord de la falaise. La jeune femme crut que son cœur allait lâcher. Ce second homme, elle le reconnaissait aussi. Une idée terrible lui vint à l’esprit quand elle le vit se diriger vers le bord. Elle commençait à comprendre ce qu’il avait cherché à l’office. Elle se dirigea d’instinct vers la scène.

  Un endroit où mourir. C’était l’endroit que James avait trouvé. Il avait soigneusement rangé ses affaires chez lui. Il avait laissé une lettre pour sa famille. Il avait été difficile de trouver les mots, les derniers mots. Que laisser comme paroles quand ce sont les dernières ? Des paroles d’amour ? Réconfortantes ? Explicatives ? Doit-on chercher à laisser un bon souvenir ?

Dans tous les cas, il souhaitait que sa famille sache qu’il les aimait. Il avait opté pour le réconfort, essayant de minimiser leur peine. Il savait que ce serait peine perdue. Il estimait être responsable de son malheur, et il ne voulait pas qu’on le regrette en se reprochant des choses.

Il avait pris le temps de regarder une dernière fois les objets de son quotidien. Il avait ensuite mis ses vêtements favoris. Il s’agissait d’un sweatshirt et d’un jean basic. Il avait réfléchi à mettre le costume de son diplôme. Mais tout ce qui entourait son travail lui inspirait une telle répugnance qu’il n’avait pu le choisir. Il avait ensuite consciencieusement mis autour de ses chevilles, de ses poignets et de sa taille, des poids lestés. Ils étaient comme des ceintures. Il était alors parti de chez lui pour la dernière destination de sa vie.

Arrivé à la pointe, il observa le ciel. De lourds nuages commençaient à s’y réunir. Dans quelques minutes, la pluie tomberait. Il avança progressivement vers la falaise. Il ressentait une sensation étrange à l’approche de sa mort. Il se sentait vivant. Deux personnes se trouvaient sur la pointe. Une femme qui s’approchait observait le décor. L’autre était un homme et il lui semblait familier. Il avait déjà dû le croiser quelque part. Il eut l’impression étrange que celui-ci le regardait. Il passa outre et continua son chemin.

À ses yeux s’offrait maintenant la falaise. Les rochers en bas étaient effilés, et formaient un demi-cercle entouré d’eau. Lui se trouvait en hauteur, au bord, sur un sol rocheux avec de la poussière et de petites roches qui auraient tenu dans le creux d’une main. Il lui semblait voir une invitation dans ce relief. La pluie commença à tomber, d’abord doucement, puis le rythme s’intensifia. Il regardait en bas quand il entendit une voix l’interpeler : « Monsieur ! Attendez ! »

Il se retourna. C’était le jeune homme. Derrière lui, la jeune femme arrivait aussi. L’homme dégageait une attitude décidée, la femme inquiète.

« Que me voulez-vous ?

— Je sais ce que vous vous apprêtez à faire. Je me nomme Vito. S’il vous plait, n’approchez plus du bord de la falaise.

— Vous ne pouvez pas comprendre comment j’en suis arrivé là ni comment je me sens maintenant. Je veux être seul. Ne me gâchez pas la seule partie de ma vie sur laquelle je peux encore avoir de l’influence.

— La vie est un cadeau, monsieur. Tôt ou tard, tu vas devoir l’abandonner. Je comprends que vous pensiez être dans une impasse. Mais il existe sans doute des chemins que vous ignorez !

— Ne faites pas ça, commença à son tour la femme. Cette manière de partir est trop violente.

— Je ne souhaite pas dialoguer. Partez maintenant, je veux être seul, déclara James.

— Il est hors de question que je vous voie mourir sous mes yeux sans bouger », s’emporta Vito.

Sur ces mots, le pompier commença à avancer doucement, sans geste brusque. James s’emporta.

« Ne bougez plus d’un centimètre ! Si vous continuez, je vous jetterai au visage ces pierres ! vociféra-t-il tout en ramassant des projectiles d’un geste brusque.

— La violence ne me stoppera pas dans mon devoir ! » répondit Vito.

Vito accéléra, souhaitant plaquer au sol James avant que celui-ci n’ait le temps de sauter. James, quant à lui, plongeait dans un désespoir intérieur des plus profonds. « Jusqu’au bout, tout ne tourne pas en ma faveur ! Même cela, je ne peux le faire ».

Il lança de toutes ses forces les projectiles rocheux vers Vito. Mais le stress qui l’habitait l’empêcha de viser juste. Ce fut Mélodie qui prit les éclats en plein visage. Elle s’effondra à genoux dans un cri de douleur, les mains sur ses yeux, avec du sang qui commençait à couler.

James avait les larmes aux yeux. Il n’avait pas imaginé que les choses se dérouleraient ainsi. Devant l’homme lui courant dessus et la tristesse de la situation, il n’avait plus qu’une chose à faire. Sans se tourner vers la falaise, il se laissa tomber en arrière, fermant les yeux devant sa mort imminente.

  La première chose que Vito sentit fut le choc de l’eau froide. La deuxième fut le courant des vagues au-dessus de lui.

