Chapitre 17 - Le repas
Ils mangèrent avec la boule au ventre. L’avalanche d’informations reçu en quelques minutes les avaient laminées. Marlo s’en aperçu:
– Je sais jeunes gens que mes révélations sont dures à entendre. Je vous les ai donné brutalement. Mais il faut que les choses soient claires. Il en va de votre survie !
Les cinq compagnons acquiescèrent. Max relança la conversation.
– Qui s’occupe des repas ?
– C’est un peu tout le monde. Nous n’avons pas de véritable maître cuisinier, répondit Marlo.
Hélèna sourit.
– Nous avons le meilleur cuistot de tous les mondes réunis parmi nous !
Elle désigna Max des deux mains.
– Ah bon ? dit Francis. Alors dans ce cas, je suppose que tu pourrais nous faire le repas de demain ? J’ai hâte de découvrir tes talents.
– Oui bien sûr avec plaisir, répondit Max avec satisfaction.
– Désolé de vous couper, mais nous avons encore à discuter, intervint Matt avec un certain agacement. Marlo, que faites-vous ici ? Qui êtes-vous ? De… quand venez-vous ?
L’homme s’éclaircit la voix et se rinça la bouche avec un grand verre d’eau.
– Je suis arrivé ici il y a bien une quinzaine d’années.
– Quoi ? cria Jessica. Autant que çà !
– Oui jeune femme. J’étais en pleine campagne de Russie à l’époque. Avec mes hommes, nous allions prendre possession d’un petit village russe abandonné par l’armée adverse. C’était en 1812…
Il se remémorait son passé les yeux plissés. Personne ne l’interrompit.
– Nous pénétrions le village quand des tirs de canons nous dispersèrent mes hommes et moi. Plusieurs de mes compagnons furent tués sur le coup. Je m’étais réfugié dans la cave d’une longue bâtisse qui bordait une des rues du bourg. Nous étions une bonne vingtaine à nous terrer comme des rats. On attendait la fin des tirs pour sortir. Nos lignes étaient coupées en plusieurs parties. Autant vous dire que nous étions dans une bien mauvaise posture. Nous voulûmes passer par les égouts pour aller au-delà des lignes ennemies. Enfin, nous espérions pouvoir les prendre à revers. Nous nous enfonçâmes dans les ténèbres. Je me souviens que l’on n’ouïssait plus aucun bruit. Cette traversée me parut interminable. Puis, nous débouchâmes ici.
– De quelle armée parlez-vous exactement ? demanda Andrew.
– Celle de Napoléon diantre !
Le groupe d’amis échangea des regards incrédules.
– Mais, vous êtes Français alors ? dit Matt.
– Je suis originaire d’Angleterre, mais mon père est venu en France pour faire du commerce avec l’armée de Napoléon. C’est ainsi que je me suis engagé dans les forces françaises. J’étais passionné d’aventure et de tactique militaire.
– Vous étiez gradé, je présume, vu votre tenue, demanda Hélèna.
– Je n’étais que colonel, mais j’étais promis au poste de général.
Son regard se voila de regrets.
– Vous dites que vous étiez une vingtaine? dit Matt. Où sont les autres ?
– Ils n’en restent que dix. Ceux que vous avez aperçu et cinq autres à la charge des tourelles. Les autre ont été tués par les Grafous, dès notre deuxième nuit.
– Y avait-il d’autres personnes ici avant vous ?
– Oui. Mais, je les ai rencontrés que le troisième jour. Je mourrai de faim et je suis tombé sur Marthe accompagnés de six autres personnes. Elle m’a soigné. J’avais pris un éclat de pierrailles dans le dos lors du combat. Oh rien de bien grave, mais sans soin, je ne serai plus de ce monde.
Les cinq adolescents regardèrent Marthe et sa curieuse tenue d’infirmière. Elle prit la parole.
