Monsieur Tout le Monde
6 h 53. Je m’engouffre au milieu des autres, sur le quai et patiente jusqu’à l’arrêt définitif du tramway. Ouverture des portes. Comme tout le monde, j’attends que les sortants libèrent la place. Puis je suis la foule, le courant qui monte à bord, machinalement et s’entasse, se presse, cherche de l’espace pour se poser. Aujourd’hui, je fais partie des 5 qui s’accrochent à la barre verticale. La voix de synthèse résonne. Le signal sonore retentit. Fermeture des portes.
Le tram redémarre et passe sous le pont. De nos reflets sur les vitres, je retiens les vestes imperméables, doudounes, manteaux, coupe-vent et quelques parapluies qui feront la tendance de la journée. Les baskets restent la règle. L’ensemble des voyageurs, mes voisins et moi-même répondons à la norme.
À une exception près, juste à ma droite : un homme, le cartable posé aux pieds, consulte frénétiquement son Apple Watch. Son uniforme convenu de cadre sup, manteau bleu marine, costard noir et chemise immaculée, l’impose comme voyageur occasionnel. À quelques années près, il doit avoir mon âge. Trop pour dire qu’on vient de passer la quarantaine et pas assez pour se considérer quinqua. Dans un entre-deux. La quarantaine « bien tassée », selon une expression dont j’offre la parfaite illustration, car il doit manger un peu plus équilibré que moi, le monsieur. Ça m’apprendra à ne pas faire de sport même si, sans faire d’effort, je me maintiens à 80 kilos… environ. Tant que j’arrive à masquer ces environs en trop sous mes jeans, sweats et vestes. C’est sûr que j’en jette moins que mon voisin, mais ça reste dans les codes. Et puis, là, on ne voit que lui. Bonjour la discrétion.
6 h 57. Arrêt suivant. Certains n’ont même pas remarqué que le tram s’était arrêté, parcourant page après page leurs écrits échappatoires. D’autres, visiblement pas du matin, les yeux dans le vide, la tête basse ou les paupières encore trop lourdes pour les lever, participent malgré eux au rituel précédent : les sortants — dont le cadre sup — croisent les entrants. Parmi eux, le visage familier de Fred pénètre dans la voiture, dépassant d’une tête la hauteur moyenne des voyageurs et mon mètre soixante-seize. Après s’être passé la main dans les cheveux trempés, il laisse errer son regard parmi les passagers jusqu’à heurter le mien. Il me dévisage, semble hésiter, puis se fraye un chemin jusqu’à moi.
– Bonjour. J’étais pas sûr de vous reconnaître avec ce masque, entonne-t-il, haletant.
— Oui, je comprends, j’ai hésité moi aussi. Vous avez vu ce qui tombe ?!
— C’est des cirés de marins pêcheurs qu’il nous faudrait, soupire-t-il en sortant un mouchoir de sa poche pour essuyer ses lunettes.
— Et c’est pour ça qu’on court pour passer entre les gouttes ?
— Ah, non. Si je cours, c’est que je ne suis pas en avance… Il jette un œil furtif vers l’extérieur. Arrêt « Hôtel de Ville ». À travers les portes, les montées, les descentes, j’aperçois Rufus et son chien, à même le trottoir, sous l’abribus, la gamelle déjà remplie de quelques piécettes.
7 h pile. Signal sonore et fermeture des portes. Le conducteur relance le tram et moi, la conversation.
— Jules va bien ?
— C’est pas la grande forme, il a la gastro. Donc pas d’école. Le temps de trouver une nounou… et voilà, je suis à la bourre !
— Il pourra quand même aller au foot samedi ?
— J’espère, on n’est que jeudi. Ce serait dommage : il est invité à l’anniversaire d’Yvan après.
— Comme tout le reste de l’équipe. Tom y va aussi. J’ai pas encore regardé où il fallait le conduire samedi…
— 10 rue des Églantiers. C’est dans les hauteurs. J’ai tapé l’adresse sur internet : grand portail, quartier résidentiel. Sur les cartes, on distingue une grande piscine, me dit-il, les yeux écarquillés.
— Ça va avec la Ferrari alors !
— Et oui. Quand je vois ma Clio à côté de son bolide, à l’entraînement, je me dis qu’on n’est pas dans le même monde.
