VI
Il est midi. J'ai distribué la moitié de mon stock de marque-pages ; il faut que j'arrête où je n'en aurai plus pour tantôt. Si je n'ai pas oublié de pointer l'une ou l'autre, six personnes ont examiné mes livres d'un peu près, sur la cinquantaine qui est passée devant. Pas trop mal. J'en ai même vendu un, le dernier publié, « L'Indonésienne ». À quelqu'un qui a déjà voyagé par là-bas. Logique. J'espère qu'il ne sera pas déçu. La mémoire est un prisme sélectif et déformant. La sienne comme la mienne. Nos deux visions s'accorderont-elles ?
Je m'apprête à aller échanger mon bon pour un sandwich et une boisson à la buvette du salon, lorsqu'un événement imprévu se produit devant moi : une visiteuse vient de chuter sur le parquet en trébuchant sur une goulotte électrique mal positionnée qui traverse l'allée.
Je me précipite à sa rencontre et l'aide à se relever :
- Ça va ? Vous ne vous êtes pas fait mal ?
Elle a mis les mains en avant, pour protéger son visage dans la chute, et la gauche est un peu écorchée. Une goutte de sang perle. Une chance : j'ai, pour une fois, un paquet de mouchoirs en papier dans ma poche. J'en propose un qu'elle accepte en souriant.
C'est alors que je la reconnais : âge, stature, coiffure, visage, couleur des yeux : oui, tout concorde. C'est elle. Je me tais. Elle me remercie. S'époussette. Récupère son sac, resté au sol. C'est maintenant ou jamais.
- Votre visage ne m'est pas inconnu…
Ce n'est pas moi, mais elle qui vient de parler. Elle poursuit :
- Seriez-vous d'ici ?
J'enchaîne :
- Presque. J'ai habité quinze ans dans cette ville. Mes parents ont tenu un bureau de tabacs rue des Trois Rois de 1955 à 1970.
Elle rougit légèrement.
- Alors tu es… Julien ?
- Oui. Et toi, Anna, n'est-ce pas ?
Elle acquiesce. Nous mesurons en silence le passage du temps sur chacun, confrontant la dernière image en notre mémoire à la réalité qui nous fait face.
- Ça fait combien de temps ? Sous-entendu : qu'on ne s'est pas vus, dit-elle.
- Plus de trente ans, près de quarante, je pense, dis-je. La dernière fois que je t'ai vue, c'était à Saint-Gervais, un jour de Toussaint. J'étais avec ma mère. Nous nous sommes salués à la sortie.
- Peut-être bien. Alors, tu écris ? Mais, sous un autre nom, donc ?
- J'ai pris celui de ma mère comme nom de plume.
Elle feuillette mes ouvrages sur la table. J'aimerais autant qu'elle ne lise pas le premier dans lequel elle pourrait se reconnaître. Je l'oriente vers le dernier. Trop tard. Elle vient de lire le résumé du « Baiser de la Toussaint ».
- Mais, ça se passe ici, ça ?
- Ou...i, réponds-je en balbutiant.
- Alors, je vais te le prendre. Tu peux me le dédicacer ?
- Bien sûr, Anna. Avec grand plaisir.
J'ai deux minutes à peine pour trouver une formule, aussi allusive qu'imprécise, aussi chaleureuse que discrète. Une vraie gageure. Je commence :
« Pour Anna…
Mon stylo se relève. J'hésite, serait-ce encore compromettant d'écrire : « À mon premier amour. » ? En suis-je si sûr d'ailleurs ? J'opte pour une formule bien plus passe-partout : « En souvenir du temps béni où nous étions adolescents. »
« Avec toute mon amitié. Julien. »
Je lui tends le livre. J'ai glissé à l'intérieur ma carte de visite professionnelle. Elle lit la dédicace et remercie d'un sourire difficile à interpréter. Nous nous embrassons. Quatre bises. Vais-je me lancer ?
- J'allais déjeuner. Veux-tu, peux-tu m'accompagner au restaurant d'à-côté ? Tu me raconteras ta vie et moi la mienne.
Elle marque un temps d'hésitation avant de dire :
- D'accord, Julien. Allons-y. Juste le temps de passer un coup de téléphone.
Quelques minutes plus tard, nous nous retrouvons en tête-à-tête, derrière les baies vitrées du « Jardin des Plantes ». La salle, au décor un peu suranné, est aux trois quarts pleine. D'autres collègues ont choisi d'y prendre également leur pause déjeuner. Je reconnais plusieurs têtes. Sans compter quelques touristes, déjà, et les travailleurs en déplacement habituels.
Je propose à Anna le menu du jour, mais elle veut se contenter d'un plat et d'un dessert. Soit. Pour moi, ce sera entrée et plat. Je lui explique que je suis interdit de dessert et pourquoi.
Une fois nos commandes passées, il y a comme un blanc, la conversation ne sachant pas très bien quelle direction prendre. Je décide d'entrer dans le vif du sujet :
- J'ai su par un de mes frères, qui vit toujours ici, que tu avais épousé Paul. Vous avez des enfants ?
- Oui, deux. Un garçon et une fille. Trente-cinq et trente-deux ans. L'aîné, Dominique, est photographe comme son père. C'est lui qui a repris notre affaire. La fille, elle, est kiné. Et trois petits-enfants : deux chez Dominique, un chez Céline.
Je ne lui dis pas que je sais déjà tout cela ou presque par Internet. Il faut que je prenne garde à ne pas me couper.
- Quel âge ont-ils ?
- Ludo, l'aîné, sept ans, son frère, Victor, cinq et leur cousine, Emma, trois. Et toi ?
- Deux filles, de quarante-trois et quarante ans. L'aînée vit à l'étranger, en Asie, et l'autre à Nantes. Elles ont deux garçons chacune…
Et nous voilà partis à dévider l'écheveau de nos vies respectives, depuis toutes ces années : diplômes, travail, mariage, enfants, deuils, petits-enfants…
Jusqu'à ce qu'un coup d'œil à la salle vide et un autre à ma montre me fasse sursauter : deux heures un quart. Nous n'avons pas vu le temps passer. Je règle l'addition. C'est l'heure des adieux. Sur le trottoir. Nous nous embrassons comme ce matin.
- Je suis contente de t'avoir revu, Julien. J'ai pensé à toi, quelquefois. Ne disais-tu pas que tu m'aimais ?
Je perçois comme une pointe d'ironie amère dans cette formulation. Je la regarde. M'en voudrait-elle de ne pas avoir insisté davantage ?
- C'était vrai, Anna. Mais j'étais bien trop timide pour te le dire en face.
J'aimerais ajouter : « J'ai pensé à toi longtemps, tu sais », mais les mots ne parviennent pas à sortir de ma bouche. Sans doute est-ce mieux ainsi.
Elle sort de la salle Victor Hugo ; je me rassois à ma place. Elle salue de la main. Adieu, Anna. Cette rencontre met enfin un point final à notre histoire.
À présent, je peux tourner la page.
©Pierre-Alain GASSE, juin 2015.
Annotations