Chapitre 19

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Nous sommes au village. Keru est sauve. Le soleil ne se lève que dans quelques heures et je suis dans mon lit, avec une bougeotte des Enfers. J'ai beau me positionner sur le dos, sur le ventre, de côté, je douille ; mon épaule a été suturée une deuxième fois, par Anya. Plus soucieuse, mais bien moins habile qu’Astéria, en particulier avec des ustensiles de cuisine en substitut d’une trousse complète de guérisseuse. Et ma performance d’animal blessé auprès de Margotte, ne m’a valu ni place près de l’âtre, ni repas chaud, ni chope… Du moins, concernant la chope, pas gratuitement. Je suis impatient de conclure cette affaire d’enlèvement, quitter ce village, poursuivre notre route. Bref… Je ne dors pas.

Je quitte mon lit et le dortoir, puis franchit la porte de la taverne, suppliant toutes divinités à l’écoute d'y croiser Margotte éveillée et encline à me servir à boire, sinon à jaboter sur sa clientèle en attendant l'heure du départ. Le comptoir est vide, mais l'odeur du pain en train de cuir trahit l'activation de la tenancière en cuisine. Je frappe du plat de la main sur le comptoir, trois coups, appelant Margotte. Rien. Je contourne le comptoir et fais couler de la bière d'un tonnelet dans une des choppes. Je bois d'un trait quand Margotte apparaît, poitrine bombée, une poêle à la main : «

— Qui va là ?

— Ce n'est que moi.

— Qui ça moi ?

Elle pose sa poêle et ventile les braises de l’âtre avec une planchette en bois saisie à la volée. Le feu renaît, ajoutant à la luminosité lunaire de la salle un cercle clair et chaleureux.

— Il vide mon tonnelet le saligot !

— Je paierai.

— C’est ça ! Va roupiller, ça te fera plus de bien. Tu es aussi pâle que ma farine.

— L’alcool ne donne-t-il pas des couleurs ? Ai pitié d'un bon client Margotte ! Margotte, ta taverne, ta cuisine et ton alcool sont les uniques atouts de ce village. Que ferais-je sans toi ?

— Tu boirais moins.

Je verse le fond de ma choppe, dont les quelques gouttes humectent à peine mon gosier, puis soupire.

— Touché.

— Au lit maintenant.

Je souris.

— Tu m’accompagne ?

Elle fronce le nez en une moue réprobatrice. Cette expression, l’odeur de la pâte à pain… Margotte me fait penser à Thalie, en plus dodue et un peu plus âgée.

— Désolé, j’ai beau fermer les yeux, je ne dors pas. Avec ta permission, j’aimerai attendre ici l’heure de plier bagage loin de ce village au voisinage peu fréquentable. Quel bourgmestre ignore qu’une bande d’enfoirés d'esclavagistes sévit près de chez lui ? Un idiot ?

— C’est bon là ? Tu as vidé ton sac ?

— J’en ai encore en réserve.

Encore cette moue. Décidément. Je frotte ma choppe avec un mélange de cendre et d’eau puis, résigné à la désapprobation de Margotte quant à ma présence ici, approche de l’âtre. D’aussi près, j’aurais bénéficié d’une vue plongeante sur ses énormes seins… Si ce froid n’avait pas motivé celle-ci à les cacher avec un châle épais.

— Tu me souhaites bonne nuit ? Je suis sûr qu’avec…

Soudain, quelque chose efface mon sourire, une odeur. Une odeur de…

— Tu sens ça ?

Ses joues virent au rouge, ainsi qu’une des miennes accusant une claque de forain.

— ET CELLE-LÀ TU L’AS SENTIE !

— Je ne parlais pas de… Y a une odeur de fumée… Tu sens ?

— De fumée ? MES PAINS !

Margotte disparaît avec la rapidité d’un gros chat farouche, suivie d’un courant d’air et des grincements de la porte menant à la cuisine. L’odeur s’intensifie et à celle-ci s’ajoute l’agitation du voisinage. Je fais quelques pas en direction des fenêtres, entendant derrière moi Margotte, soulagée.

— Ce ne sont pas mes pains.

— En effet, ça vient de la maison du bourgmestre.

Elle accourt à la fenêtre. Des colonnes de fumée s’élèvent derrière les chaumières voisines et le ciel vire peu à peu à l’orange. Je sors dehors, Margotte à ma suite. L’intensité de l’incendie consume les étoiles. Tout est noir. En revanche, la maison du bourgmestre est… éblouissante. Margotte saisit fermement mon bras et, sans ménagement, capte mon attention. Ses yeux écarquillés révèlent des pupilles étrécies par la clarté du feu et bordées d’une danse enflammée.

— QU’EST-CE QUE VOUS AVEZ FAIT ?

Sa question me fait l’effet d'un coup à la poitrine. Qu’avons-nous fait ? Est-ce une accusation ? En quoi sommes-nous responsables ? Elle secoue mon corps immobile, déversant un flot d’incompréhension et de colère.

— Je n’ai pas voulu ça ! Ton bourgmestre est incompétent c’est certain, mais pourquoi irais-je foutre le feu à… ?

Pas un idiot. Non. Un pourri. Le vin de Safran. D’abord un verre chez le bourgmestre, puis une bouteille au repère des esclavagistes. Ces disparitions et ce théâtre de chasse à l’ours. Le bourgmestre serait-il ce “pourceau” des documents qu’Anya a extrait du bureau du chef elfe ?

— Parce qu'il savait. Le bourgmestre, il savait ?

Une nouvelle claque. Des larmes perlent à ses yeux. Cette fois, son expression est celle d'une femme à la fois écœurée et… coupable ?

— TU M’ÉCOUTES IMBÉCILE ? Il faut faire quelque chose !

C'est elle qui nous a indiqué le rocher à la tête de géant à un œil. Elle qui nous a généreusement préparé du pain de viande, bien que nos économies ne pouvaient pas nous l’offrir. Une manière d’engraisser la marchandise, ou d’alléger sa culpabilité.

— Tu savais aussi. Vous saviez tous. C’est tout le village qui est un repère de pourris ?

Margotte ouvre la bouche, d'abord prête à se défendre. Puis ses traits abandonnent toute hostilité. Une première syllabe s’échappe péniblement de ses lèvres bredouillantes, comme un début sincère d’excuse, avant de mourir dans un hurlement résigné.

— VA JE TE DIS ! Je vais réveiller les autres. VA ! TOUT DE SUITE ! »

Je ris, silencieux, et amer. Je n’ai nulle envie de faire quoique ce soit pour eux.

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