– Je suis arrivé ici deux ans avant Marlo. J’officiais en tant qu’infirmière en chef du régiment australien qui se battait au côté des Anglais et des Français dans les tranchées de Meuse. On était en 1916 et les boches tapaient fort ce jour-là. Une pluie discontinue d’obus tombaient sur nous. Je cautérisais des jambes arrachées et je recousais des plaies béantes. Mon travail s’apparentait plus à de la boucherie qu’à de la chirurgie. Les tranchées, c’était l’enfer. On ne peut pas se l’imaginer. Lors d’un sauvetage, un obus a éclaté pas loin de moi. Inconsciente, je me suis retrouvée allongée dans un trou d’obus dans le no man’s land. J’ai alors été attaquée par les rabatteurs qui m’ont acculé au fond du trou, et me voilà. Six autres personnes étaient déjà là à mon arrivée. Ils venaient de 1870. Un accident de train, dans un tunnel, les avait précipités dans ces lieux huit ans avant moi. Et il y avait White.
– Qui est White ? demanda Max.
– White est une énigme, dit-elle. On dit qu’il est le premier à être apparu ici. Il vient du futur. D’un futur éloigné du mien et du vôtre aussi… On murmure qu’il vient de l’an 4000. C’est lui qui a accueilli les gens qui m’ont précédé. C’est lui qui nous a montré que l’élément liquide pouvait devenir notre salut. White ne parle pas. Il communique par geste ou par schéma tracé à la main.
Matt examina l’assemblée d’un air curieux.
– Et où est donc ce White en ce moment ?
– Il vit reclus dans une grotte en dehors de l’île. Curieux qu’il ne soit pas encore venu ici d’ailleurs. On vous le présentera.
– En dehors de l’île ? Il n’a pas peur de se faire tuer ? demanda Andrew.
– Non. Sa grotte est partiellement noyé par le torrent. C’est très humide mais il a l’air de s’y plaire.
– Donc vous étiez huit au début ? déduit Jessica.
– Oui. Enfin vivant en tout cas. D’autres avaient été tués bien avant mon arrivée. Dès le sixième jour, j’ai accouché une jeune femme. Tout s’est bien passé. Depuis notre village s’est bien agrandi gonflé par de nouvelles arrivées.
– Combien êtes-vous ici ? demanda Andrew.
– Quatre-vingts, dit Marlo. Pour l’instant en tout cas.
Hélèna sortit son caméscope de son sac et demanda :
– Ca ne vous ne dérange pas que je filme ?
– Non pas du tout, dit Marlo. Tant que vous avez de la… bat…
– Batterie, compléta Francis. Oui, on n’avait pas ce matériel à l’époque, mais Mélissa nous a tout raconté en détail. Elle avait un appareil similaire au vôtre, mais en beaucoup plus petit…
– Imaginer notre choc à Marlo et moi, dit Marthe, quand les images nous apparurent.
– Un peu le même choc que pour nous en découvrant ce monde je suppose, dit Matt.
Ils acquiescèrent.
– Et toi Francis, je suis sure que tu viens des années 70 non ? demanda Jessica.
– Je viens plus exactement de 1978. Je faisais des études de lettres. Je voulais devenir professeur d’anglais. Ça vous la coupe hein ? D’ailleurs je m’occupe ici d’une petite bibliothèque !
– Ah oui ? Mais, vous ne devez pas avoir beaucoup de livres non ? dit Jessica.
– Une vingtaine, tous généreusement offert par de nouveaux arrivants. D’ailleurs j’espère que vous en possédez mes amis !
– Non désolés, nous n’en avons pas pris, dit Hélèna.
Francis en fut désolé.
– Comment êtes-vous arrivé ici ? demanda Max.
– Oh, à l’époque j’abusai de produit illicite vous voyez ? De la drogue quoi… Bon dieu, c’était de la bonne, ça je dois l’dire. Ça vous faisait décoller bien mieux qu’une partie de jambes en l’air, j’vous l’dis. Enfin, lors d’un de mes voyages au septième ciel, je me suis aventuré dans une des ruelles miteuses de New York. C’est alors que j’ai vu ces sauvages avec leurs massues qui courraient vers moi. Ils étaient effrayantes putains, de vraies bêtes. Sur le coup, je me suis vraiment dit que j’avais trop forcé sur la dose. J’en ai ri comme un con. Alors j’ai vu une de ces putains de poubelles. Je me suis relevé, et j’ai ouvert son fichu couvercle pour m’y cacher. J’ai sauté dedans sans me faire prier et me vla. Dix ans maintenant.
– Chacun de nous a emprunté différentes portes d’entrée vers ce monde, dit Marlo. L’urgence de la situation vous guide toujours vers ce lieux.
