Petit bonhomme
Le premier novembre de l’année deux-mille-vingt-deux, onze heures et trente-six minutes. Si tu savais ce que je me suis senti soulagé à cet instant. Soulagé, puis le cœur coincé dans la gorge. J’étais si emplie de joie que j’aurais cru que ce foutu organe, qui m’a joué tant de petits tours mesquins par le passé, allait déborder d’allégresse jusqu’à sortir de moi-même.
Cinquante-et-un centimètres, trois kilos et quatre-cent-quatre-vingt-quinze grammes, cinq-cents pour ainsi dire. Si fier… Je revois les médecins et leur ton se voulant rassurant nous dirent durant l’été que tu es trop petit, que ta mère doit se reposer. Puis qu’elle doit encore tenir le plus longtemps possible avant de te laisser sortir... Et toi, voilà que tu arrives en parfaite santé, un solide petit gaillard ! Il faut dire que tu as bien profité de tes six jours de rab, toi qui étais pourtant pressé de sortir trop tôt.
Tu sais, ta naissance est un vrai petit miracle. Voilà bientôt un an, papa a vu sa vie défiler. En fait, pas vraiment… Toute mes pensées étaient tournées vers mamie. Elle n’aurait pas dû se trouver dans cette voiture, avec moi. La Citroën est partie à la casse, direct. Mais moi et ta grand-mère étions de retour à la maison sans une égratignure. Quand elle est rentrée du travail, ta mère m’a fait un gros câlin ! Le genre de gros câlin sur lequel je ne m’épandrais pas, ça ferait mauvais genre. Sache juste que c’est à ce moment-ci, le jour où j’ai échappé à la mort, que toi tu es venu au monde, même si on l’ignorait encore. Tout ça pour venir à la vie lorsque ce sont les morts qui sont à l’honneur. C’est étrange, ce que l’existence réserve… Devrait-on y voir un signe ? Peut-être, peut-être pas. Es-tu né pour racheter au moins mon existence, à moi ? Probable…
J’en ai voulu à ta pauvre mère, tu sais. D’être tombée enceinte. Que je m’en veux aujourd’hui… On venait de quitter notre entreprise, d’enterrer nos rêves de carrière, de quitter la région parisienne presque en catastrophe. C’est ta mère qui a insisté, moi j’aurais persévéré. Mais avec du recul, je sais que le meilleur choix était de lâcher prise. On revenait donc dans cette ville, que j’avais juré de quitter pour réussir, sans rien. Deux jobs merdiques pour redémarrer de zéro, sans un sou en poche. Et avec une foutue bagnole à racheter. Heureusement que papi et mamie était là, je serais aller au boulot à vélo autrement. Ta mère tombe enceinte, sa période d’essai s’arrête « subitement », et moi je dois assurer comme je peux pour deux, ou plutôt deux et un quart. Elle était trop malade pour retrouver du travail. Un pauvre gars sans argent, qui vit de la générosité des autres pour assurer les besoins de sa femme malade et de son gosse même pas né… Un moins que rien.
J’ai beaucoup ruminé, l’annonce de ton arrivée prochaine m’a mis un sacré coup de pied aux fesses. J’ai eu un beau passage à vide, empli de remises en question… D’intenses moments de joie en voyant ta frimousse sur les échos, de sombres pensées les mauvais jours. Ceux-là, c’étaient les jours où j’osais regarder nos comptes… Tu comprendras donc pourquoi presque toutes tes premières affaires ont été les premières affaires d’autres avant toi.
Ta venue prochaine fut une bombe. Pour moi, pour ma famille, et pour celle de ta mère avec qui elle a pu renouer. Une naissance, la première de notre génération familiale, ça aide à enterrer les vieilles rancunes je suppose. Là encore, un vrai petit miracle. Tu demanderas à ta mère de t’expliquer. Elle connait son histoire mieux que moi. J’ai moi aussi renoué peu à peu avec ta mère, chassé les mauvaises pensées qui parfois me hantaient malgré moi. Mais je n’étais pas pour autant ton père. Pas encore.
Le premier novembre de l’année deux-mille-vingt-deux, onze heures et trente-six minutes… Je suis devenu père. Je t’ai entendu hurler, j’ai fondu en larme, le cœur dans la gorge. On t’a posé sur ta mère, et que tu étais fort ! Un bébé en parfaite santé ! Nous t’avons baptisé d’un nom héroïque, de ceux qui n’existent que dans les légendes, des êtres les plus braves et les plus irréprochables. Car nous plaçons tous nos espoirs en toi. Les temps à venir seront rudes, nous le savons avec ta mère. Mais nous serons là pour te protéger, t’éduquer et t’aimer, jusqu’à ce que tu deviennes un homme digne de ton nom.
Je t’ai donné tout ce que je possédais en ce bas monde. Je t’ai donné mon cœur… mon âme… J’espère être à la hauteur pour la suite de l’aventure. Mais sache déjà que je suis fier, terriblement fier, de t’avoir donné la vie.
Je t’aime. Plus que tout ce que tu pourras imaginer avant que je devienne grand-père.
Papa.
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