— C’est pas mon Espace qui va vous contredire. Je n’ai jamais vu les parents. Ils font quoi ?
— Elle : je ne sais pas. Lui, il doit être dans l’import-export… Je reçois plein de colis de Birmanie en ce moment.
— Visiblement, ça paie bien l’import-export.
— Oui… ça paie bien…
Un ange passe. Le père d’Yvan, sans doute. C’est le genre de profil qui nous laisse songeurs et nous permet de nous évader de notre réalité. La mienne, celle de Fred et de tous ces voyageurs. La réalité des promos à ne pas rater, des dépenses quotidiennes à gérer, des impôts à payer. Le père d’Yvan et son train de vie affiché entraînent des questions incontournables : combien peut-il gagner ? C’est quoi son job exactement ? Qu’est-ce que je ferais dans son cas ? Et puis, il y a toujours un détail, un truc qui nous rappelle à la vie, la vraie. Notre quotidien.
Un coup de frein nous secoue. Retentit une série de gongs. On s’immobilise. Puis nous repartons à faible allure.
— On est déjà là, s’étonne Fred à voix haute après avoir regardé au-dehors, devant l’ambassade et leur voiture officielle qui dépasse ses frontières au-delà du porche d’entrée, presque sur les rails.
— Oui, déjà. Vous descendez à la prochaine, c’est ça ?
— Et oui, comme tous les jours. En même temps, vous m’avez déjà vu descendre ailleurs ?
— Non, mais… tant qu’il y aura des gens pour envoyer du courrier, il faudra bien le trier !
— C’est vrai. Allez… bonne journée et à samedi j’espère !
Je le salue d’un geste discret.
Les portes s’ouvrent.
Fred s’extirpe, se précipite vers le centre de tri et espère combler son retard, sa curiosité insatiable en visitant la propriété du père d’Yvan et ce vide qui a succédé à sa séparation. Il n’en parle jamais, mais je l’ai vite remarqué. Dès le premier dimanche à l’arrêt du Parc où il est sorti du tramway avec Jules, sans sa femme.
Le signal sonore annonce la fermeture des portes.
Quelques obstinés bondissent dans la rame, comme celui-là. Celle-là, plutôt. Une capuche, une doudoune, un casque sur les oreilles et un masque sanitaire suffisent pour brouiller les genres un instant. Mais peu de jeunes hommes collent des squishys roses sur la coque de leur smartphone. Furtive, elle part au fond du tram de la même façon qu’elle y est entrée, sans réfléchir, en immersion dans son monde et portée par la rythmique de sa playlist qui s’échappe de son casque. De la « trap » ? Du « drill » ? J’avoue que je m’y perds un peu dans ce que j’aurais tendance à qualifier de rap. Signe bien tangible que je quitte lentement le monde des jeunes. Mais, je me raccroche comme je peux à quelques termes, histoire de ne pas être totalement largué. C’est ça quand on a des ados à la maison.
7 h 4, gare principale. Arrivé à destination, je m’extirpe en compagnie de dizaines d’hommes et de femmes pressés de sortir.
À quai, tous se dispersent, mécaniquement, vers leurs destinations programmées. Comme d’habitude, la petite dame en rouge court après son bus. Les collégiens chahutent sur le quai d’en face.
Je croise Abdel et Nathalie qui se dépêchent de prendre leur bus. Le 173 et le 87, il me semble. Comme moi, ils vont démarrer leur journée de travail. Je les salue avant de rentrer dans la sous-station pour me changer aux vestiaires. J’ai 15 minutes — 16 exactement — pour m’habiller et attendre à quai avec les autres. Comme tout le monde.
À mes côtés, deux dames qui travaillent à l’hôpital discutent de l’ambiance délétère de leur service et de la visite du ministre de la Santé qui serait programmée en début de semaine prochaine. Devant elles, un jeune étudiant, le carton format raisin sous le bras, a baissé le volume sonore de son smartphone et relevé le côté droit de son casque pour mieux entendre la conversation. Il est adossé à l’affiche promotionnelle du nouveau blockbuster sur cette famille de super-héros. Celle avec des pouvoirs surnaturels. Faudrait que j’aille le voir, tiens. Je dirais à Marjo que c’est pour faire plaisir aux enfants. Même si elle n’est pas dupe. Elle sait que je préfère les films d’action à ses films d’auteur. Je préfère me divertir au cinéma. Et puis, cette histoire, elle cartonne. Sûrement parce que tous les gens ordinaires qui n’ont rien d’exceptionnel ne rêvent que d’une chose : un peu d’extraordinaire.