– Comment pouvons-nous faire pour retourner dans notre monde ? demanda Matt.
Un rire éclata dans leur dos. Mélissa revenait avec Marie.
– Tu crois qu’on serait encore là si on avait une réponse ?
– Non, je me doute bien, répondit-il dépité. Mais, il doit bien y avoir un moyen ?
– Je serai toi, je me résoudrai à passer le reste de mes jours ici, avec moi bien sûr. Il y a bien pire non, dit Mélissa un sourire aguichant aux lèvres.
Elle se dandinait avec nonchalance tout sourire.
– Arrête un peu de faire ton aguicheuse, dit Marthe. Notre belle Mélissa vient de 2050. Mais, elle garde son mystère. Elle ne parle pas beaucoup de son monde. N’est-ce pas ?
– À quoi ça sert de ressasser mon Ancien Monde ? Moi, je me plais ici. Si vous veniez d’où je viens, vous préfériez être ici vous aussi. OK, c’est dangereux, je suis d’accord. Mais, au moins on y respire librement. Pas besoin d’un appareil pour avoir son compte d’oxygène. On a de la nourriture à souhait.
Les cinq amis se regardèrent horrifiés.
– En 2018, on nous annonçait une catastrophe écologique prochaine. Tous les médias en parlaient : réchauffement climatique, couche d’ozone, déforestation… Il semblerait qu’ils aient vu juste en fin de compte, dit Hélèna.
– Et vous n’avez rien fait, enchaîna Mélissa. Vous avez laissé les choses se détériorer de plus en plus : déforestation à outrance, pollution extrême, reprise des mines de charbon de bois, épuisement et assèchements des océans. L’homme a couru à sa perte. À mon époque, la forêt vierge n’existe plus comme la plupart des grandes forêts d’ailleurs. L’oxygène s’est radicalement raréfié. Il est impossible de sortir sans un masque à oxygène. Le soleil vous brûle la peau, ses rayons vous transpercent. On ne peut plus sortir sans se protéger. La grande majorité des espèces animales ont disparu. Alors vous voyez, ici c’est le paradis.
Le silence parcourut l’assemblée.
– Et bien ! dit Marthe, tu n’as jamais autant parlé de toi. C’est un exploit.
– Portons un toast à Mélissa ! cria Francis.
Tous trinquèrent. Le soleil commençait à baisser pavillon en cette fin d’après-midi.
– Mes amis, il est l’heure de se coucher, dit Marlo. Oui, on se couche tôt ici et surtout on ne reste pas dehors à la tombée de la nuit. C’est dangereux.
– Mais, les Grafous et les Kvônes ne peuvent pas nous atteindre non ? demanda Matt.
Marlo soupira.
– Un jour, un Grafous, juché sur un arbre arraché par une tempête, a accosté malencontreusement sur notre terre. Ce soir-là, il a tué deux membres du village avant de tomber lui-même dans le trou d’eau au pied d’une tour. Depuis, nous ne prenons plus la moindre tarasque.
Il s’arrêta et demanda à Mélissa d’accompagner le groupe d’amis vers leur demeure. Ils suivirent la fantasque jeune femme qui avançait en trottinant et virevoltant comme un papillon. À chaque tour elle dardait des regards appuyés vers Matt. Hélèna et Jessica remarquèrent son manège.
– Elle a le feu au cul celle-là, glissa Hélèna dans l’oreille de son amie.
– Elle va vite se calmer sinon je lui en colle une, dit Jessica
– Voici votre résidence, dit-elle en s’arrêtant devant une lourde porte de bois à l’entrée d’une grotte. Vous y serez bien. Il y a plusieurs lits à l’intérieur. Mais, si vous vous sentez serré, Matt peut venir chez moi cette nuit… pour dormir…
– Ça suffit, dit Jessica en levant un doigt menaçant vers elle. Tu commences à m’énerver toi.
– OK, je m’en vais, c’est bon. Bonne nuit Matt.
Elle lui envoya un clin d’œil.
– Ah, j’allais oublier. Enfermez-vous bien à l’intérieur on ne sait jamais. Toi Jessica, je te conseille de dormir à la belle étoile. Avec un peu de chance, tu feras la connaissance d’un grafous.
Elle gloussa alors qu’elle s’en retournait.
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