Prologue : Un vendredi 13 à 5h...

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Cette nuit - comme toutes les autres nuits - où les faunes urbains ont des envies de détresse et de colles fortes ; cette nuit - comme toutes les autres nuits - où les décalés de la vie font semblant d'être encore des êtres vivants, où les espaces se réduisent entre le monde des cloaques nébuleux et les Éden chimiques et vaporeux ; cette nuit - comme toutes les autres nuits - où les fantômes sablonneux sont vrillés à force de vins frelatés ou d'aiguilles surchauffées ; cette nuit - comme toutes les autres nuits - où les larmes acides communient dans la moiteur des caves, où le cri des scorpions résonne un peu et s'étouffe beaucoup - surtout - dans le vide de leur isolement ; cette nuit - comme toutes les autres nuits - où les habitants des cartons se soulèvent dans des soubresauts d'inconfort ; où les femmes, hommes, pd, travellos, gouines, salopes et gigolos surannés ; où les aigris momifiés, les buveurs détruits ; où les siliconées éclatées par l'inconnu du bordel voisin ; où tous, dans d'étranges mouvements sibyllins, dans une stratosphère parallèle, saisissent la mort par le cou et la secoue avant de reprendre leur route pour défier le monde des ombres.

Cette nuit - comme toutes les autres nuits - reste mon oraison liquide et salée ; dans le trébuchement des malts sévèrement burnés ; les pieds au sec et les mains dans le bol de cacahuètes posé sur le zinc comme une bitte d’amarrage qui me sauverait des déferlements outrageants d’une lame sans fond. Ainsi s’achèvent, encore, les tribulations nocturnes de mes flûtes liquoreuses. La langue penchée dans les cavités pétillantes de mes joues creusées ; la bave aux commissures de mes lèvres rougies par les vins précédant l’alcool définitif.

Je baigne une mélancolie de cinquantenaire dans le verre ébréché qui ventile son fluide marronnasse par delà les éthylismes qui viennent. Je me répand en syllabes décousues sur le comptoir farci de flaques de sucs inconnus et marmonne ma soudaine lourdeur, la barbe trempée par les coulures poisseuses. Je suis l’élément qui se ment, je suis larvé dans un sas métallique et hermétique, je me retourne sur ma vie de sardine : collé dans sa boîte depuis des années, barbotant dans une huile qui conserve son âcreté. Je tentais en vain de défaire cette fossilisation récurrente – il y a longtemps maintenant – et mes immobilités dévastatrices.

Je sens la course viscérale des molécules capitales qui chauffent et bouillonnent d’une rages efficientes dans mes veines, recréant le brouillard dont j’avais besoin pour oublier mes inaptitudes. Dans les balbutiements de ce corps a la dérive, le lymphatique ruissellement charrie largement sa pourriture dans l’hydrochloration de mes lacs salés intérieurs. Dans mes artères, se terrent doucereusement le gras félon.

Je vais et je viens, dans le doux balancement d’un autisme primaire et vérolé par la fine boisson, sur un tabouret qu’il eut fallu fixer au sol, afin d’éviter l’écroulement de ma masse en apnée.

Je suis l’homme de cinquante ans, croulant sous le poids des années frétillantes. Je suis l’irascible et l’infoutu. Cette nuit, je boirai ma vie au nom du peuple de la faune et des malvenus ; je boirai à la santé des mouches qui fermentent dans ma tête. Je viderai ce verre de whisky et plongerai sa fournaise au fond de ma gorge étanche et indolore. Je vais alors libérer le temps des fusils qui sévissaient. Quelquepart au fond de cette mémoire qui, probablement, reste la mienne, il me reste l’improbable qui se propage. Cette odeur de poudre qui s’enfuit avec les années de dénis.

Dans la lueur éphémère d’une conscience écrémée, je reprends le cours de cette nuit. Je plonge ma main gauche dans la poche revolver de mon jean et en sors un petit carnet orange, feuilles à petits carreaux – souvenir facétieux d’une bande dessinée que j’avais réalisée dans ma verte enfance et dont le héros s’appelait Bloc bureau - ; j’emprunte le Bic noir qui traîne sur le comptoir et vais prendre place sur l’une des tables du fond qui reflète, sur sa nappe en tissu rouge, le rai poussiéreux d’une lampe fendant le bleu roi et profond de la petite salle anéantie et oubliée là, comme une vieille capote abandonnée dans les herbes hautes qui se languirait des assauts bourgeonneux et besogneux, dans la rosée d’un matin estival.

Là, dans la moelleuse obscurité des arachnides abritées, croupissant parmi les sous-bocks qui traînaient sur le sol suintant, un bâtard canin à poils blancs rumine sa mauvaise humeurs et menace ma tranquillité de sa blépharite dégueulasse et flasque, dans un étrange ballet de paupières spongieuses qui ressemblent à des outres remplies de pus. Sa langue mouchetée de points blancs pend comme un condamné à mort et se dessèche dans la poussière bubonique qui volette et brille à travers les stries de lueurs artificielles, projetant leurs tristes apparences sur le sol engorgés et visqueux.

Je finis mon whisky et interpelle le géant assoupi derrière son comptoir afin qu’il me ramène une dose du joyeux poison. Dans le halo rosi des néons fatigués, je devine la lutte du colosse à boucles blondes pour s’extraire de sa rêverie comateuse. Ça rêve de quoi un patron de bouge, au beau milieu d’une nuit cotonneuse, perpétuellement et définitivement vide ; soluble dans une ombre de silence et de pensées cathartiques ? Ça ne vit peut-être plus ? Ça remue sa viande dans des réflexes pavlovien à l’appel des hululements douloureux des sempiternels dépressifs.

Il traverse la salle, clopinant comme le ferait un Long John Silver revenu des zones hadales d’un océan furieux, et dépose (jette) maladroitement le verre usé devant moi, tel un coureur de fond qui finirait sa course dans le halètement glaireux de son souffle coupé. « Merci ». Je lampe aussitôt une gorgée du liquide saumâtre et regarde le géant s’éloigner et reprendre sa place dans l’ennui du clair-obscur et de sa nébuleuse stagnation. Je jette un œil au cabot neurasthénique : sa langue se répand maintenant sur le sol glueux pour ne former qu’un amas de chairs poisseuses avec les restes d’une pâté renversée par l’animal improbable.

En rejetant mes démons, en refusant de les prendre dans mes bras, comme autant de paquets froids et instables, je vais ouvrir la possibilité d’une nouvelle incandescence, d’une nouvelle joute. Mes crises de spasmophilies, ces angoisses enragées qui rognaient mes organes vitaux à chaque soir du diable, je ne les connais plus depuis des années. Mais les démons qui y étaient associés, réapparaissent encore, parfois, dans la transparence de mes insomnies, fragilisant ma course roide vers la mort, créant des strates moussues et champignonnées qui déversent leurs larves dans un champs de ruine. Un champs de bruine. Des larmes de bruines.

Je vais, sur cette table nappée de rouge, poser dans mon carnet, le récit qui a fabriqué le doute incessant. Je vais ronger les croûtes qui se sont formées depuis tout ce temps. Je vais révéler l’avant et laver l’après. Le crépitement que ma radio a craché, ce soir, dans le cahoteux mouvement de ma Ssangyong Rodius a réveillé une histoire qui se contentait jusque là d’aphorismes plus ou moins expéditifs et incertains, voire imaginés...

Le chien ne bouge plus, le géant non plus, les rues plongées dans l’obscurité ont éteintes les dernières rumeurs de la ville. J’ai l’éternité devant moi… Nous sommes de retour en 199...

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