Le passage
Dans l’obscurité humide, la luminosité flottait depuis le pommeau de verre ou de cristal, irradiait la place boisée comme une ouverture prometteuse, une invitation vers le grandiose.
Au-delà de la futaie, dans un lointain impossible à mesurer avec certitude, j’entendis l’aboiement d’un chien. Un cri rauque, à demi étranglé. J’eus l’impression qu’il s‘agissait du compagnon du vieil homme et que les deux m’observaient silencieux et comploteurs depuis la frondaison. Si le jappement se trouvait réprimé, cela provenait certainement de la touffeur des arbres. Ma solitude noctambule laissait place à une imagination trop débordante.
La porte exerçait un pouvoir d'attraction si intense que je m'en approchai tel un papillon de nuit. Elle possédait les dimensions d’une entrée d’abri, très vieille et je distinguais des teintes plus sombres, d'un brun rougeâtre semblable à du sang. Des plaques de rouille. Aux coins se développait une mousse épaisse. Mon regard se posa sur le bouton lumineux qui brillait comme une flamme blanche. Le panneau ne dégageait aucune chaleur ; j'hésitais pourtant à l'ouvrir.
Se pouvait-il que ce soit autre chose qu'un vieux débarras pour les jardiniers du parc ? Ou bien l’abri improvisé d’un vagabond ?
Le froid qui se dégageait du bouton me surprit. Le battant s'ouvrit de quelques centimètres avant de buter sur des gravillons. Le chambranle se coinça dans un fracas aigu assourdissant dans le noir. D’une bourrade, je le délogeai. A entendre ainsi crisser la porte, je me faisais l’impression d’être un explorateur descellant un antique tombeau. L’ouverture me révéla une cavité obscure, d’apparence sans fond. Un air fétide, chargé d’humidité s’échappa des entrailles, soudain libéré. Je plissai le nez. Dans mon sac, je ne trouvai rien pour m'éclairer. Dans l'une des petites poches, je dénichai cependant un mouchoir que je tiendrais devant ma bouche.
Moins dégoûté par les horribles effluves qu'excité par cet imposant mystère, je passai la tête dans l’embrasure juste assez large. Ici régnait une odeur humide de stagnation et non sèche d'abandon. Et un lointain relent de pourriture.
Gêné par l’éclat du pommeau, j’entrai entièrement dans l’appentis. Je tâtonnai à la recherche des limites de la pièce ou d’un éventuel interrupteur. La paroi avait la consistance du béton. Elle était humide et parsemée de mousse spongieuse. Petit à petit, passé l'aveuglement du bouton, je commençai à discerner quelques détails grisés, changeants. Des ombres de mobilier, les carreaux d'une lucarne empoussiérée. Je devinais en dessous de ma main une barre de métal, l'extrémité d'une rampe d'escalier. Là où elle disparaissait, des marches qui s'enfonçaient dans une gueule noire.
S'agissait-il d'un abri construit après l'attaque de Pearl Harbor ? Ou le passage oublié vers quelque crypte? L'appel du gouffre possédait une impressionnante force de persuasion pour me tenter alors que j'étais dénué de lampe. Terreur et désir d'exploration se mêlaient, me tordaient.
Une phrase du vieillard au chapeau me revint à l’esprit au moment où je posais mon pied sur la première marche. Il avait parlé d'un long hiver qui s'annonçait. Or, la région, bien protégée du climat océanique par les reliefs autour de sa baie, ne subissait presque pas la saison froide. Il avait gelé une nuit ou deux l'an passé. Quant à la neige, je n'en avais pas souvenir. Le sens de ses mots m'échappaient. Les réponses viendraient, peut-être au bout de cette galerie.
Appréhender un escalier dans l’obscurité faisait partie des expériences les plus angoissantes que je connaissais à cet instant. Aujourd'hui, je sais qu'il existe des terreurs infiniment plus écrasantes. On avance sans savoir où se poseront nos pieds. Des idées que je n’avais plus éprouvées depuis mon enfance m'assaillaient. Comme quand je devais descendre à la cave, sur les directives bourrues de mon père, pour mettre une bûche dans la chaudière. Un parcours dans les étages de ma maison que j’avais toujours effectué en courant et en allumant toutes les lumières. Il me fallait d'abord traverser l'appartement inférieur que ma grand-mère avait occupé jusqu'à sa mort. Des pièces entrouvertes que mon père avait toujours refusé de vider, se contentant de fermer les volets pour toujours et d'habiller les meubles de draps blancs. Autant de fantômes que j'imaginais bouger. Et là, devant cette rampe sans fond, sans lumière, je revoyais l’escalier de la cave de mon enfance chargé dans chaque recoin de toiles d’araignée poussiéreuses, bordé par les étagères en bois, vieux et couvert d’échardes.
L'odeur saumâtre se faisait plus forte à chaque pas. Quoique désagréable, j'aimais encore moins celles que je détectais au-delà. Une émanation de charogne mais aussi celle de quelque chose de très ancien, chargée d'éternité. Une créature vivait en ce lieu, immorale et ignorante, cachée dans les ténèbres depuis des temps immémoriaux.
Combien de temps dura ma descente ? Le noir ambiant du tunnel avalait les minutes. Ne me parvenait que l’écho du raclement de mes pas. Soudain, j’avançai le pied mais je ne trouvai pas la déclivité suivante. A la place, je butai sur quelques gravats. Je venais d'atteindre le fond du corridor. La surface du mur changea, la pierre remplaça le béton. Et le courant d'air devint brise harcelante de puanteur.
