NDA Voici un récit pas très gay à première vue, ni gai d'ailleurs. C'est un texte écrit lors d'un atelier d'écriture. Il fallait utiliser deux narrateurs différents, comme beaucoup de monde le fait avec des « points de vue » ; le thème était une rencontre improbable lors d'un voyage (l'un de mes thèmes préférés). En plus, il fallait utiliser la troisième personne pour le narrateur extradiégétique et la première personne pour le narrateur intradiégétique. Que ces termes savants ne vous empêchent pas de lire ce texte.

Frédéric réalisait un vieux rêve, celui qu'il n'avait pas pu concrétiser dans sa jeunesse : parcourir l'Europe pendant un mois avec un abonnement Interrail. Il n'avait plus 20 ans et appréciait son confort : il voyageait en première classe et avait réservé des hôtels 4 étoiles, pas des auberges de jeunesse. C'était le dernier jour, un long trajet de Hambourg à Fribourg. Il avait réservé une place dans un compartiment de l'ICE. Un homme monta à la gare de départ et s'assit en face de lui. Ils se saluèrent.

L'homme sortit un cahier et se mit à écrire au crayon, il raturait, effaçait des passages entiers avec une gomme, recommençait. Le soleil éclairait son pâle visage par instants. L'homme finit par baisser le store.

Au bout de deux heures, l'homme s'arrêta d'écrire. Il paraissait soulagé. Frédéric entama la conversation :

— Beau temps pour la saison.

— Oui, il fait beau.

— Vous allez jusqu'où ?

— Jusqu'en Suisse, jusqu'à Zurich.

— En vacances ?

— Non, pour des raisons... comment dire...

— Je ne voulais pas être indiscret, excusez-moi.

— Bah, au point au j'en suis... Lisez.

L'homme déchira la page de son cahier et la tendit à Frédéric.

Cela a commencé il y a deux mois, un examen de routine. Deux semaines plus tard, j'ai reçu un téléphone de l'hôpital, quelque chose ne jouait pas dans les analyses, un médecin voulait me parler, le professeur Müller. J'ai regardé sur le site de l'hôpital, c'était un oncologue. J'ai compris. Je suis allé le voir en sachant ce qu'il allait m'annoncer : une néoplasie, pourquoi ne peuvent-ils pas dire une tumeur ?

Il me rassura, ce n'était pas grave à ce stade, quelques cycles de chimio et tout rentrerait dans l'ordre. J'ai fait des recherches sur Internet. La perspective des effets secondaires m'a découragé. Pourquoi gagner six mois de vie ? Pour qui ? Je suis seul, je n'ai pas de famille, à part des neveux qui attendent leur héritage.

J'ai réservé un vol en première classe pour l'autre bout du monde et j'ai fait mon dernier voyage terrestre, séjournant d'un palace à l'autre. Je suis revenu et j'ai pris contact avec Exit. Je leur ai donné le reste de ma fortune. Les neveux vont être déçus.

Voilà, c'est fini, demain, je serai dans le néant. Je ne sais même pas pour qui j'ai écrit cette lettre.

Frédéric avait les larmes aux yeux. Il releva la tête, l'homme souriait, Frédéric lui demanda :

— C'est votre vraie vie que vous avez racontée ou n'est-ce qu'une fiction ?

— Hélas, oui, c'est vrai.

— Votre décision est-elle irrévocable ?

— Je le crains.

Frédéric réfléchit. Il était partagé entre l'envie d'aider un homme qui a décidé de mourir et l'indifférence, il ne le connaissait pas et il ne l'aurait jamais connu si l'ordinateur lui avait attribué une autre place. Il finit par lui dire :

— Même si je respecte votre décision, je ne l'approuve pas. La vie vaut la peine d'être vécue, même dans la souffrance, et vous avez des chances de guérir.

— Faibles, très faibles.

— Laissez-moi vous convaincre. Il n'est pas trop tard pour descendre du train et rentrer chez vous.

— Je vous écoute, nous avons encore plusieurs heures devant nous jusqu'à Bâle.