Parfois, je m’amuse en imaginant toutes mes observations, mes banalités, sans aucun intérêt, soumises à des lecteurs obligés de parcourir ce fatras d’histoires confondantes de normalités, d’anecdotes ennuyeuses, de recueils de conversations inutiles. Comme mes échanges qui commencent par la météo, sujet susceptible de conduire vers les déclarations du gouvernement, nos dernières vacances passées ou les problèmes de santé de proches. Les Chroniques de Monsieur Tout-le-Monde : un livre dont le personnage n’est pas un héros, pas même un antihéros, mais plutôt un figurant, voire, un élément du décor.
Tiens, en parlant de décor : mon tram arrive à quai.
7 h 20. C’est Farid, le frère d’Abdel qui le conduit.
— Salut ! Ils se préparent déjà pour la manif de 10 heures devant la Pref, me dit-il en sortant de sa cabine.
— Salut. Merci Farid. Ils perdent pas de temps, cette fois.
Je m’installe à sa place. Réajuste mon fauteuil et mon rétroviseur interne. Vérifie les contrôles. Caméras de rétrovision : ok. Caméras de surveillance intérieure : ok. C’est parti. Je lance quelques coups de gongs et le signal sonore du départ.
Un œil sur mes écrans, je ferme les portes.
Et démarre.
En prenant place en cabine, c’est moi qui conduis la masse. Ça me fait croire un instant que je suis un peu différent des autres. Mais la routine reprend vite le dessus. Et je me fonds à nouveau dans le paysage, au milieu d’un trajet toujours identique, de scènes de rues quotidiennes et de voyageurs que je finis par reconnaitre. Par connaître, même.
Je vais d’ailleurs recroiser Rufus et son chien, marginal le jour et en confession avec les gars de la BAC certains soirs. Je repasserai également plusieurs fois devant l’ambassade dont la voiture officielle a attiré mon attention par ses escapades discrètes et très matinales, les jours où je suis de premier service, vers 4 h 30. Peut-être reverrais-je demain matin la jeune fille encapuchonnée, à moins que je ne l’aperçoive le soir au fastfood de la gare, encadrée de 2 caïds des quartiers nord. Et je ne sais pas si je verrai le père de Jules samedi à l’anniversaire d’Yvan, mais moi j’y serais pour y déposer mon fils et rencontrer par la même occasion cet homme d’affaires dans l’import-export.
Ainsi, avec mon uniforme, je suis différent et tout aussi ordinaire. Un conducteur parmi tant d’autres, sans histoire. Tantôt quelqu’un, tantôt quelconque, mon naturel discret et mon physique sans importance font de moi une personne infiniment moyenne qui passe évidemment inaperçue. Car au fond, en regardant autour de moi, c’est finalement ce que je suis. Un parmi la foule des transports en commun, des supermarchés, qui fait la queue pour acheter le pain, un burger au drive ou une place de cinéma. Un élément de cette masse qui peuple les tramways la semaine et qu’on retrouve en voiture le week-end pour emmener les enfants au sport ou chez leurs potes.
Je suis le parfait monsieur Tout-le-Monde, en quelque sorte. Ce qui fait de moi quelqu’un d’unique, de complet, voire, de très précieux.
C’est ce que je me dis à chaque fois que je descends au 3e sous-sol du Centre de Ressources, quand j’ouvre l’œil face au scanner rétinien, au 3e sous-sol et que je fais mon rapport auprès de l’officier supérieur qui relate, mot pour mot, toutes mes observations. Des gestes, propos, événements urbains du quotidien rapportés et transmis aux analystes. Et ce sont eux qui m’amusent, car je les imagine parcourir toutes ces histoires sans aucune importance ; passer leur temps à étudier des fragments de la vie des autres, à lire des milliers d’anecdotes ennuyeuses et autant de recueils de conversations inutiles.
Souvent, je souris à l’idée de les savoir perdus dans ces lieux communs, à la recherche d’informations importantes, de détails loin d’être anodins. Finalement, ils sont comme tout le monde : au milieu de l’ordinaire, ils recherchent l’extraordinaire.
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