Quand il avait vu James chuter, il n’avait pas réfléchi et avait suivi son instinct. Il avait plongé. Les deux hommes avaient eu dans leur folie beaucoup de chance, car ils étaient passés à côté des rochers. Mais la vie était loin d’être sauve, car James sombrait à présent au milieu des vagues à cause de tous les lests dont il s’était équipé et de l’agitation de l’eau. Vito nagea jusqu’à lui. Il lui enleva les vêtements qui entravaient le tout. Il avait du mal à voir et à agir. Ses doigts étaient les seuls outils qu’il avait pour percevoir la position des poids. Il devait se dépêcher, car l’air commençait à lui manquer. Il en trouva cinq. Il lutta pour en enlever deux, cela l’épuisa terriblement. L’eau compliquait énormément la chose. Sa vision et son esprit se brouillaient à mesure qu’il s’agitait. Les deux hommes s’enfonçaient de plus en plus chaque seconde. Dans un ultime effort, Vito retira le dernier poids de la taille de James. Ses poumons se comprimèrent en un spasme. Sa bouche s’emplit d’eau. Il propulsa James vers le haut dans un dernier élan alors que le liquide s’engouffrait dans sa gorge. Le corps plus léger de l’autre homme partit doucement vers le haut, tandis que le corps de Vito s’emplissait d’eau salée, au bout de l’effort.

Les yeux de Vito essayaient de percevoir les derniers traits de lumière qui passaient à travers l’eau dans la profondeur. Alors qu’il se sentait partir, ses pensées se tournèrent vers sa vie, ses désirs, regrets et soulagements. Il repensait à la phrase qui l’avait toujours fait passer pour un homme étrange, son fameux désir de mourir. Il réalisait, alors que sa vie le quittait progressivement, que cette phrase était fausse. Il avait toute sa vie dit cela dans le but de se sentir vivant. Le vrai désir qu’il eut, qu’il avait encore à son ultime instant, était différent. C’était le désir de vivre.

  Mélodie se trouvait dans une pièce à l’arrière d’une salle de spectacle. Elle repensait à ce qui était survenu le jour fatidique. James et Vito. Elle avait connu leur nom après les évènements. Il était étrange que le cours de leurs trois vies ait subitement changé ce jour-là.

Après avoir reçu les éclats dans les yeux, Mélodie avait réussi à appeler les pompiers en urgence avec l’assistance vocale de son téléphone. Ses yeux emplis de sang n’avaient pu rien voir des scènes qui avaient suivi. Le corps de Vito avait été retrouvé peu de temps après les évènements.

James, quant à lui, avait survécu. Poussé vers le sommet des vagues, son corps s’était doucement déposé sur un rocher. Les secours l’avaient trouvé inanimé, mais dans un état stable.

Il avait été bouleversé en apprenant la mort de Vito et son sacrifice pour lui, qui ne le connaissait même pas. Dans un certain sens, le désir de mourir de James s’était transformé dans sa chute. C’était désormais un désir de vivre, provoqué par les agissements du jeune homme. Il avait quitté son travail et s’était orienté vers une association venant en aide aux personnes suicidaires. Il avait retrouvé un sens à sa vie.

Les yeux emplis de sang de Mélodie n’avaient pas pu revenir à leur état d’origine. Ils ne verraient plus aucune scène à jamais. Mélodie avait perdu la vue. Elle avait d’abord énormément pleuré, longtemps. Puis, il avait fallu avancer, passer à autre chose. Elle avait ainsi choisi de changer la direction de sa vie. Elle avait quitté son travail, s’entrainant avec acharnement sur une nouvelle manière de jouer de la musique. Une chose étrange s’était alors produite. Comme si la perte de ses yeux avait été le moment déclencheur de la disparition de son anxiété, tout lui semblait plus simple désormais sur scène. Elle avait auditionné pour rejoindre un orchestre. Elle avait été prise, puis était devenue la soliste de celui-ci. Son chef d’orchestre était impressionné par ses compositions, et un jour peut-être qu’elle aussi tienne la baguette. Mais en attendant, elle savourait les tournées à succès qu’offrait sa nouvelle carrière. Elle entendait depuis sa loge le public qui progressivement emplissait la salle tandis que, sur ses lèvres se dessinait un large sourire.

Quelle était la finalité de tout ce qui s’était produit ? Comment le destin de trois personnes totalement inconnues s’était-il joué dans un ensemble commun où chacun avait vu sa vie être modifiée d’une manière définitive ? Il était cruel qu’un homme cherchant à sauver la vie d’un autre y perde la sienne et il était étrange qu’un homme souhaitant mourir se voie trouver un chemin après avoir assisté à la mort de son sauveur, mort qu’il a provoquée accidentellement. Enfin, on pouvait s’étonner qu’une spectatrice de la scène se soit vue incluse dans tout cela sans avoir cherché à l’être.

C’était peut-être cela la vie : un croisement de destins. Et face au destin, le moindre de nos désirs ne pourra jamais plier.

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