Dans ma main gauche, courait toujours le serpent de métal de la rampe. Il était l’unique lien avec le monde de la surface, le symbole ténu de ma réalité ; le perdre équivaudrait à une perte sans fin pour moi puis à la mort dans les épaisses ténèbres.
Plus loin, mon garde-fou plongea en avant, s’enroula sur lui-même, s'arrêta. Je me plaquai par réflexe contre la paroi du mur. D'un caillou lancé dans le vide devant moi, je sus que je n'étais pas arrivé au bout du corridor, l'écho qui se répercuta en ricochets dans le lointain me le prouvait et les ténèbres demeuraient les mêmes, opaques et infranchissables. Je gardai ma main sur la rampe tandis que de l'autre, celle qui tenait le mouchoir, je fouillai l'obscurité. D’autres couloirs venaient croiser le mien. Avais-je rejoint un ancien réseau d’égouts ? De cette catacombe provenait l'odeur pestilentielle et écœurante, je ne pouvais plus en douter. Elles évoquaient davantage un charnier que des eaux usagées. Quelles étaient donc ces profondeurs insondables qui couraient sous la ville ? Vers quels mondes, quels recoins menaient ces coursives ?
Dans le corridor perpendiculaire au mien, quelque chose frémit. Un grattement, un reniflement glissa hors de ce repli inconnu. Une informité qui réagissait aux bruits de mon passage.
La panique me gagna avec une intensité décuplée comme si je me trouvais dans le souffle proche de la mort. D'une force supérieure à celle plus tôt dans le parc. Ma main s’égratigna contre la pierre. Maintenant, je connaissais le sentiment d’un naufragé qui cherche une bouée pendant la tempête. Mon épaule vint heurter violemment l'angle du mur et je râlai de douleur. La peur en bourrasques attaquait mon esprit, j'essayai de les repousser en respirant profondément. La folie de mon acte aventureux dans ces couloirs obscurs m'écrasait.
La chose que j'avais dérangé bougea. M'éloigner d'ici devenait impérieux. Je franchis de nouvelles et inconnues distances. Le temps n’existait plus, le seul rythme à perdurer dans ces ténèbres était celui de ma main glissant sur la tige de métal, à présent saccadé, paniqué. Un autre souvenir ressurgit de mon esprit tourmenté. Celui des galeries qui s'enfonçaient sous le remblai de la voie de chemin de fer, dans ma ville d'enfance. D'étroites entrées masquées par les ronces que mon père m'interdisait de franchir. Elles me fascinaient autant que je craignais son courroux. Traverser ce soir ce long corridor représentait-il une victoire sur l’emprise de mon père ? Peur et catharsis se trouvent-elle sur la même branche comme des cousines éloignées ?
Ce fut le bruit de la flaque dans laquelle je m'enfonçai soudain qui me tira de mes pensées divaguantes. Mon avancée devint plus lente. Il me fallut du temps pour percevoir, par-dessus le bruit de l'eau que je déplaçais, des frottements inquiétants se faisant entendre assez loin en amont. Quelque chose avançait dans ma foulée. De là-bas, une pierre tomba avec un bruit mat sur le sol et mon cœur bondit dans ma poitrine.
L’eau reflua et je butai sur un tas imposant de gravats. Il obstruait le passage, l'eau qui suintait des murs depuis ce temps indéfinissable s'était accumulée ici, goutte après goutte, formant une mare souterraine. Voilà d'où provenait l'odeur de marécages stagnants. A tâtons dans les ténèbres, je trébuchai sur les pierres instables, m'écorchai sur les arêtes vives. Couvert de sueur et de poussière, les mains en sang, je devais faire peine à voir.
De l'étroit goulet dans lequel je m'étais faufilé sortait l'odeur infecte de la créature sur mes traces, suivie du bruit des morceaux de roche qu'elle déplaçait. Les yeux plissés, j'essayai de percer les ténèbres et ce que je vis me plongea dans la plus noire terreur. Un cri remonta dans ma gorge sèche, mourut au bord de mes lèvres. Une ombre glissait entre les interstices de l'éboulis. Un chaos rampant, aux contours imprécis, plus noirs que du goudron. Une horreur venue de quelque enfer inimaginable, lançant des tentacules dans toutes les directions, devant lequel la seule issue raisonnable était la fuite. Il est des choses que le cerveau humain ne peut supporter et ce que je voyais appartenait à ce sceptre d'ignominies.
Je courus. Quand je perdis mon chapeau, je ne m'arrêtai pas. Je voyais de la lumière qui s'infiltrait jusqu'à moi, mon fil d'Ariane de métal prit consistance, s'épaissit. La lueur à l'embouchure possédait quelque chose de flottant, d'hypnotique. Des lanternes ? Non, des torches. Tremblotantes mais bien réelles. Je franchis la volée de marches à la sortie de la galerie en trois bonds, uniquement focalisé sur mon évasion. Je vis une porte. Entrouverte et j'en franchis le seuil. A l'air libre, je me précipitai sur le battant pour le refermer sur la masse grossière, bouillonnante qui glissait vers moi. Je poussai le lourd battant de métal. Juste avant qu'il ne fermât, la chose me renvoya un regard. Deux phares d'un rouge de sang, vidés de toute expression humaine qui ne voyaient en moi qu'un insecte ridicule. De frustration, je l'entendis frapper contre le portail de ce tombeau maintenant fermé.
Je m'affalai contre le panneau de métal, j'avalai de grandes goulées d'air frais. Il était bon mais était-il si libre, si doux que ça ? Car quelque chose clochait ici.
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